La nuit est un formidable espace de ressourcement, d’invention et de projet pour nos métropoles en recomposition et pour leurs habitants en quête de repères. Il est temps de mettre la nuit à l’agenda et d’anticiper le développement prévisible des activités nocturnes, pour réfléchir à un aménagement global de la ville 24h/24 et à un nouvel urbanisme sensoriel, temporel et temporaire.
La nuit, espace-temps sous pression
Les nuits urbaines ne sont pas des déserts. Dans cet espace-temps particulier, une partie de la vie sociale et économique reste désormais en éveil, recomposant d’autres centralités et sociabilités. Illuminations, nuits blanches, coupures d’électricité, insécurité routière, nuisances sonores, pollution lumineuse ou violences urbaines : la nuit s’invite dans l’actualité du jour pour le meilleur et pour le pire. Depuis une quinzaine d’années, la colonisation de la nuit urbaine s’accélère et l’on assiste à une « diurnisation » progressive avec l’arrivée d’activités banales de jour. Le front avance et la pression s’accentue sous l’effet du temps en continu de l’économie et des réseaux. La nuit, à l’image d’autres moments d’arrêt comme le dimanche ou la pause de midi, est peu à peu grignotée par l’activité humaine.
Les entreprises tournent en continu pour optimiser leurs outils de production, alors que les marchés financiers et Internet ne s’arrêtent jamais. La lumière a progressivement pris possession de l’espace urbain, gommant en partie l’obscurité menaçante de nos nuits, permettant la poursuite des activités et la métamorphose de l’espace public. L’économie de la nuit ne cesse de se développer et ses acteurs s’organisent. En Europe, le travail de nuit concerne désormais près de 18 % des salariés, principalement des hommes. Dans de nombreux pays, la législation sur les horaires d’ouverture des commerces s’assouplit, même si en France la condamnation d’enseignes restées ouvertes après 21 heures a fait grand bruit. Conséquence de ces évolutions, la nuit urbaine ne correspond plus qu’à un creux de trois heures dans l’activité des grandes métropoles.
Si la nuit n’est pas aussi dangereuse qu’on le dit, elle n’est pas non plus l’espace de liberté et de rencontre rêvé par les poètes. À mesure que l’on avance dans la nuit, l’offre urbaine diminue, la ville rétrécit et se blottit autour de quelques îlots attractifs qui concentrent les illuminations et l’animation. La nuit coûte cher et la diversité sociale et générationnelle est illusoire. La diminution de l’offre de transport public limite les usages nocturnes de la métropole et la pulsation centre–périphérie.
Colonisée par la lumière et les activités du jour, la nuit – avant-poste du jour – est le théâtre de conflits à plusieurs temps entre quartiers, activités, groupes et individus de la métropole. La ville qui dort, la ville qui s’amuse et la ville qui travaille ne font pas toujours bon ménage. Des tensions apparaissent dans l’archipel des nuits urbaines, des frontières s’érigent qui questionnent et fragilisent le vivre ensemble.
La nuit, enjeu de développement durable et d’innovation
La nuit révèle l’homme dans ses paradoxes. C’est un formidable enjeu pour les pouvoirs publics, qui doivent engager le débat afin de promouvoir un développement durable nocturne, où l’on cherche à concilier développement économique, respect de l’environnement, cohésion sociale et culturelle. C’est dans la nuit urbaine, espace-temps particulier, que les tensions et contradictions entre économie, social, environnement et culture sont sans doute les plus lisibles. C’est là que se joue une partie de notre capacité à mieux vivre ensemble. L’amélioration de notre qualité de vie en ville ne peut se faire au détriment d’autres individus dans la métropole et dans le monde, ou des générations futures.
En occultant ce débat, ou en le renvoyant à la sphère privée, l’économie dictera sa loi aux plus faibles d’entre nous, qui n’ont pas vraiment la possibilité de choisir entre un emploi de nuit difficile et le chômage.
