La Défense, quartier d’affaires international situé dans la banlieue ouest de Paris, est un exemple fascinant de la planification et de l’architecture des villes mondiales. Créé en 1958, l’Établissement public pour l’aménagement de la région de la Défense (EPAD [1]) a exercé des pouvoirs étendus pour transformer une banlieue modeste en un des plus grands centres d’affaire mondiaux. Le résultat a été une expérience singulière de rénovation urbaine, d’innovation architecturale et de jeux de pouvoir politiques qui ne montre aucun signe de ralentissement plus d’un demi-siècle après sa création.
Les études académiques sur la Défense sont pourtant bien moins importantes que celles sur les Docklands à Londres et Battery Park City à New York. Quelques ouvrages collectifs datant des années 1980 et du début des années 1990, ainsi qu’un certain nombre de thèses, constituent l’essentiel de la littérature sur ce quartier d’affaires parisien [2]. Le dictionnaire et l’atlas de la Défense coordonnés par les historiens de l’architecture Pierre Chabard et Virginie Picon-Lefebvre constituent donc un apport précieux. Les deux volumes retracent l’histoire du site depuis les années 1930 à nos jours. Produit d’une collaboration entre les chercheurs, l’Établissement public [3] et l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR), ce dictionnaire est richement illustré et met à jour de nouvelles archives.
Gouvernance, urbanisme et architecture
Le dictionnaire se concentre principalement sur l’architecture et l’urbanisme, mais il apporte également de nombreux éclairages sur les aspects politiques, économiques et sociaux de la Défense. Ses 133 articles couvrent les réalisations les plus célèbres du quartier – telles que la Grande Arche, ouverte en 1989 – mais aussi ses diverses faces cachées. Nous apprenons ainsi que le système de stationnement souterrain est si vaste que seulement la moitié de ses places sont généralement louées et si labyrinthique que des projets de rénovation ont mis à jour des parkings oubliés depuis longtemps.
Une série de notices sur les différents établissements publics du quartier et les administrateurs et hommes politiques qui les ont dirigés offre un nouvel éclairage sur la gouvernance singulière de la Défense. Avec son autoritarisme technocratique, l’EPAD a longtemps symbolisé le dirigisme gaulliste des années 1960. Le dictionnaire confirme et complique à la fois cette interprétation. Plusieurs articles montrent ainsi que le modèle de l’EPAD puise bien ses racines dans la IVe République, mais que l’Établissement public a également été confronté à la montée en puissance des entreprises et des collectivités locales, tout en protégeant son modèle de base des évolutions considérables du paysage politique français.
L’aménagement urbain unique de la Défense a été conçu, avant tout, pour résoudre la congestion de la métropole contemporaine. Conformément aux principes modernistes, les planificateurs ont cherché à fluidifier les flux de personnes et de marchandises à l’ouest de Paris tout en séparant – voire en « libérant » – les piétons du trafic automobile et des autres nuisances de la ville. Leur solution a été de construire une dalle en béton géante au-dessus d’un vaste réseau d’autoroutes, de voies ferrées et de lignes de bus.
Les notices sur la dalle et les transports brossent un tableau complexe de ce système. À certains égards, il a remarquablement bien fonctionné. Un grand espace public, havre des piétons et véritable musée à ciel ouvert, coexiste avec l’un des nœuds de transport les plus denses de France. De plus, bien que la Défense soit souvent associée à une culture de l’automobile, on y accède le plus souvent en transports en commun pour ensuite le traverser à pied. Ce vaste complexe a pourtant ses inconvénients. Il draine des salariés de toute l’Île-de-France, peut être un cauchemar pour les trajets quotidiens et oblige les ingénieurs à lutter continuellement contre la saturation des réseaux de transports. Les auteurs font donc des évaluations très diverses de la dalle. Est-elle une machine urbaine remarquablement efficace, un espace public exceptionnel, voire une agora démocratique pour la ville moderne ? Ou bien un labyrinthe désorientant – le jeu situationniste de « la dérive » cruellement imposé à des employés qui essaient simplement de se rendre au travail, comme le suggère Stéphane Degoutin (p. 153‑155) ?
