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Débats

Grand Huit, grand pari, gros problème

Le secrétaire d’État au développement de la région capitale Christian Blanc a quitté ses fonctions en juillet 2010. Il laisse un projet de transport, dit « Grand Huit », d’un montant supérieur à 20 milliards d’euros selon l’estimation initiale du maître d’ouvrage. Reste à savoir comment celui-ci sera mis en œuvre.

Sidération et révolte, tels sont les sentiments que suscitent chez un chercheur qui étudie depuis plus de trente ans la mobilité en Île-de-France le « réseau de transport public du Grand Paris », nouveau nom du « Grand Huit ». Sidération du citoyen, face à un projet qui fait de l’exception une règle. Révolte du scientifique, parce que les problèmes vécus par les franciliens dans leurs déplacements et les problèmes de fond du système de transport sont ignorés.

Sidération du citoyen

La logique de décentralisation conduite depuis les années soixante-dix a confié la compétence d’organisation des transports aux agglomérations, départements et régions. Les Franciliens peuvent s’enorgueillir d’être l’une des seules métropoles mondiales à avoir un pilote unique de leur système de transport public. Après l’élection de 2007 et constatant que « les caisses étaient vides », on imaginait ramener prélèvements obligatoires et déficits publics à un niveau comparable à celui de nos voisins, et que les entreprises assurant des services de transport seraient progressivement soumises à la concurrence pour améliorer leur qualité de service et mieux contenir leurs coûts. Or, rien de tout cela ne s’est produit.

Le projet de Grand Huit, et les intentions d’aménagement qui vont avec, nous ramènent aux temps de l’État omniscient, qui programmait les zones à urbaniser en priorité et les grands ensembles. La représentation nationale a voté, en pleine crise des finances publiques, une loi avalisant le projet et les modalités d’exception de sa réalisation. Ainsi, la maîtrise d’ouvrage est-elle confiée à un établissement public ad hoc, la société du Grand Paris, créée par la loi le 3 juin 2010, qui ne tardera pas à recruter à la Ratp et à la Sncf. Le coût du projet, estimé initialement entre 21 et 24 milliards d’euros, dans un système où les recettes commerciales sont de l’ordre de 2,3 milliards d’euros, n’étonne pas. Son financement ne pose pas problème non plus. Après une période d’intox laissant penser à un partenariat public-privé et à un financement par l’aménagement, que le rapport « Carrez » [1] désamorcera, on se retourne vers l’État (dotation de 4 milliards) et vers l’emprunt, autrement dit les générations futures.

L’évaluation de l’intérêt économique et social du projet (niveau de clientèle, contribution au développement économique et à la diminution de la circulation automobile) est extrêmement légère et ne laisse aucune place à des expertises indépendantes. Celles-ci auraient pu chercher à comprendre le trou béant qui s’est creusé entre les perspectives d’évolution de l’emploi régional retenues par le projet (0,8 à 1,2 million d’emplois supplémentaires) et celles publiées par des organismes officiels (0,3 millions) [2]. Elles auraient pu s’étonner de la capacité d’un État à canaliser vers une quarantaine de zones de développement représentant au mieux 2 à 3 % du territoire régional l’essentiel de la croissance de l’emploi : 40000 emplois hors pôles sur un million d’emplois nouveaux ! Elles auraient pu aussi s’étonner de voir affichés par exemple des capacités de pointe à 20000 voyageurs par heure entre Saclay et La Défense, alors que les échanges actuels entre ces zones sont de l’ordre de 20000 voyageurs par jour, tous modes (y compris voiture) confondus. Elles auraient pu tenter de comprendre comment un système de 160 km de lignes sur un territoire cinq fois moins dense que le territoire parisien peut générer un trafic égal à la moitié du trafic du métro parisien qui compte 200 km de lignes et 300 points d’entrée. Elles auraient pu tenter de préciser l’estimation de 2 à 3 millions de clients par jour. Les flux de recettes attendues de ce projet n’ont même pas été mentionnés dans le rapport soumis au débat public, alors que leur estimation est indispensable au moindre « business plan » d’un jeune entrepreneur. Enfin, le silence sur les besoins de financement de l’exploitation du système une fois celui-ci construit aurait peut-être été levé.

Tous ces étonnements sont sans doute trop rabat-joie pour une infrastructure séduisante, que les médias peuvent populariser dans le contexte de buzz créé par la consultation des architectes, et dont le message central semble être : « Monsieur Muscle » est à l’Elysée, « Monsieur Petite Forme » à la Région. C’est sans doute pour cette raison qu’on n’a jamais rencontré autant de fonctionnaires (d’État ou des collectivités) indiquant « être soumis au devoir de réserve », bien avant le démarrage officiel de la consultation.
On pourrait être moins amer si ce projet constituait une réponse efficace, et même la réponse la plus efficace, aux problèmes des franciliens et de leur système de transport. Malheureusement, il n’en n’est rien.

Révolte du scientifique

Le projet de réseau de transport du Grand Paris ne s’intéresse au réseau existant que pour s’y connecter physiquement (les pôles d’échange, les gares) et se fondre dans le système tarifaire. Il ne le considère pas comme un problème en soi, alors que ce réseau assurera certainement encore longtemps la grande majorité des déplacements en transport public des franciliens.
Les problèmes vécus par les franciliens portent sur la qualité de service, la saturation localisée sur certains segments et à certaines heures, et sur l’insuffisance des liaisons entre banlieues. En ce qui concerne les deux premiers points, des investissements sur le réseau actuel (et notamment l’automatisation des 5 à 6 lignes structurantes du métro) pourraient apporter des améliorations considérables pour un coût de l’ordre d’un milliard d’euros. Sur le troisième point, le réseau projeté apporte certes une solution, mais celle-ci n’est que très partielle : ce n’est pas avec 160 km de lignes sur un territoire de 10000 km2 qu’on obtient un niveau de desserte satisfaisant. Faut-il rappeler que sur les 23 millions de déplacements mécanisés quotidiens en Ile-de-France, la moitié fait moins de 5 km ?

Le défi initial pour toute autorité en charge du système, qu’elle soit nationale ou régionale, de gauche ou de droite, est de concilier les besoins de financement du développement avec ceux du fonctionnement du système actuel, qui s’élèvent aujourd’hui à 7,8 milliards. Or ces besoins sont en augmentation annuelle de 160 millions d’euros (constants) depuis 2000 et ne sont couverts qu’à hauteur de 2,3 milliards d’euros par les ventes de titres. La difficulté est ensuite de s’assurer que les offres nouvelles servent bien à améliorer les conditions de déplacements des franciliens, et non pas à susciter des trafics nouveaux (qui contribueront à faire exploser les besoins de financement) ou des trafics supplémentaires aux points déjà saturés aujourd’hui.
Rien dans le système actuel ne prémunit contre ces risques. L’État, « patron » de la Sncf et de la Ratp dont il nomme les présidents, a repoussé à 2024 (bus) et 2039 (réseaux ferrés) l’application des directives européennes d’introduction de la concurrence susceptibles de contribuer à la maîtrise des coûts de ces opérateurs, dont il est de notoriété publique qu’ils sont d’un quart à un tiers plus élevés que ceux d’autres fournisseurs de service potentiels. Les employeurs paient un versement transport (VT) qui n’est que peu modulé en fonction du service rendu par le réseau : un employeur de La Défense, remarquablement desservi, paie le même VT qu’un employeur de Clamart par exemple. Toutes choses égales par ailleurs, l’intérêt des employeurs est de se localiser dans les zones les mieux desservies par le réseau lourd, aggravant les saturations et les déséquilibres régionaux. Ainsi les actifs travaillant dans les pôles d’emplois les plus concentrés et les mieux desservis par le réseau lourd ont des migrations vers le travail plus longues (15,5 km à La Défense, contre 9 km dans la proche couronne Est par exemple) et plus dépendantes des transports publics.
Les franciliens, dont les goûts en matière d’habitat sont certes divers, peuvent se livrer à un petit calcul économique. Un quatre pièces de 80 à 90 m2 leur coûtera plus de 2000 euros de loyer mensuel à Paris, environ 1500 en petite couronne (avec de forts écarts), de l’ordre de 1000 euros en grande couronne, quand l’écart entre les pass navigo « deux zones » et les pass navigo « 6 zones » est de 31,6 euros, après remboursement par l’employeur. En échange si l’on peut dire, l’autorité organisatrice devra trouver environ 1000 euros annuels pour un pass deux zones et 6000 pour un pass 6 zones, tout en étant accusée d’inéquité pour ne pas proposer un tarif unique ! C’est ce style de problème qu’a su éviter Londres, une métropole qui n’a rien à envier à Paris sur la scène internationale, avec la Oyster card [3] , une grille tarifaire orientant intelligemment les usagers vers les services, périodes et lieux non soumis à congestion chronique.

Ce sont l’architecture institutionnelle, fiscale et tarifaire, ainsi que les principes de gouvernance qui sont à l’origine des principaux dysfonctionnements du système actuel. Ils conduisent aujourd’hui à lui demander toujours plus dans un contexte de ressources publiques limitées. Faire le « réseau de transport public du Grand Paris » revient, comme on le voit, à inventer de superbes fonctionnalités nouvelles à un ordinateur dont le système d’exploitation est vérolé. La réalisation de ce réseau dans un « écosystème » inchangé ne pourra qu’aggraver la situation, avec d’importantes conséquences tant politiques (des populistes qui dénonceront la gabegie) qu’économiques (une région capitale affaiblie par ses coûts structurels).

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Philippe Panerai, "Grand Paris, les méandres du Grand Huit", Criticat n° 6, septembre 2010.

Pour citer cet article :

Jean-Pierre Orfeuil, « Grand Huit, grand pari, gros problème », Métropolitiques, 6 décembre 2010. URL : https://metropolitiques.eu/Grand-Huit-grand-pari-gros.html

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