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La piscine municipale, un bien commun en voie de disparition

La piscine municipale est un bien commun. Voici la thèse de la sociologue suisse Cornelia Hummel, qui analyse de façon sensible ce lieu de vie populaire, aujourd’hui menacé dans nombre de villes à la suite de l’augmentation des coûts de maintenance et alors qu’en parallèle se multiplient les piscines privées.

Recensé : Cornelia Hummel et David Wagnières, La Piscine municipale. Ethnographie sensible d’un commun, Genève, MētisPresses, 2023, 174 p.

Si l’intérêt des ethnologues s’est depuis longtemps porté sur le proche, et que l’on recense de nombreuses enquêtes en immersion dans des espaces partagés, des rues aux places publiques, du métro aux stations d’autoroute, des cours d’école aux campings, et alors que la littérature ou le cinéma contemporain s’intéressent régulièrement à la piscine [1], cet objet est très discret en sciences sociales. Pourquoi, demande Cornelia Hummel, alors qu’elle occupe une place centrale dans les villes, dans les pratiques et dans les mémoires, la piscine publique est-elle si peu étudiée ? Il n’existe pas en langue française d’équivalent au livre magistral de Jeff Wiltse (2007) sur l’histoire sociale des piscines aux États-Unis, et les recherches relatives à la sociologie des piscines sont peu nombreuses. En France, on ne trouve qu’une poignée d’articles (récents), uniquement centrés sur la nage (Schirrer 2007 ; Riffaut 2017 ; Hachet, Fely et Bonjour, 2023) tandis qu’en Grande-Bretagne, Susie Scott (2009) a étudié l’auto-organisation des nageurs dans une piscine ordinaire. Dans ces travaux, toutes les piscines étudiées sont couvertes et les personnes observées sont essentiellement des nageurs adultes. La Piscine municipale de Cornelia Hummel invite donc à plonger dans ce lieu qui est à la fois « commun » et « un commun », et aujourd’hui menacé de disparition.

Photo : David Wagnières. La Piscine municipale…, p. 48.

La première ethnographie sensible d’une piscine extérieure

La Piscine municipale est donc d’abord un livre rare par son objet : l’ethnographie d’une saison dans une piscine municipale extérieure, donnant à voir et à entendre ce qui se passe dans les bassins, sur les plages, à la buvette, sur les sièges des « gardiens de bains », comme dans les coulisses. On est ainsi conduit dans les multiples espaces de l’établissement, à des moments variés de la journée, pour rencontrer les différentes personnes qui le fréquentent. C’est aussi un livre rare par la posture assumée de l’autrice comme enquêtrice-écrivaine travaillant dans le domaine émergent de la « narrative non-fiction » (p. 183) – les références bibliographiques, absentes du texte principal, sont disponibles dans l’annexe méthodologique numérique. Les personnes rencontrées sont appréhendées comme des interlocutrices à même de co-construire le savoir par la conversation. Il ne s’agit « pas de démontrer ou d’expliquer, du haut d’une estrade académique […] mais d’inviter le lecteur ou la lectrice à s’immerger avec soi en lui proposant modestement – oui modestement –, des pistes interprétatives » (p. 182). C’est enfin un livre rare par la méthode sensible suivie et par la forme même de l’objet que l’on tient entre les mains. Pour appréhender le réel par les sens (Simmel 1912), Cornelia Hummel, sociologue rédactrice du texte, s’est associée à David Wagnières, photographe, ainsi qu’à Henri Michiels et Yoanne Rey, ingénieurs du son. Le livre présente ainsi soixante et onze photographies et cinq capsules sonores, accessibles par QR Code, qui élargissent les dimensions de la restitution de l’enquête. S’inscrivant explicitement dans le courant des écritures alternatives en sciences sociales, le livre est un objet novateur d’« ethnographie augmentée ».

Photo : David Wagnières. La Piscine municipale…, p. 96.

Espaces aquatiques, âges et genres

La piscine de la Fontenette [2] est composée de quatre bassins : une pataugeoire, deux « bassins moyens », dont un est équipé d’un toboggan, un bassin olympique qui fait un coude pour accueillir des plongeoirs de 1 et 3 mètres, une buvette très fréquentée – « une tonne de frites par jour » –, un solarium agrémenté de transats, jouxtant de vastes étendues d’herbe où s’installer sous des arbres qui constituent « un écrin de nature ». Ces caractéristiques en font un espace singulier dans lequel se croisent des usagers aux motivations variables qui se partagent les lieux en suivant des règles formelles et informelles changeant selon les lieux et les moments de la journée.

Photo : David Wagnières. La Piscine municipale…, p. 101.