Le dictionnaire montre aussi combien la Défense a été un terrain d’expérimentation architecturale permanent. Initialement une aubaine pour la monumentalité moderniste – particulièrement développée dans la France d’après-guerre –, le quartier d’affaires a ensuite basculé vers un skyline plus éclectique avec la libéralisation des régulations architecturales et l’importance croissante des designs de prestige dans le marketing des multinationales. De nombreux articles montrent l’importance du contexte et des conflits dans cette évolution. Plusieurs crises immobilières, dont celle qui a failli mettre fin au projet de la Défense dans les années 1970, ont obligé les architectes et les planificateurs à abandonner autant de projets qu’ils en ont mis en œuvre. Le tollé public suscité par l’apparition des gratte-ciel à Paris a pesé dans les choix de planification. Enfin, une histoire architecturale tout aussi fascinante s’est déroulée à l’ouest du quartier des affaires, dans la « Zone B » du périmètre de l’EPAD. Située sur la commune de Nanterre et dédiée principalement aux résidences, la Zone B a été un laboratoire pour le logement collectif d’après-guerre. Ses immeubles singuliers sont graduellement devenus des cités socialement défavorisées, assises dans l’ombre de la place financière internationale.
L’atlas nous donne un autre accès à l’histoire de la Défense. Il retrace d’abord ce qui a été planifié, construit et détruit sur le site à travers trois séries chronologiques de cartes et de photographies aériennes. Nous pouvons ainsi suivre la « destruction créatrice » du quartier au fur et à mesure que les logements anciens, les bidonvilles et les zones industrielles cèdent la place à de vastes infrastructures et à des tours de bureaux. Nous en ressortons également avec une bonne idée de l’écart entre les idéaux et les réalisations. Un texte explicatif et une morphologie statistique de la Défense aujourd’hui, ainsi qu’une belle collection de photographies aériennes prises en 2010, complètent l’atlas.
Forces et faiblesses
Les deux volumes ont un certain nombre de limites. Le dictionnaire est, comme les éditeurs le reconnaissent, un « ouvrage aux prétentions moins exhaustives qu’inaugurales » (p. 12). Vu la relative pénurie d’études sur la Défense, la synthèse générale que les éditeurs appellent de leurs vœux devra attendre de nouveaux travaux.
Il est dommage que l’introduction du dictionnaire ne facilite pas ce futur travail en faisant le bilan des thèmes, des débats et des questions de recherche qui ressortent du volume [4]. Les futurs chercheurs sur la Défense seront frustrés par d’autres aspects du dictionnaire. Il y a de nombreux chevauchements et répétitions entre les articles. Les lecteurs intéressés par le marché immobilier des bureaux, par exemple, devront recoller l’information d’au moins neuf notices [5]. Il est, d’ailleurs, impossible de chercher par lieu ou par thème, en dehors de ceux figurant dans les titres des notices, puisque l’index ne comprend que des noms propres.
Enfin, la citation des sources est inégale, ce qui est regrettable pour un ouvrage destiné à stimuler de nouvelles recherches. Nous apprenons, par exemple, que la revue Urbanisme a traité la Défense dans de nombreux numéros, sans savoir lesquels (p. 133). De même, nous devons faire confiance aux auteurs sur un certain nombre d’affirmations – telles que l’assertion qu’un certain élu local aurait été « connu pour sa capacité à bloquer toute opération importante afin d’en tirer une contrepartie pour sa commune » (p. 94). Également, il est parfois difficile de savoir quand les textes utilisent les archives de l’EPAD ou, au contraire, se contentent des sources secondaires, souvent non datées.
Malgré ces limites, le dictionnaire et l’atlas sont une mine d’informations et offrent une perception visuelle sans précédent de l’histoire de la Défense. Ils seront un outil indispensable pour les chercheurs. D’autres amateurs d’architecture et d’urbanisme y découvriront un laboratoire urbain exceptionnel. Et si l’histoire de la Défense suscite de nouvelles recherches sur la transformation du Paris d’après-guerre en un nouveau type de ville mondiale, une évolution encore trop peu connue, cette publication n’aura pas manqué son but.