Accéder directement au contenu
Commentaires

Vers des architectures autochtones ? Plaidoyer pour construire des plurivers

Cet essai-manifeste vise à réconcilier le milieu de l’architecture avec des pratiques, des pensées et des luttes susceptibles de changer son éthique. Mathias Rollot souligne la nécessité de faire évoluer l’architecture vers l’autochtonie et la pluriversalité.

Recensé : Mathias Rollot, Décoloniser l’architecture, Paris, Le Passager clandestin, 2024, 240 p.

Dans Décoloniser l’architecture, l’architecte et enseignant-chercheur Mathias Rollot poursuit sa réflexion critique sur l’architecture. Il y promeut la métamorphose disciplinaire et l’évolution des pratiques en décrivant les liens entre écologie, architecture et « colonialité ». Cette notion renvoie aux rapports de domination et d’exploitation à l’origine des systèmes coloniaux, toujours à l’œuvre dans les sociétés actuelles – tandis que celle de « colonisation » renvoie à l’histoire de ces systèmes. Il ne s’agit donc pas ici d’une étude de l’architecture des territoires colonisés, mais d’une réflexion éthique sur les théories et pratiques contemporaines.

L’ouvrage ne propose pas de définition explicite de la « décolonialité », ce qui peut surprendre. L’auteur s’en explique en conclusion : si son propos est parfois implicite, c’est pour ne pas perpétuer les « postures “explicatrices” » (p. 211) qu’il critique, d’autant qu’il est conscient de son statut d’« homme blanc, petit-bourgeois, surdiplômé et même fonctionnaire d’État » (p. 26) cherchant à « faire alliance avec des points de vue étrangers et avec des mondes que [s]on corps ne connaît pas » (p. 212-214). Il écrit donc en allié – mais aussi, de fait, en précurseur. La formule « décoloniser l’architecture » est peu courante [1], contrairement à ce que l’on observe dans d’autres domaines de la création – on pense à l’association « Décoloniser les arts », dont la présidente Françoise Vergès signe la préface de l’ouvrage.

L’architecture actuelle entre « héritages problématiques » et renouveaux disciplinaires

C’est peut-être ce caractère précurseur qui explique la nature générale du propos, qui ne se limite pas à un bornage géographique ni historique, bien qu’il cite surtout des exemples contemporains. Pour appréhender la colonialité à travers ses effets en architecture et les perspectives de sa décolonisation, Rollot s’appuie sur des exemples variés, de la correspondance entre starchitectes à la comparaison entre clou et vis, marteau et visseuse, en passant par le travail de militant·es et d’architectes (Comité invisible, Conseil nocturne, Collectif comm’un, Atelier Georges, Territoires pionniers, Paysages de l’après-pétrole, agence Encore Heureux, Collectif Etc, Bellastock, PEROU…). Ces exemples sont analysés au prisme d’un corpus théorique biorégionaliste [2], écologiste, féministe et décolonial mobilisé principalement dans la troisième partie de l’ouvrage.

L’enjeu est de susciter des convergences de luttes et de pratiques entre architectes, militant·es, théoricien·nes, habitant·es et constructeur·ices. L’ouvrage se présente d’ailleurs comme un « plaidoyer » (p. 131) plutôt que comme une démonstration, esquissant au fil des pages un « programme de désordre absolu » pour l’architecture (Fanon 1961, Vergès, 2023, cités p. 187 et suiv.). Sa structure reflète son horizon : un éloignement progressif vis-à-vis de la discipline architecturale actuelle. La première partie examine les « héritages problématiques » que l’auteur identifie dans les théories et pratiques. La deuxième partie, prospective, soulève la question des devenirs possibles de l’architecture, soulignant la multiplicité de pratiques distantes de la maîtrise d’œuvre conventionnelle. La troisième partie propose un renouvellement éthique de l’architecture à partir de ce qui est « déjà là dans la discipline architecturale et qu’il faudrait préserver, poursuivre, voire développer dans une optique d’écologie sociale » (p. 99-101).

À la croisée des mondes : nouvelles pratiques et nouvelles éthiques pour l’architecture

Il s’agirait d’abord de « défaire le paradigme industriel » dominé par la figure de l’expert et responsable d’une dépossession des milieux au détriment de leurs habitant·es. Rollot lui oppose l’« architecture autochtone […] qui advient quand ce sont les communautés elles-mêmes qui possèdent les modalités de faire » (p. 147), citant en exemple les halles médiévales des villes européennes, les espaces communs de l’île grecque de Sifnos, les lieux et édifices de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ou encore les pratiques d’architectes en résidence. Cette architecture, parfois produite sans architectes, est qualifiée de « réhabitante », « indigène » ou « autochtone ».

