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Terrains

Sortons la controverse sur l’éolien d’une vision fixiste du paysage

La question paysagère est souvent mobilisée pour contester les projets éoliens. Laure Cormier souligne l’intérêt des projets attentifs à une vision plurielle du paysage et au quotidien des habitant·es des territoires d’installation.

La France, avec l’Allemagne et le Royaume-Uni, par l’adoption du paquet « énergie-climat » de l’Union européenne (UE), est l’un des pays européens à avoir le plus augmenté sa production d’énergie éolienne entre 2009 et 2020 (Fond et Keller 2023). Cette trajectoire, félicitée par l’UE, n’est pas sans générer localement de nombreux conflits d’aménagement, liés aux installations d’infrastructures éoliennes notamment.

Si la production énergétique a longtemps été encadrée par l’État et structurée autour d’infrastructures de grande ampleur (centrales nucléaires, barrages hydro-électriques, centrales thermiques à combustibles fossiles…), la libéralisation du secteur de l’électricité à la fin des années 1990, conjuguée aux impératifs de transition écologique portée par l’Europe et l’État, transforment la conduite et la territorialisation de son développement. La montée en puissance des énergies renouvelables, en reposant en grande partie sur les acteurs privés, crée ainsi une double rupture, de taille, et de portage institutionnel (Nadaï et Labussière 2010). Cette évolution contribue à une transformation marquée des paysages, caractérisée par la multiplication d’infrastructures énergétiques dans les territoires. Ce déploiement, bien souvent concentré dans les territoires ruraux, est facteur d’une puissante controverse aujourd’hui, incarnée en partie par les « pro-éoliens » et les « anti-éoliens ». Si l’adhésion à une transformation du modèle énergétique et à la baisse de l’utilisation des énergies fossiles est communément admise par la population française (Opinion Way, 2019 [1]), le paysage est instrumentalisé dans les prises de parti autour de l’implantation de parcs éoliens, ce qui est moins le cas des parcs photovoltaïques. Les représentations sociales du paysage deviennent l’objet central de la controverse (Nadaï et Labussière 2014 ; Fond et Keller 2023).

Décrypter la revendication paysagère au-delà de l’approche nimbiste

La contestation autour du développement éolien vient des campagnes. Les règles urbanistiques et environnementales (notamment celles interdisant toute construction à moins de 500 mètres d’une habitation ou dans des sites exceptionnels afin de préserver leurs caractéristiques patrimoniales et/ou naturelles) conduisent à concentrer les mâts dans des territoires peu habités et « ordinaires ». Les espaces ruraux se sont ainsi vus « contraints » d’accueillir les infrastructures de cette transition énergétique nécessaire et appelée de tous vœux, mais jugées indésirables ailleurs (Pilleboue 2013). Si le développement des énergies renouvelables représente une alternative à la production centralisée d’électricité, les développeurs privés s’organisent verticalement, où les « acteurs locaux sont alors réduits à de simples observateurs de projets en train de se faire sur leur territoire » (Zélem 2012). Certains territoires soumis aux stratégies commerciales des promoteurs d’énergie renouvelable, comme les Hauts-de-France, observent de fortes concentrations en parcs éoliens, provoquant de véritables saturations visuelles. Ces dernières années, la politisation du débat participe à radicaliser les positions d’acteurs sociaux, entre « bobos écolos urbains » et « ruraux réactionnaires pronucléaires [2] ». La contestation, portée plus particulièrement par des opposants locaux, se focalise moins sur le concept générique de transition que sur la concrétisation physique de l’implantation d’éoliennes (Hamman 2022). La notion de paysage, instrumentalisée, s’en trouve caricaturée et crée un malaise dans le débat. Aux dénonciations de « paysages massacrés » par les opposants est renvoyés par les aménageurs et proéoliens l’irrationalité et l’égoïsme des individus face à un intérêt général. Cette posture surplombante participe au renforcement des contestations « “au nom du paysage”, dont le mythe fondateur est “la France éternelle”, figée dans un âge d’or fantasmé qui prend racine dans nos campagnes millénaires ». (Folléa et al. 2023). Le rattachement du paysage à sa seule apparence visuelle par les dénonciateurs d’un nimby supposé, annihile toute compréhension de la complexité qui se joue derrière l’expression de revendications paysagères (Hamman 2022). Le paysage, entendu comme une relation au monde des populations à leurs territoires (Davodeau 2021), est rarement décrypté dans la controverse. Or, une lecture sociologique des arguments paysagers mobilisés dans les médias montre une réalité plus complexe, où plusieurs lignes de front se détachent. Un premier front économique s’articule autour de la création des emplois par l’industrie éolienne versus la valeur patrimoniale et touristique des paysages. Un second front, écologique, se construit autour de la valeur des services écologiques que rendent les éoliennes, c’est-à-dire des bénéfices environnementaux qu’elles apportent indirectement à la population, et de la croissance verte versus la préservation des écosystèmes et des paysages, et la promotion d’une sobriété énergétique (Fond et Keller 2023).

