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Terrains

Les femmes aux jardins : cultures vivrières et émancipation

Regards croisés France–Russie

Résiduels en France, les jardins familiaux ou ouvriers sont nombreux en Russie, où ils contribuent significativement à l’alimentation des citadins. L’enquête de Camille Robert-Bœuf à Kazan et en Île-de-France montre que les femmes y prennent une place grandissante, à la fois comme jardinières et figures associatives locales.

Dans les métropoles occidentales, le foncier non bâti cristallise les conflits d’usages qui sont au cœur de nombreuses mobilisations environnementales et agroécologiques (Paddeu 2021). Elles sont menées par le secteur professionnel agricole avec des réseaux syndicaux et militants (Lamine et al. 2019), mais se déploient aussi au travers des pratiques ordinaires (Blanc et Paddeu 2018). Ces luttes défendent la protection des sols et de nouveaux systèmes agroalimentaires, ainsi qu’un accès à la terre plus égalitaire, associant justice alimentaire et droit à la terre (Horst et al. 2021).

Parmi ces espaces défendus, les jardins collectifs sont une forme d’agriculture urbaine qui favorise la revendication d’un droit des citadins à la terre grâce à des pratiques agricoles quotidiennes. Ces jardins ont eu pour fonction, dès leurs origines à la fin du XIXe siècle, de donner accès à un lopin vivrier aux populations urbaines les plus défavorisées (Bell et al. 2016). Aujourd’hui, ils se maintiennent dans les métropoles : en Île-de-France, par exemple, ils représentaient 55,8 % des jardins collectifs recensés par l’Institut Paris Région en 2018 (Robert-Boeuf 2019a). Les femmes occupent une place prépondérante dans les activités de jardinage et les mobilisations collectives qui y sont liées (Martin et al. 2017 ; Faure et al. 2018). Pourtant, le rapport entre travail de la terre et dynamiques de genre reste peu analysé, ou identifié avec méfiance, dans la littérature scientifique en France, car soupçonné d’essentialisme (Larrère 2015 ; Pruvost 2019). Cependant, de nombreux travaux, scientifiques et militants (à travers le courant écoféministe), montrent les liens entre culture de la terre et processus d’émancipation des femmes, que ce soit en ville (Giacomini et al. 2018 ; Federici 2022), ou plus spécifiquement dans le secteur agricole (Miranda 2018 ; Dahache 2021).

Dans les deux cas étudiés – les jardins familiaux français et les collectifs de jardins russes – la situation des femmes est différente. En France, les femmes sont minoritaires et les parcelles sont historiquement un lieu masculin (Pierson et Cabedoce 1996), bien que leur nombre augmente depuis les années 2000 et qu’elles s’investissent souvent dans la gestion associative des jardins. C’est tout le contraire en Russie, où les femmes sont particulièrement actives tant dans les activités de jardinage que dans la gestion des jardins (aussi appelés datchas) (Pungas 2020). Dans les deux cas, les jardinières sont confrontées à des rapports de domination, mais elles construisent aussi des solidarités collectives et des processus d’émancipation à travers leurs pratiques.

Quelle est la relation entre travail de la terre et émancipation féminine ? Cette réflexion s’appuie principalement sur ma thèse en géographie [1]. Depuis dix ans, je mène des enquêtes sur les espaces jardinés en ville et dans les marges métropolitaines, en particulier dans les jardins collectifs (Robert-Boeuf 2019b). J’ai analysé les jardins familiaux en France et les collectifs de jardins en Russie. Cette forme ancienne d’agriculture urbaine se caractérise par une pratique individuelle du jardinage (chaque jardinier dispose d’une parcelle individuelle pour sa famille). Les parcelles sont regroupées et gérées par une association locale, parfois rattachée à une fédération régionale et/ou nationale. Les lopins mesurent entre 100 m² et 600 m² et disposent d’une partie potagère qui sert à l’approvisionnement alimentaire des familles et produit des sociabilités et des échanges entre jardiniers.

Figures 1 et 2. Exemples de parcelles jardinées : en haut à Birouli (agglomération de Kazan) et en bas à Crosne (Île-de-France)

© Camille Robert-Boeuf, 2015 et 2018.

L’ancienneté de ces jardins et leur inscription dans l’histoire urbaine des deux métropoles étudiées, Paris et Kazan, permettent d’analyser les évolutions, souvent en miroir, de ces terres. Malgré des contextes géohistoriques différents, les jardins abritent des pratiques jardinières, des modes d’habiter agriurbains et des processus de résistance analogues face à l’urbanisation et la gentrification.

Figure 3. À Kazan, des jardins collectifs le long des axes routiers et sur les berges de la Volga

© Camille Robert-Bœuf, 2023.
Source : Google Earth, Open Street Maps (www.geofabrik.de), 2019.

Figure 4. Des jardins familiaux localisés dans la petite couronne de Paris et dans le périurbain

© Camille Robert-Bœuf, QGIS, 2023.
Sources : Programme JASSUR et IAU, 2013 ; MOS-IAU et data.gouv.fr, 2017.

Des jardins vivriers importants pour la sécurité alimentaire

Les jardins étudiés sont majoritairement cultivés pour l’approvisionnement alimentaire. Dans un questionnaire soumis à 200 jardiniers (100 en Île-de-France et 100 dans l’agglomération de Kazan), 192 personnes interrogées ont déclaré cultiver des légumes sur leur parcelle ; 132 ont affirmé que le jardinage est un moyen d’obtenir des aliments plus écologiques et que leur parcelle est avant tout un moyen d’approvisionnement ; pour 184 jardiniers, la parcelle a joué un rôle dans l’évolution de leur alimentation ; 147 disent avoir une alimentation de saison dans la mesure du possible et 145 partagent leurs productions avec les membres de leur famille (souvent leurs enfants et/ou petits enfants).

Le jardin est ainsi un moyen de résilience alimentaire qui permet de s’adapter en fonction des besoins. Cette capacité adaptative des lopins est particulièrement visible en Russie, où 45 % des urbains ont accès à une datcha et où les populations subissent régulièrement les crises socio-économiques. Ainsi, pendant la crise des années 1990 qui a suivi l’effondrement de l’URSS, les datchas ont produit 90 % des légumes et 82 % des pommes de terre consommées (Seeth et al. 1998). Plus récemment, à la suite des sanctions européennes contre la Russie à partir de 2014 [2] et pendant la pandémie de la Covid-19, les potagers ont à chaque fois été un lieu de refuge et de repli pour les catégories les plus précaires.

La place des femmes dans le jardinage en Russie et en France

Les femmes sont essentielles au travail agricole. Dans les jardins étudiés, en Île-de-France et dans l’agglomération de Kazan, elles représentent respectivement 38 % et 74 % des enquêtés. L’ethnographie du quotidien de vingt familles de jardiniers a souligné l’importance de ces femmes dans la transmission des pratiques agricoles et dans l’apprentissage d’expériences sensibles (corporelles, sensorielles et émotionnelles), notamment les expériences culinaires. Même quand les jardins sont entretenus par des hommes, ce sont souvent les femmes qui cuisinent les produits récoltés et qui organisent les repas (en famille ou à l’échelle des jardins). En Russie, les femmes gèrent au quotidien les productions vivrières, en lien avec l’approvisionnement alimentaire de la famille tandis que les hommes s’occupent des travaux d’aménagement de la parcelle et surtout de la maisonnette du jardin, utilisée comme résidence secondaire en été. La maisonnette est centrale pour le jardinage, car elle est utilisée pour stocker des productions et du matériel, ainsi que pour accueillir des membres de la famille. Cette répartition du travail domestique correspond au modèle traditionnel selon lequel les femmes ont la charge de l’approvisionnement alimentaire domestique (Ovtcharova et Prokofieva 2007).

Au XIXe siècle en France, les jardins ouvriers étaient destinés aux ouvriers, hommes mariés avec enfants, afin de promouvoir un comportement porté par la morale de l’époque : le jardinage devait inspirer une bonne hygiène de vie, tenir les hommes issus des classes populaires éloignés de l’alcool et des activités militantes (Dubost 1997 ; Weber 1998). Ces lopins étaient donc destinés aux hommes. Cet héritage historique s’observe encore, puisque les femmes y sont toujours minoritaires. Cependant, entre 2013 et 2019, une augmentation de leur nombre et leur plus grande implication dans les structures associatives des jardins ont été constatées. Ce constat se heurte aux représentations traditionnelles de ce type de jardins, où, contrairement aux jardins partagés, beaucoup de jardiniers affirment en entretien que le jardinage est une activité masculine, car il demande de la force physique, considérant la parcelle un peu comme leur « espace domestique à eux ».

Figures 5 et 6. Jardinières dans leur parcelle (à gauche à Kazan ; à droite à Nanterre, en Île-de-France)

© Camille Robert-Boeuf, 2015 et 2016.

Une reconnaissance différenciée des femmes grâce aux pratiques jardinières en France et en Russie

L’aspect vivrier des jardins ne se limite cependant pas à leur capacité d’approvisionnement alimentaire. Le travail de la terre et la consommation des aliments participent aussi à la construction d’une identité personnelle, en lien avec l’histoire familiale.

En Île-de-France, le lien entre les pratiques agricoles et les origines du jardinier est très visible, car il produit des paysages alimentaires et culturels (Gerodetti et Foster 2016) clairement reconnaissables pour un œil aguerri. Les jardiniers d’origine magrébine cultivent de la menthe, des fèves et des poivrons en grande quantité ; les jardiniers d’origine portugaise plantent des choux à longue tige et les laissent monter en fleurs ; les jardiniers d’origine sud-asiatique préfèrent les légumes feuilles, le chou chinois ou encore la coriandre. Ces pratiques forment des paysages distincts qui ont été aussi observés dans d’autres pays occidentaux (Baker 2004 ; Hochedez 2018). Dans l’agglomération de Kazan, où se trouve une forte communauté tatare [3], ces paysages culturels et ces pratiques agricoles ethniques sont moins visibles, car les distinctions entre Russes (en tant que population ethnique) et Tatars ne se trouvent pas directement dans le type de plantes et variétés cultivées, mais plutôt dans la manière de cuisiner et de consommer les productions. Les Tatars consomment par exemple certaines herbes aromatiques et des produits laitiers afin de faire du « thé tatar » (un thé noir, fort, où l’on mélange du thym, de la menthe, du lait, du miel, entre autres ingrédients).

Grâce à ce rapport entre travail de la terre et culture ethnique, les jardiniers exposent à la fois des savoir-faire, une histoire intime et des origines socio-culturelles. Ainsi, les jardins favorisent la reconnaissance (Honneth 2004) d’une identité et de compétences qui sont données à voir et mises à l’épreuve au sein des associations de jardins. Ce processus d’appropriation et de reconnaissance par le travail de la terre est mobilisé par les femmes afin de s’investir dans le milieu associatif local.

En Île-de-France, les femmes entretiennent et consolident leurs savoir-faire grâce aux échanges entre jardiniers. Elles utilisent leurs connaissances pour faire évoluer les rapports sociaux et se légitimer aux yeux des hommes, majoritaires dans les jardins familiaux. Cette situation peut créer des tensions, comme en témoigne Nathalie [4], jardinière à Nanterre, qui rapporte certaines « blagues lourdes et des allusions » dans des jardins où elles ne sont que deux femmes et où il est « difficile de faire la femme sur ses gardes quand tout le monde rigole ». Cependant, cette ancienne présidente d’association a acquis une bonne réputation grâce à ses compétences en jardinage. Occupant une parcelle isolée des autres (ce qui est rare), elle est montrée en exemple et prodigue régulièrement des conseils.

À Kazan, cette reconnaissance va au-delà de la structure associative des jardins. Certaines jardinières sont des figures locales respectées. Cela s’observe notamment chez les femmes devenues présidentes de jardins, souvent plébiscitées grâce à la reconnaissance de leurs compétences. À Kazan, Alla, présidente du collectif des jardins « Bytovik » depuis la fin des années 2000, a transformé petit à petit sa parcelle en résidence principale, avec un grand potager et un poulailler. Ce dynamisme l’a fait élire présidente des jardins avec un mandat renouvelé jusqu’en 2019. Pour elle, être présidente est « une manière de vivre » plus qu’une fonction. Pendant mes enquêtes auprès d’elle (entre 2013 et 2015), elle s’est occupée de la privatisation des parcelles [5] et de la rénovation des infrastructures collectives qui dataient de l’époque soviétique et n’étaient plus aux normes. Elle est maintenant une figure connue du sud de Kazan, échange avec les autres présidents de la région et est très active dans l’Association des jardiniers du Tatarstan. Grâce à leur implication associative, des femmes sont ainsi amenées à connaître des élus locaux et font le lien entre les jardiniers et les services communaux.

Aujourd’hui, la guerre en Ukraine et la radicalisation du pouvoir autoritaire russe limitent les droits des femmes et dégradent leurs conditions de vie (augmentation des violences envers les femmes, remise en cause, voire interdiction de l’avortement dans les cliniques privées…). Dans ce contexte, les jardins sont, dans une certaine mesure [6], encore des lieux de refuge, où les femmes continuent de pouvoir s’exprimer.

Dans des jardins où la production vivrière est centrale, les femmes se saisissent des savoir-faire acquis grâce au travail de la terre comme un levier de reconnaissance, même lorsqu’elles sont minoritaires. Leur investissement dans les structures associatives de gestion des jardins leur offre une reconnaissance au-delà des jardins et en fait des figures publiques au sein du milieu associatif des deux agglomérations étudiées. Ces processus de légitimation semblent plus accessibles dans les jardins russes, où les femmes sont majoritaires et où l’approvisionnement alimentaire est une charge qui leur est dévolue. Néanmoins, sur les deux terrains, les femmes réussissent à détourner les assignations de genre afin de produire des formes d’émancipation, devenant des actrices clefs du dynamisme des jardins collectifs. Le cas russe rappelle que l’émancipation des femmes est néanmoins fortement tributaire du contexte social et politique dans lequel sont intégrés les jardins.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Camille Robert-Boeuf, « Les femmes aux jardins : cultures vivrières et émancipation. Regards croisés France–Russie », Métropolitiques, 16 septembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Les-femmes-aux-jardins-cultures-vivrieres-et-emancipation.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2076

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