Loin des contraintes du jour, la nuit est un laboratoire vivant, qui peut nous permettre de réinventer le jour et d’imaginer des métropoles plus accessibles et hospitalières. Les notions de centralité, de diversité, d’urbanité, d’identité, d’accessibilité, d’hospitalité ou d’habitabilité doivent être relues à l’aune du nocturne et du temporaire. Compétence de tout le monde et de personne, la nuit permet de dépasser les frontières institutionnelles et oblige à réfléchir de manière transversale. Elle renvoie à des dimensions sensibles essentielles, et permet de convoquer les usagers et les savoirs artistiques dans la fabrique de la métropole, d’imaginer une politique publique de la nuit qui concilie « droit à la ville » et « droit à la nuit ».
Invitation à penser autrement
Aborder le développement durable de la nuit nécessite un changement de regard salutaire. Nous pouvons passer de la vision du territoire dangereux à contrôler à celui de l’espace de projet à investir ; de la marchandisation et de la mise en spectacle de la nuit dans une logique de marketing territorial à une approche plus humaine ; d’une gestion dans l’urgence des conflits d’usage à une réflexion stratégique à long terme sur le vivre ensemble dans la ville à plusieurs temps ; de la nuit festive et événementielle à la nuit quotidienne des travailleurs ; d’une approche sectorielle à une démarche intégrée et transversale qui prenne en compte les dimensions économiques, sociales, environnementales et culturelles du système urbain ; d’un urbanisme classique à un urbanisme temporel, et d’une pensée du jour – supposée rationnelle – à une pensée nocturne plus sensible et incertaine.
Ouvrir le chantier des nuits métropolitaines consiste à apprendre à gérer les paradoxes d’une métropole hypermoderne en prenant soin de tous : éclairer la nuit sans la faire disparaître sous une nappe lumineuse permanente ; préserver son identité originelle et sa part de mystère ; développer l’activité nocturne sans créer de nouveaux conflits d’usage ; assurer la sécurité publique sans imposer de couvre-feu ; ouvrir la nuit à l’activité économique et respecter la santé des travailleurs ; assurer la continuité centre–périphérie sans uniformiser la pratique nocturne de la ville ; réguler la ville en fête tout en conservant une place pour la transgression ; ne pas tout réglementer sans pour autant abandonner la nuit au marché. C’est à nous de décider ensemble « jusqu’où ne pas aller ».
Enfin, investir les nuits urbaines oblige à répondre aux besoins de confort ou d’information de chacun, en apportant un soin particulier aux exclus : femmes qui ont peu accès à la nuit, sans-abris, jeunes, aînés et personnes en souffrance isolées, travailleurs de nuit et habitants des périphéries trop éloignées.
Premières expérimentations
Confrontées à ces mutations rapides, certaines métropoles s’adaptent et expérimentent. Partout dans le monde, la tendance est à une augmentation de la périodicité, de l’amplitude et de la fréquence des transports publics, comme au développement du transport partagé. De Paris à Montréal, le succès des Nuits blanches ne se dément pas. À Helsinki, il existe depuis longtemps des crèches ouvertes la nuit. En Espagne, les équipements socioculturels et sportifs et l’offre de loisirs pour les jeunes débordent sur la nuit, avec des effets positifs sur la délinquance juvénile. En Grande-Bretagne, l’animation nocturne fait partie des stratégies de marketing et de redynamisation urbains. Oslo et Rotterdam expérimentent des éclairages modulables et interactifs. Macao vante son aéroport ouvert jour et nuit, Hong Kong a ses services publics accessibles en ligne 24h/24, Rome est fière de son numéro d’appel citoyen ouvert en continu, Paris se croit encore « ville lumière » et Londres promet pour 2014 des transports circulant en continu. De Las Vegas à Ibiza, des territoires entiers se spécialisent dans la vie festive nocturne 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Partout dans le monde, les métropoles désireuses d’attirer entreprises, touristes, étudiants et classes créatives ont inséré la nuit dans leur stratégie de marketing territorial.