L’installation de ce type d’infrastructures est un événement paysager majeur pour les riverains, tant par la soudaineté de son installation (quelques jours à peine) que par le rapport d’échelle et de « co-visibilité » que l’infrastructure crée avec son environnement immédiat et lointain (une éolienne culmine à la hauteur d’un immeuble de 40 à 50 étages). Admettre cette transformation du paysage se révèle être un défi majeur pour l’aménagement du territoire, celui-ci concernant un espace beaucoup plus étendu que les périmètres classiques de l’action publique locale (Hamman 2022). Actuellement, cette compréhension peine à être intégrée par les procédures régissant le développement éolien.

Réduire le paysage à sa matérialité dans l’aménagement de l’espace

La société civile, invoquant régulièrement des arguments liés au paysage pour contester des projets d’aménagement (Davodeau 2021), incite les aménageurs à une meilleure considération du paysage en amont des projets d’aménagement. Si la ratification par la France de la Convention européenne du paysage (2000) impose à l’État l’obligation de reconnaître légalement « le paysage en tant que composante essentielle du cadre de vie des populations, expression de la diversité de leur patrimoine commun culturel et naturel, et fondement de leur identité » (Convention du Conseil de l’Europe sur le paysage, série des traités européens, n° 176), la prise en compte du paysage dans le processus d’évaluation environnementale des Programmes, Plans et Projets demeure limitée par les acteurs de l’aménagement (Cormier 2024). Pourtant, l’ampleur de la contestation autour de projets de parcs éoliens (près de 80 % d’entre eux font l’objet de recours en justice) a tendu à renforcer au cours de ces dernières années le volet paysager des études d’impact [3]. En se focalisant sur une description visuelle de la composition du paysage, inscrit dans une conception sitologique (Blatrix et Frascaria 2023), l’analyse apparaît comme tangible, car objectivée, et les scénarios d’implantation proposés de manière rationnelle dans le paysage. Ainsi, des règles de composition spatiale, déterminées en fonction de la lisibilité/homogénéité/occupation visuelle de l’horizon et présentées comme universelles, orientent la manière de concevoir le projet (Blatrix et Frascaria 2023). Cette démonstration fait délibérément l’impasse sur deux points : la subjectivité dont l’auteur [4] fait preuve dans sa propre retranscription de l’espace et l’arbitrage entre les différents scénarios qui, in fine, est davantage fait en fonction de la disponibilité du foncier que de son insertion dans le paysage (Cormier 2024). Mais la principale problématique réside dans l’absence de prise en compte des représentations sociales des usagers, habitants des territoires concernés par les projets. L’étude d’impact, en ne discutant pas la dimension relationnelle des populations à leur paysage, n’en donne qu’une vision tronquée, et considère définitivement le paysage uniquement comme un objet physique. L’autorité environnementale [5] ne parvient pas, elle non plus, à inverser la tendance dans la production de ses avis sur lesdites études. Plusieurs facteurs sont identifiés (Cormier 2024) : des difficultés structurelles et financières contraignant une analyse par les chargés de mission sur la base de documents, sans appréhension du site sur le terrain ; une focalisation sur la matérialité du paysage pour la réduction de l’impact paysager (mesures compensatoires par la plantation de haies, par exemple) ; et un malaise pour les services instructeurs à traiter le paysage en raison de sa nature subjective.