En faisant dialoguer le théoricien du biorégionalisme Peter Berg et le philosophe nigérian Báyò Akómoláfé, Rollot souligne en effet la convergence de ces notions. L’autochtonie ne serait ni une caractéristique biographique innée, ni une identité extra-occidentale (donc « exotique »), mais une manière d’être au monde cultivant « l’intimité avec le lieu où l’on se trouve » (Akómoláfé 2022, cité p. 156), ce qui ouvre la possibilité de « devenir originaire » d’un lieu (Berg 1976, p. 154). Ce rapport entre habitant·es, lieux et milieux implique de faire place à des savoirs et des cosmologies multiples en accueillant toutes les autochtonies – y compris non humaines – c’est-à-dire en intégrant des « plurivers », aux sens décrit par l’anthropologue Arturo Escobar : « un monde dans lequel tiendraient de nombreux mondes », « un ensemble de mondes en connexion partielle les uns avec les autres, qui n’ont de cesse de s’énacter et de se déployer » (Escobar 2018, p. 185). C’est en effet à partir de représentations cosmologiques que se dessinent les contours de la production matérielle des espaces, du choix des matériaux à celui des outils, en passant par la morphologie des constructions : « changer l’architecture de nos établissements humains, c’est potentiellement changer l’architecture de nos corps et intellects – et réciproquement » (p. 176). C’est à ce titre que Rollot défend une architecture autochtone et pluriverselle, subversive du fait de sa pluralité, « irréductible, insolvable, insoluble dans la norme internationale, dans la règle unique et toute autre forme de discours hors sol péremptoire, dont les contenus ne peuvent qu’être contredits par la diversité planétaire » (p. 191).

De l’éthique à la politique : quelles modalités de décolonialité architecturale ?

Du fait de la radicalité du propos, ses horizons politiques interrogent. Quelles seraient les modalités concrètes de décolonisation – peut-être faudrait-il écrire « décolonialisation » – de l’architecture : réformistes ou révolutionnaires ? En proposant de « lutter avec plutôt que déserter » (p. 23) pour transformer l’architecture de l’intérieur, Rollot s’inscrit plutôt dans la première approche. Mais la rhétorique volontiers révolutionnaire de l’ouvrage et le « faisceau de problématiques […] potentiellement immense » (p. 164) qu’il soulève relèvent d’une radicalité que l’auteur revendique en concluant sur l’idée que « la métamorphose de l’architecture finira par devenir radicale ou ne sera pas » (p. 220). S’il esquisse une voie médiane, celle d’une décolonialité pragmatique, d’une approche « pirate » où chacun·e transformerait sa pensée et ses actes ici et maintenant, la transposition de la proposition éthique au programme politique reste floue. Peut-être la forme de l’objet-livre est-elle déjà une manière ambiguë de donner corps aux réflexions qu’il porte, comme le suggère le titre de la postface de l’enseignante-chercheuse Émeline Curien : « Pourquoi écrire encore (sur l’architecture) ? ».

En adressant à l’architecture une critique éthique parfois acerbe, Mathias Rollot s’expose « [a]u risque des divergences ! Au risque des conflits et des difficultés ! » (p. 220). La réception de cet ouvrage ambitieux et ses suites intellectuelles et matérielles diront si, comme il l’attend, ce livre « déplace [s]es pensées, [s]es enseignements-recherches et [s]a propre vie » (p. 27) – mais surtout, puisque son horizon est politique, celles des autres.

Bibliographie

  • Akómoláfé, B. 2022. « À mes ami·es blanc·hes », Terrestres.
  • Berg, P. et Dasmann, R. 2019 [1976]. « Réhabiter la Californie », EcoRev’, n° 47, p. 73-84.
  • Elshahed, M. 2023. « Five points toward decolonizing architecture », The Architect’s Newspaper.
  • Escobar, A. 2018. Sentir-penser avec la terre. L’écologie au-delà de l’Occident, Paris : Éditions du Seuil.
  • Fanon, F. 2010 [1961]. Les Damnés de la terre, Paris : La Découverte.
  • Lambert, L. 2017. « Décoloniser l’architecture », Tumultes, n° 48, p. 175-183.
  • Vergès, F. 2023. Programme de désordre absolu. Décoloniser le musée, Paris : La Fabrique éditions.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Hakima El Kaddioui, « Vers des architectures autochtones ? Plaidoyer pour construire des plurivers », Métropolitiques, 12 septembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Vers-des-architectures-autochtones-Plaidoyer-pour-construire-des-plurivers.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2075

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires