On sait ce que contiennent Arc-Express et Grand-Huit d’orientation politique et de perspectives sociale, économique, urbanistique. Ces deux projets de transport en « rocades », proposés respectivement par la Région Île-de-France et le secrétariat d’État, sont discutés dans le cadre du débat public en cours. À la vision fonctionnelle du Grand-Huit, censé desservir en un minimum de temps une poignée de pôles économiques et laissant de côté une large partie de la Seine-Saint-Denis, s’oppose une approche visant à répondre aux besoins issus de la forte croissance démographique de la première couronne de l’agglomération. Entre ces deux approches, la proposition soumise le 18 novembre dernier par l’Atelier International du Grand-Paris (AIGP) [1] a relancé les débats. Jusqu’ici, les discussions ont essentiellement porté sur la pertinence, le tracé et le coût des projets. Deux enjeux majeurs en matière de planification régionale et de transports ont également été abordés, mais sans les questionnements préalables nécessaires, et ils ont été balayés comme si l’évidence s’imposait à tous alors qu’ils sont déterminants. D’abord, la capacité des réseaux à impulser une dynamique économique et urbanistique (à « fabriquer de la ville ») est une croyance fort répandue, que les débats n’ont pas contribué à éclairer ; ensuite, la légitimité des divers acteurs territoriaux et celle, en particulier, de l’État, a fait l’objet d’une analyse simpliste et vite expédiée qui mériterait d’être reconsidérée.
Une réponse aux besoins de déplacements ou un levier de transformation ?
La demande de transport actuelle et prévisible à moyen terme incite à concentrer les efforts sur la partie centrale de la banlieue parisienne, tout en assurant un certain équilibre financier aux opérations. Le projet soutenu par l’État fait le pari que le Grand-Huit sera l’occasion de répondre aux besoins (pas nécessairement là où les flux sont les plus nombreux) tout en ouvrant des territoires à l’urbanisation et au développement des emplois. À défaut de présenter un tracé pertinent, l’idée n’était pas totalement farfelue à l’origine, dès lors qu’était garanti l’accompagnement du projet par une gamme suffisamment contraignante d’outils de planification et de maîtrise foncière. Le projet Arc-Express, plus en phase avec la réalité métropolitaine mais au tracé et aux performances (capacité, fréquence) trop incertains, fait l’impasse sur ces outils en ne proposant qu’une liste des projets urbains existants, sans modalités d’intégration. La proposition de l’AIGP, enfin, qui souffre d’un manque de lisibilité pour l’usager et d’un éparpillement (volontaire, mais problématique) des modes de transport, évite soigneusement la réflexion, laissant aux contrats de développement territorial déjà envisagés par l’État leur rôle de mise en adéquation.
C’est là une première limite : les projets cessent d’être intéressants au-delà de leur seule fonction transport. L’idéologie saint-simonienne s’est invitée dans le débat public, mêlant convictions prétentieuses et vains énoncés : indépendamment de l’existence ou non de politiques intégratrices (aménagement foncier, emplois, logements), l’accessibilité des quartiers attirerait entreprises, promoteurs immobiliers et ménages, contribuerait ainsi au bien-être de la métropole. On assiste, au mieux, à la sacralisation de la rocade ; au pire, on court au gouffre financier en perdant d’importantes capacités de valorisation foncière. Faut-il en effet rappeler une nouvelle fois, quasiment vingt ans après Jean-Marc Offner [2], qu’une infrastructure de transport ne produit pas en soi les conditions précitées ? Sans doute, bien que soit palpable depuis plusieurs décennies la prise de conscience d’une nécessaire intégration entre réseaux et aménagement foncier. En témoignent pour la région parisienne les schémas directeurs successifs [3] qui font la part belle aux « zones d’urbanisation préférentielle » formant des couloirs de densification urbaine autour des axes lourds du transport collectif. La loi du 13 juillet 2005 fixant les orientations de la politique énergétique prévoit d’ailleurs que, à travers les documents d’urbanisme et par les mécanismes de la fiscalité locale, logements et activités soient dirigés vers les abords des infrastructures de transport. L’injonction publique favorise un rôle actif des réseaux dans la mise en valeur de l’espace urbain. Quid, alors, de la question foncière, préalable inévitable à cette intégration ? Elle a quasiment disparu du débat public, au risque de transformer le potentiel urbanistique de la rocade en catalogue de bonnes intentions métropolitaines. Optimiser les transports publics et soutenir la mobilité sont deux éléments de réponse aux problèmes de l’accessibilité des ménages à l’emploi et du développement économique. Mais rien ne sera réellement résolu tant que la maîtrise du sol urbain ne figurera pas en position centrale dans l’agenda politique.
