Du 29 mars au 1er octobre 2023, le Pavillon de l’Arsenal propose l’exposition Paris Animal. Histoire et récits d’une ville vivante. Les commissaires, Léa Mosconi et Henri Bony, toustes deux architectes, y explorent les incidences mutuelles de la cohabitation avec la faune dans l’évolution de la capitale. L’exposition et le catalogue retracent en effet la manière dont les animaux traversent l’histoire de la ville : le bestiaire grand-parisien y croise des lieux dédiés (zoos, ménageries, jardins, aquariums…) ainsi que les dessins des édifices, de l’espace public et du grand territoire. En décrivant la présence tolérée, contestée, silencieuse ou encore conviviale des animaux, Paris Animal ébauche diverses pistes pour penser et bâtir une architecture animaliste et une ville vivante, capables d’accueillir la faune domestique et sauvage. L’horizon affiché est de parvenir à partager l’espace, à « trouver la bonne distance, les ajustements appropriés, les conditions heureuses pour qu’une coexistence puisse advenir à Paris, entre tous les êtres vivants, dans ses rues, ses bâtiments, sur ses toits, dans ses égouts, ses jardins, son fleuve » (p. 11). Paris Animal met en évidence les paradoxes et les ambiguïtés qui travaillent et inquiètent la relation entre les animaux et les villes, à une époque où les crises sociales, politiques et environnementales bouleversent nos cadres dualistes de pensée. Il s’agira ici de présenter la démarche chronologique de l’exposition, l’écologie matérielle qu’elle cherche à déployer et enfin son aspiration à décentrer notre regard sur Paris.
Chronologie(s)
L’exposition et le catalogue adoptent une approche chronologique feuilletée. Rythmés par des récits et des anecdotes, ils mettent en évidence les tensions et les collaborations entre les êtres humains et les animaux à travers les siècles. L’objectif annoncé est double : d’une part, rendre visible le rôle constitutif des bêtes dans l’histoire de la ville ; d’autre part, inscrire l’enquête dans le temps long, afin de dégager des indices pour imaginer comment renouveler la coexistence avec les animaux à Paris. Les commissaires identifient plusieurs grandes périodes qui reflètent la considération portée à la faune et les orientations conduisant à la présence ou à l’absence de certains animaux sur le territoire.
La première – « Avant-hier » dans le livre – court du Paris gallo-romain à l’ère préindustrielle. Elle met en lumière une cohabitation marquée par la proximité avec les animaux, « dont on se nourrit et se protège, avec lesquels on travaille et collabore parfois » (p. 14). Sur un temps à la fois long et lointain, ce premier épisode décrit les rôles variés des animaux dans l’histoire de Lutèce et du Paris médiéval, ainsi que les typologies architecturales et les dispositifs spatiaux générés par cette cohabitation.
« Hier » cherche ensuite à montrer combien l’industrialisation et l’hygiénisme mettent l’animal et la capitale sous contrôle. L’idéologie de la modernité semble marquer un tournant. La ville haussmannienne s’inscrit dans une séparation constitutive entre nature et culture, assignant un rôle très restreint et délimité aux bêtes, tandis que l’idée de progrès participe à disqualifier tout ce qui peut être assimilé à une forme d’archaïsme, de débordement, de vagabondage, de comportement informel. Ainsi, « une domestication globale de la ville [semble] être à l’œuvre, conduisant à réduire, voire à annihiler, la part sauvage de Paris » (p. 78). Quatre dispositifs – la domestication, la mise à distance, le contrôle et le machinisme – visent à éviter que les animaux ne pervertissent Paris avec leurs mouvements vifs et leur présence inopinée. Pour autant, dans la ville propre et ordonnée, la faune ne disparaît pas des rues : « l’animal au travail, l’animal de compagnie ou l’animal en représentation perdurent, sous contrôle » (p. 83). L’enjeu est ainsi de contenir l’animalité des bêtes – perçue comme dissonante dans un monde dit moderne.
La période contemporaine, « Aujourd’hui », prête attention à la diversité des animaux. Environ 13 000 espèces cohabitent dans la capitale – des renards du Père-Lachaise aux silures de la Seine (figure 1). À l’échelle du territoire (avec l’exemple des trames), du quartier (avec l’exemple des Quartiers Moineaux, figure 2) ou de l’architecture (avec l’exemple du zoo de Vincennes), l’exposition insiste sur les modalités de partition de l’espace entre humain·es et animaux, qui prend des formes multiples et parfois antagonistes. La généralisation de l’isolation thermique, en réduisant drastiquement les anfractuosités du bâti, participe par exemple au déclin de certaines populations animales. Il s’agit de souligner « les enjeux parfois contradictoires auxquels se confronte la préoccupation écologique », ici entre préservation de la biodiversité et économies d’énergie (p. 163).
© Benoît Gallot, 2022.
Gravure : Bony & Mosconi.
Le catalogue ajoute un temps prospectif, « Demain », afin de dégager des pistes pour partager la ville avec les bêtes. Trois leviers sont identifiés : un levier esthétique, « la grâce frémissante » (p. 205), avec les textes de Jean-Christophe Bailly à l’appui ; un levier politique, qui prône « la bifurcation » (p. 206) pour sortir de l’aporie du monde moderne ; un levier sociétal, « subvertir la norme » (p. 209), pour intégrer d’autres formes de normativités dans l’espace urbain : « [s]i les populations animales sont importantes pour préserver la biodiversité qui s’effondre, nous pouvons émettre l’hypothèse qu’elles le sont également pour subvertir le caractère normatif et formel de la ville » (p. 209). Le Paris de demain prend donc l’allure d’une ville hétérogène, peuplée par des corps hors normes.
Les quatre grandes périodes, ainsi définies dans l’histoire de la capitale, brillent par leur simplicité et leur poésie. Dans le détail du catalogue, elles manquent toutefois de précision, d’homogénéité et de fonctionnalité. L’exposition elle-même insiste cependant moins sur cette chronologie segmentée que sur un assemblage hétérogène de quarante-quatre récits couvrant le temps long de l’édification de Paris. Ces petites histoires de partage des lieux entre les êtres humains et les animaux composent autant d’anecdotes marquantes : on retient par exemple l’histoire du roi Philippe de France tué par un cochon en 1131, la ville aux 80 000 chevaux du début du XXe siècle, les 43 % de Parisien·nes qui possèdent aujourd’hui un animal de compagnie ou encore le loup d’Eurasie percuté par une voiture le 11 janvier 2023 dans la forêt de Fontainebleau. Cette approche par les récits s’appuie parfois brillamment sur des fictions – avec la mention des Aristochats et des Taupes de Philippe Quesne, ou avec l’intrigante suggestion de Matthieu Duperrex dans le catalogue : « Fiction climatique. Vers une tropicalisation de la Seine ». Cette dimension narrative mériterait d’être encore plus assumée et déployée, afin de tenir ensemble des échelles temporelles différentes et de rompre avec la linéarité passé-avenir du progrès et de la Grande Histoire.
Écologie matérielle
En mentionnant le « tournant environnemental de l’architecture » (p. 11), Léa Mosconi et Henri Bony soulignent le passage des considérations énergétiques aux préoccupations pour le vivant dans les réflexions sur l’architecture et la ville : « l’attention s’est déplacée du caractère immatériel de l’énergie aux corps chauds et animés des vivants » (p. 11). Dans cette perspective, l’exposition s’éloigne de toute considération abstraite pour développer une forme d’écologie matérielle, une attention relationnelle à la matière, que ce soit celle des bâtiments et des infrastructures ou celle des vivants.
L’approche architecturale permet d’adopter un tel prisme matériel, relevant à la fois l’influence concrète de la faune sur l’édification de la ville et les effets de l’architecture parisienne sur la trajectoire des bêtes. Cette histoire matérielle espère identifier les modalités et les dispositifs à mettre en place pour pouvoir coexister demain avec les animaux : « en créant des seuils, des séquences, des limites, des mondes, il s’agit alors de structurer un territoire vecteur de cohabitation » (p. 12). La matérialité concrète et spatiale de l’architecture, aux prises avec les présences animales, invite alors à questionner les acquis du métier : puisque l’enjeu pour l’architecture est de penser des conditions matérielles de coexistence, la porosité de la profession à d’autres pratiques et à d’autres histoires est à envisager.
Paris Animal tire donc les fils de la matérialité pour donner à sentir les coexistences humaines et non humaines au cours du temps, depuis les vestiges archéozoologiques jusqu’aux traces de mammifères dans les écoducs. Ce parti pris du concret débouche parfois sur une grande attention aux lieux, comme en témoigne par exemple l’analyse de la ménagerie du jardin des Plantes et du jardin d’Acclimatation par l’historienne de l’environnement Emma Spary. Son passionnant texte « Soumettre l’animal sauvage. De la ménagerie du jardin des Plantes au jardin d’Acclimatation » (p. 85-95) retrace la mise en œuvre de ces deux lieux importants. En détaillant leurs édifications, leurs dispositifs spatiaux et leurs représentations, la chercheuse montre à quel point la soumission des animaux dits sauvages s’inscrit dans le projet républicain et le projet colonial de l’époque. À partir de ces deux cas d’étude, tout un écosystème de sens émerge, reliant les bêtes féroces à l’ordre social, les cages des animaux à l’entreprise civilisatrice, les panoramas exotiques à la classe dominante.