Ailleurs, les dispositifs de médiation, les « correspondants de nuit », les « chuchoteurs » et les « chartes de nuit » s’inventent et permettent de pacifier les relations entre clients des établissements et riverains afin d’imaginer d’autres modes d’organisation, d’autres configurations. Les grands événements nocturnes sont l’occasion d’expérimenter de nouvelles politiques culturelles, de transport, d’illuminations et de tranquillité publique, et de nouveaux partenariats entre acteurs privés et publics. À Paris, Genève et Lausanne, les « États généraux de la nuit » ont permis d’engager un premier débat et d’esquisser les contours d’un futur espace public nocturne au sens d’Habermas, « lieu symbolique où se forme l’opinion publique, issue du débat politique et de l’usage public de la raison ».
Partout, hors des cadres officiels, les usagers créent et inventent. C’est souvent la nuit que l’on refait le monde et les gens réussissent à se libérer des contraintes que voudrait leur imposer la raison technicienne diurne. C’est là qu’ils détournent les objets et les codes, se réapproprient l’espace et l’usage, fabriquant une ville fonctionnelle et métaphorique, qui résiste à la ville dominante. Dans la nuit – territoire vécu, éphémère et cyclique à faible densité – s’inventent et s’élaborent des solutions qui font appel au bricolage, au vernaculaire, aux petits arrangements, aux « ruses », aux trocs, partages et autres innovations frugales qui peuvent intéresser le jour.
Démarche intégrée et nouvel urbanisme
Au-delà de ces initiatives éparses, il est indispensable de construire une politique publique globale de la nuit comme capacité « à gérer des demandes et des problèmes publics, et à fabriquer du politique ».
Compétence de tout le monde, la nuit renvoie à la vie quotidienne, oblige au partenariat et permet d’aborder différemment la fabrique métropolitaine. C’est l’occasion de faire tomber les frontières entre recherche et expérimentation, ville-centre et « outre-ville », à travers la création de « plates-formes d’innovation urbaines ouvertes », des plateaux de créativité mêlant chercheurs, pouvoirs publics, professionnels, artistes et citoyens, qui permettent d’imaginer une approche globale en matière d’économie, de social, d’environnement et de culture.
Véritables observatoires vivants, ces plates-formes permettraient d’imaginer une gouvernance nocturne spécifique. Des pistes pourraient être : faciliter l’appropriation de la nuit en dessinant des cartes précises de l’offre nocturne ; reconnaître les travailleurs de nuit, ces invisibles qui œuvrent dans l’ombre d’une gouvernance diurne des entreprises ; assurer la tranquillité par un contrôle social naturel lié à la présence humaine ; étendre et diversifier l’offre urbaine en ouvrant des parcs, jardins et lieux publics ; améliorer l’hospitalité et l’ergonomie des espaces avec un mobilier polyvalent et adapté ; imposer un service public nocturne et définir une écologie temporelle qui permette à chacun de s’approprier le déroulement de sa quotidienneté nocturne. Comme le souligne William Grossin, nous avons droit au respect des milieux temporels naturels, auxquels nos organismes biologiques se sont adaptés au cours des millénaires (Grossin 1996).
Quand la nuit éclaire le jour !
Observation, sensibilisation, projet ou expérimentation, dans un renversement paradoxal, la nuit peut éclairer la ville d’un jour nouveau. Au-delà des questions de statistiques et d’organisation, entre percepts et concepts, il faut avant tout éprouver la nuit, la traverser pour y braconner, accepter de lâcher prise et de se laisser envelopper pour s’initier à une pensée nuitale, une « pensée du tremblement » – pour reprendre l’expression d’Édouard Glissant –, qui tranche avec les certitudes du jour. En ce sens, élus, chercheurs, techniciens et citoyens motivés peuvent venir s’y ressourcer, y découvrir quelques signaux faibles porteurs de futurs possibles pour les métropoles et la société. Économie, social, environnement ou culture : une partie du futur des métropoles se cache déjà dans leurs nuits.
Bibliographie
- Grossin, William. 1996. Pour une science des temps. Introduction à l’écologie temporelle, Paris : Octarès.