Les « retraités » viennent tôt, réservent les transats dans le solarium, et pratiquent la « nage ceinture [3] » dans la première ligne du bassin olympique. Les nageuses et les nageurs, souvent seuls, viennent également tôt, et se répartissent dans les lignes de nage en créant alors un « ordre du bassin » qui se construit aussi bien entre les lignes que dans chacune d’elle (Hachet, Fely et Bonjour 2023). Ils ne restent pas longtemps et repartent après leur séance de natation. Les familles arrivent ensuite, ou le plus souvent des mères ou grands-mères accompagnées d’enfants – sauf le dimanche matin où les pères sont plus nombreux –, avec des glacières, des bouées, des animaux gonflables, et cherchent un coin à l’ombre pour passer la journée. Les mères, donc, accompagnent les plus petits à la pataugeoire, et les moyens dans les bassins moyens, avant de déjeuner sur l’herbe puis d’aller acheter des frites et des glaces à la buvette, qui est alors pleine à craquer. Les adolescents arrivent les derniers par grappes non mixtes de trois ou quatre et s’installent près des plongeoirs – les garçons s’exhibent et les filles regardent, en miroir de la pataugeoire où « les petits garçons s’adonnent souvent à des actions d’éclaboussement-arrosage des petites filles, l’inverse étant moins fréquent » (p. 88).

Photo : David Wagnières. La Piscine municipale…, p. 120.

Si on perçoit bien les effets de genre et d’âge qui structurent l’organisation ordinaire de la piscine de la Fontenette, on ne sait en revanche pas grand-chose des couleurs de peau, alors même qu’elles sont visibles pour un observateur extérieur, et cela d’autant plus que la photo de couverture présente un jeune homme noir en maillot de bain. Si on comprend bien qu’il est beaucoup plus difficile « de voir les classes sociales » derrière les maillots de bain, on aurait aimé connaître les professions des personnes interrogées en entretien ou présentées dans les vignettes.

La piscine municipale, quel commun ordinaire ?

Le livre est antérieur à l’émergence de « la question des piscines » (Auvray et Hachet 2022 ; Hachet et Moutiez 2023 ; Sens du service public 2023), entendue comme la situation tendue de cet équipement en raison de la crise énergétique consécutive à la guerre en Ukraine, et des épisodes de sécheresse récurrents qui interrogent sur la rareté de l’eau.

Photo : David Wagnières. La Piscine municipale…, p. 74-75.

Une étude postérieure à la parution du livre est venue aiguiser encore plus la problématique de l’autrice, pensant la piscine municipale comme « commun ordinaire ». Selon l’enquête de la RTS de juin 2023 [4], réalisée à partir d’une base de données issues d’images aériennes de l’Office fédéral de topographie (Swisstopo), la Suisse compte 56 000 piscines privées extérieures, soit une pour 155 habitants [5]. Cinq communes genevoises se trouvent dans le top 10 des communes suisses les plus équipées. À Carouge, municipalité où se trouve la piscine étudiée, on dénombre seulement vingt piscines privées, soit 0,9 pour 1 000 habitants. En considérant, avec l’autrice, que les usagers de la Fontenette sont des résidents proches, et sachant que de nombreux usagers décrits y passent leurs vacances, on peut imaginer que la piscine étudiée accueille une population relativement populaire. On imagine aussi que les catégories les plus aisées du canton restent dans leurs bassins privés ou vont vers d’autres eaux à la belle saison. Les piscines comme commun – et particulièrement les piscines extérieures ouvertes [6] – sont alors un commun populaire. En Suisse comme en France, le débat sur le partage de l’eau commence à se poser : les journalistes de la RTS précisent que pour l’ensemble du pays, les piscines privées utilisent 3,5 milliards de litres d’eau par an, ce qui correspond à la consommation annuelle en eau de 70 000 personnes. Le livre de Cornelia Hummel démontre avec mots, sons et images d’une grande sensibilité qu’il y a urgence à repenser et protéger ce lieu commun ordinaire.

Photo : David Wagnières. La Piscine municipale…, p. 162-163 et p. 84.

Bibliographie

  • Auvray, E. et Hachet, B. 2022. « Crise des piscines publiques : le retour à l’eau froide », AOC, 25 novembre.
  • Hachet, B., Fely, S. et Bonjour, T. 2023. « Nager à Paris : une enquête sur l’ordre des bassins dans cinq piscines publiques du nord-est de la capitale », Sciences sociales et sport, n° 21, p. 73-103.
  • Hachet, B. et Moutiez, J. 2023. « Où se baignera-t-on quand il n’y aura plus d’eau ? » Métropolitiques, 11 juillet.
  • Riffaut, H. 2017. « Entre les lignes. Enquête sur les nageurs réguliers de la piscine Pontoise de Paris », Émulation. Ethnographies du proche, n° 22, p. 83-97.
  • Schirrer, M. 2007. « Espaces aquatiques urbains et mises en jeu corporelles, quelles affinités ? », Espaces et sociétés, n° 130, p. 151-167.
  • Scott, S. 2009. « Re-Clothing the Emperor : The Swimming Pool as a Negociated Order », Symbolic Interaction, vol 32, n° 2, p. 123-145.
  • Sens du service public. 2023. « Piscines publiques : attention à la fermeture », juillet.
  • Simmel, G. 1991 [1912]. « Essai sur la sociologie des sens », in Sociologie et épistémologie, Paris : PUF, p. 223-238.
  • Wiltse, J. 2007. Contested Waters. A Social History of Swimming Pools in America, Chapel Hill : The University of North Carolina Press.

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Pour citer cet article :

Benoît Hachet, « La piscine municipale, un bien commun en voie de disparition », Métropolitiques, 25 janvier 2024. URL : https://metropolitiques.eu/La-piscine-municipale-un-bien-commun-en-voie-de-disparition.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1994

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