S’il est vrai qu’on aurait aimé plus de documents originaux pour réduire toute impression de distance et de surplomb, l’exposition s’efforce néanmoins de proposer un parcours sensible : cartes, plans, maquettes, productions plastiques, dessins, photographies et vidéos permettent aux visiteur·euses d’appréhender l’écosystème parisien en traversant différentes échelles spatiales et temporelles. Outre les gravures des commissaires, représentant la répartition de différentes espèces en Île-de-France, ou encore les quatre dessins de Hadrien Krief (figure 3) qui achèvent brillamment l’exposition, on retiendra la série Feræ, réalisée par Aurélie Scouarnec au sein de Faune Alfort (figure 4). Ces superbes photographies prises dans des Centres de sauvegarde pour la faune sauvage mettent en lumière les gestes qui tentent de prendre soin des animaux en détresse. Au contact des corps blessés, semble s’ouvrir l’espace d’une rencontre avec l’altérité animale, où les distances se recomposent. Les clichés disent l’attention inquiète des humain·es, la vulnérabilité et la souffrance bouleversantes de ces non-humains, et les liens profonds et intenses qui en émergent.
Pastel gras, 20 × 30cm, Paris. © Hadrien Krief.
Photographie extraite de la série Feræ (2020-2022), Centre hospitalier universitaire vétérinaire – Faune sauvage, Maisons-Alfort. © Aurélie Scouarnec.
Paris Animal esquisse un panorama saisissant des transformations réciproques entre les animaux et la ville – si bien que surgit une analogie marquante entre corps animal et corps urbain de Paris. Les animaux sont partie intégrante de l’architecture, que ce soit symboliquement, dans les ornements zoomorphes décrits par Florian Lefebvre, ou littéralement, dans différents aménagements urbains. Les chevaux tiennent une place singulière dans cet ensemble architectural. Ils ont, par exemple, écrit Philippe Simon, dicté la forme des cirques – édifices accueillant des spectacles équestres éphémères (p. 97-108). Mathieu Mercuriali souligne que l’usage du cheval a façonné l’organisation de la capitale et participé à sa transformation urbaine (p. 109-122). Les équidés sont alors présentés comme vecteurs d’innovations architecturales. L’écologie matérielle de Paris Animal suit ainsi la trace concrète des vivants dans la ville en embrassant les aspérités des lieux.
Ville vivante ?
En écho au thème « Living Cities » des éditions 16 et 17 du concours européen d’architecture, d’urbanisme et de paysage Europan, l’exposition souhaite participer à faire de Paris une « ville vivante ». À l’heure des crises du climat et de la biodiversité, l’enjeu est de « penser les dispositifs architecturaux, urbains et spatiaux qui favorisent l’accueil de populations animales en danger tout en réfléchissant, avec les mêmes outils, à la manière de cohabiter avec cette faune plus dense » (p. 209). L’objectif principal est donc de parvenir à partager l’espace et à rendre possible une coexistence à l’échelle de la capitale. S’adonnant allègrement au lexique deleuzien, Paris Animal promeut ainsi une ville multiple et hétérogène, c’est-à-dire un devenir animal de la ville de demain. L’architecture y jouerait un rôle central, en raison de sa simple capacité à mettre en œuvre des seuils et des limites, et de son appétence à construire des lieux où se créent des rapports.
Cet objectif idyllique de coexistence paraît néanmoins laisser de côté les différentes formes de conflits, de violences ou de dominations à l’œuvre dans le Paris animal. Le travail sur les abattoirs (figure 5), avec notamment l’article « Carnorama. Petit atlas parisien du meurtre alimentaire », offre une admirable exception à ce constat. Étudiant la transformation des bêtes en matières consommables, l’architecte Françoise Fromonot suggère que « la remise en question de l’exploitation animale pourrait bien constituer un puissant fer de lance pour renouveler […] la critique de la marchandisation du monde » (p. 156). Une description spatiale d’autres luttes politiques contemporaines – anticapitalistes, écologiques, animalistes – sur la scène parisienne aurait été bienvenue pour rendre compte des tensions que cristallisent aujourd’hui les non-humains dans l’espace urbain.
Collection Pavillon de l’Arsenal. The Museum of Modern Art, New York/Scala, Florence.
S’il est vrai que les animaux décentrent et pluralisent le regard sur la ville, l’exposition peine en outre à se détourner d’une approche anthropocentrique et d’une forme d’exceptionnalité humaine. D’une part, le générique « l’animal » (au singulier), largement employé dans l’exposition et le catalogue, tend à homogénéiser la multiplicité et la diversité des vies animales, et à invisibiliser l’appartenance des humain·es à ce groupe : distinguant sans cesse les animaux humains et les animaux non humains, un dualisme est ici subrepticement reconduit. De plus, les modifications architecturales décrites semblent toujours découler d’initiatives ou d’actions humaines. Les récits rendent bien compte de l’influence des animaux dans l’architecture parisienne, mais les non-humains ne sont pour autant jamais vraiment présentés comme des agents autonomes. Et si les humain·es n’étaient pas les seul·es architectes, urbanistes et paysagistes ? Et si nous faisions un pas de plus en prenant au sérieux les agentivités animales dans la ville et en considérant les manières singulières dont elles façonnent l’espace urbain ?