La dimension sociale du paysage trouverait alors sa place, selon les rédacteurs des études d’impacts et les instructeurs de l’autorité environnementale, dans le dispositif de l’enquête publique avec le recueil des avis de la population, celle-ci intervenant après avis de l’autorité environnementale et le mémoire en réponse du maître d’ouvrage à cet avis (Cormier 2024). Cette consultation du public survenant en fin de processus, c’est-à-dire une fois les arbitrages effectués par la maîtrise d’ouvrage, a rarement un impact décisif (Blatrix 2009). Alors que de nombreuses enquêtes passent souvent inaperçues, celles liées aux projets de parcs éoliens terrestres suscitent généralement des mobilisations significatives, où les dimensions affectives et émotionnelles sont paroxysmiques (Dechezelles 2018). Dans cette perspective, la transformation paysagère, entendue dans sa dimension matérielle, ne peut être que subie. La seule réponse apportée par l’État ne cherche qu’à « éviter, réduire et compenser » les impacts de cette nécessaire transition énergétique. « Une attitude aussi strictement défensive n’aboutira au mieux qu’à de microvictoires au sein d’une masse de défaites déjà constatées » (Folléa et al. 2023).

La planification paysagère pour la construction d’un référentiel de valeurs autour du développement éolien

Alors même que la dernière loi relative à l’accélération de la production d’énergies renouvelables [6] renforce le pouvoir des communes, désormais invitées à définir des zones d’accélération de la production d’énergies renouvelables, un meilleur encadrement du développement éolien à une échelle plus large apparaît nécessaire. En effet, le service central de prévention de la corruption dénonçait en 2013 des dizaines d’affaires de prise illégale d’intérêts autour de l’éolien des élus locaux [7]. Une planification du déploiement éolien serait alors à considérer comme un outil pour favoriser un rééquilibrage entre les avantages et les inconvénients générés par l’énergie éolienne (Nadaï et Labussière 2010). Pourtant, l’État, depuis une vingtaine d’années, est mouvant et hésitant quant à l’instauration d’une planification de l’éolien : création des Zones de développement éolien (loi POPE [8], 2005) puis de la règle dite des « 5 mâts » du Grenelle II [9] (2010), considéré comme « éolicide [10] », toutes deux supprimées en 2013 ; allègement du cadre législatif et réglementaire et adoption de dérogations au droit de l’urbanisme, dont la loi littoral, afin de faciliter l’implantation éolienne (loi Brottes [11], 2013).

Cependant, cette planification de l’éolien ne peut se penser sans la considération plurielle du paysage, absente aujourd’hui dans les dispositifs mentionnés ci-dessus. Placer la dimension paysagère au centre du processus d’aménagement des transitions écologiques consisterait à adopter une approche proactive de la transformation des territoires (Folléa et al. 2023). Des exemples, comme la démarche initiée de planification éolienne dans le Parc naturel régional de la Narbonnaise, documentée par Labussière et Nadaï (2011), montrent la force de la conduite du projet de paysage par l’articulation des échelles et le rôle des formes cartographiques dans la définition collaborative de trajectoire d’action. Bien que le projet de paysage soit courant à l’échelle des projets urbains, le penser à une échelle plus grande n’est pas sans poser de difficultés dans la culture de l’aménagement. En effet, comme évoqué ci-dessus, le paysage est trop souvent réduit aux impacts que peuvent avoir des projets sur l’espace et non comme moyen de définition d’une trajectoire de territoire. Peu de professionnels sont formés à la démarche paysagère et le paysage est systématiquement renvoyé à sa dimension subjective (Cormier 2024 ; Folléa et al. 2023). Enfin, il est fréquemment abordé au prisme de l’exceptionnalité des espaces et rarement dans les territoires ordinaires.

Par cette planification paysagère, il ne s’agirait plus de figer l’objet paysage, ni l’organisation de ses formes, mais de l’utiliser pour produire une vision dynamique du projet de territoire, en réunissant les acteurs, élus, habitants et en définissant les enjeux et priorités de l’espace concerné (Sgard 2010). Cette ambition nécessite d’intégrer le paysage en amont, à travers une planification territoriale, plutôt que d’en traiter les conséquences dans les outils de l’évaluation environnementale projets après projets. Cette médiance paysagère viserait alors à construire un système de valeur positif et créatif autour d’une transformation prospective partagée : « en partant des possibilités propres du territoire et de la compatibilité des usages, on invente des paysages choisis – et non subis – par les habitants ainsi remis au centre de l’action [12] ».

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Pour citer cet article :

Laure Cormier, « Sortons la controverse sur l’éolien d’une vision fixiste du paysage », Métropolitiques, 21 novembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Sortons-la-controverse-sur-l-eolien-d-une-vision-fixiste-du-paysage.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2102

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