Une approche réductrice des outils fonciers
Or la disparition de la question foncière du cœur du débat public n’est pas anodine : elle est datée [4] et rend compte d’une évolution décisive de l’action publique à l’échelle métropolitaine. Le droit de préemption, la création de ZAD (Zones d’Aménagement Différé) et la taxation des plus-values immobilières dans un rayon réservé de 1 500 mètres autour des gares représentaient une dimension-clé du projet de Grand-Huit avant de se heurter violemment aux velléités localistes des municipalités concernées. L’établissement d’un tel corridor d’action publique, dont les limites ont ainsi été réduites à peu de chose sous la pression des édiles, illustre la difficulté récurrente à fonder des périmètres d’action cohérente. Les fameux « couloirs d’urbanisation préférentielle » des différents schémas directeurs, jamais dotés des instruments nécessaires pour pourvoir à leur application, butent chaque fois, et de plus en plus, aux revendications locales et aux exigences de tranquillité des quartiers. Le dernier schéma en date (SDRIF 2007) a d’ailleurs validé ce recul en modifiant substantiellement l’échelle de représentation de la carte de destination générale des sols, laissant en fin de compte l’intégralité des options aux maires, rarement enclins à engager des opérations coûteuses aux abords des gares, ni à augmenter les densités sur leur commune. Le relatif échec du SDRIF dans sa version de 1994 est dû, pour partie, à ce faible enthousiasme.
Le projet de loi de finances rectificatives, récemment présenté en Conseil des Ministres, visant à créer une « taxe spéciale d’équipement spécifique » et à modifier la taxe sur les bureaux ainsi que le versement transport ne propose guère de nouveauté, si ce n’est d’augmenter le produit global perçu [5]. Mais les lacunes de l’action publique en matière foncière demeurent : avec l’affaiblissement du droit de préemption et la place donnée aux contrats de développement territorial, il est à prévoir que les marges de manoeuvre de la Société du Grand Paris seront inversement proportionnelles à la capacité de négociation dévolue aux communes concernées. Derrière le match entre Arc-Express et Grand-Huit, aujourd’hui contrebalancé par la proposition de l’AIGP, se cache celui entre, d’une part l’État comme acteur légitime de la transformation des territoires métropolitains et, d’autre part, des pouvoirs locaux campés sur les acquis de la décentralisation et d’un principe de subsidiarité devenus intouchables. Le dogmatisme alimente une fragmentation des pouvoirs locaux déjà bien installée, et cette poussée de localismes de toutes sortes soulève de nombreuses interrogations. D’abord par son caractère dispendieux, car la réduction des possibilités d’aménagement et de taxation, de maîtrise des sols, de construction de logements, constitue en soi un facteur d’augmentation des coûts d’investissements. Ensuite, et alors que la tendance quasi-unanimement acceptée est à la dimension métropolitaine de la planification, la réalité des volontés politiques et citoyennes en la matière s’appuie sur l’échelon communal. L’énoncé politique n’est pas suivi d’effets pratiques : la déconnexion des échelles est un fait, elle sépare l’échelle d’injonction, métropolitaine, et l’échelle effective, locale et fragmentée. En matière d’urbanisme, comme dans d’autres domaines, la maxime voulant faire du bilan global la somme des bilans locaux manque singulièrement de fondements sérieux. Enfin, le localisme s’appuie en grande partie sur un procédé consistant à assimiler l’État centralisateur à une technocratie oublieuse des volontés populaires, comme si l’action publique locale était à l’abri des excès du genre. De ce point de vue, l’arrivée tonitruante de la proposition de l’AIGP pourrait représenter, non seulement un projet conciliateur au vu des réactions suscitées, mais encore, et surtout, le retour à un rôle central du concepteur dans les politiques d’aménagement et de planification [6]. C’est probablement son plus grand mérite.