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Scènes d’un monde en construction

Dans Scenery, la photographe Claire Chevrier présente une série de vues urbaines singulières et réflexives, où des intérieurs de théâtres côtoient des sites industriels. De Pékin à Rome, Le Caire ou Dunkerque, la longue durée historique dialogue avec la transformation contemporaine des lieux habités.

Recensé : Claire Chevrier, Scenery, exposition au château de Tours, du 9 février au 16 juin 2024. Catalogue : Claire Chevrier et Gilles A. Tiberghien, Scenery, Paris, Éditions Loco, 2023, 152 p.

« Claire Chevrier a beaucoup photographié différentes formes de manifestation du travail humain dans diverses situations qui font souvent penser à des scénographies. Or, depuis le début de son histoire, la question du paysage rencontre celle du théâtre. » Ainsi commence l’exposition consacrée au travail photographique de Claire Chevrier, par un texte de Gilles A. Tiberghien dont l’extrait ci-dessus annonce, avant même d’accéder aux photographies, qu’il s’agira aussi – et surtout – de théâtre. Ou plutôt de mise en scène, de cadre, de décor, de paysage, de toutes les traductions possibles du mot anglais qui donne son titre à l’exposition : scenery. N’est-ce pas inhérent à l’idée même de la photographie que de choisir, via le cadrage, une limite à la représentation ? D’y inclure des choses signifiantes et, dans une certaine mesure, de les mettre en scène ?

C’est accompagné de ces quelques questions essentielles que je découvre la première salle de l’exposition, au dernier étage du château de Tours. Celle des paysages urbains de Pékin, Alger ou du Caire. Ces mégapoles peuvent symboliser l’origine de l’urbain, sa naissance, son épaisseur historique et son étalement contemporain à l’infini, qu’on devine à l’émergence des grues de chantier au-dessus de la ligne d’horizon. Des villes où se mêlent encore des pratiques agricoles vivrières et des modes d’habiter propres aux mondes urbains, qui diluent les limes du territoire. Au fil des salles, nous irons des périphéries vers les centres, avant de pénétrer dans les lieux habités. Nous suivrons le parcours de la photographe qui, depuis la fin des années 1990, arpente les paysages périurbains en interrogeant les limites entre la nature et la ville autour d’une question : « quel monde sommes-nous en train de construire ? » (Chevrier, Crestey et Sicart 2017).

Figure 1. EA 01, Pékin, 2016

© Claire Chevrier.

Des représentations aux expériences

Relisant le texte cité plus haut (Chevrier et Tiberghien 2023), je m’arrête sur la distinction entre la représentation classique du paysage et l’expérience paysagère : « Tout comme le théâtre, le paysage fait résonner le monde dans lequel nous vivons. » L’exposition produite par la ville de Tours et dont le commissariat a été assuré par Hélène Jagot, directrice des musées, et Claire Chevrier, nous confronte au dialogue entre des scènes urbaines ou d’activités humaines et des scènes de théâtre, mais nous révèle aussi, par le choix du cadre, ce qui sous-tend les liens entre les différents éléments qui composent l’image. Dans la vue de Pékin, plusieurs échelles semblent se superposer sur un même axe, depuis le chantier de maçonnerie du premier plan – dont on peut apercevoir les outils mais pas les ouvriers – jusqu’à la vue fragmentaire du siège de la télévision centrale de Chine conçu par Rem Koolhaas, qui domine le fond de l’image. Le jeu d’échelle impressionne, mais le continuum des activités humaines liées à la construction, depuis le trottoir – en voie d’achèvement – jusqu’à l’écrasante tour de télévision, ne semble pas évident. Pourtant, la photographie de Claire Chevrier opère efficacement pour réunir et mettre en exergue ces liens étroits, inextricables mais difficilement perceptibles tant le premier plan semble « habité » quand l’édifice de Koolhaas puise dans le registre d’un monumental rompant avec l’échelle du quartier et de ses habitants. Artisans, ouvriers, maçons, issus d’un même corps de métier lié au bâtiment, sont tous réunis le long de cette ligne fictive. Ils s’inscrivent dans la production de la ville, mais il est difficile de les réunir tant la production formelle et les fonctions induites (un espace public, des logements, un centre de production télévisuelle) sont éloignées, pour ne pas dire irréconciliables dans l’espace urbain.

Il faut donc dépasser l’idée d’une photographie de paysages pittoresques, ou puisant aux sources de protocoles issus des observatoires photographiques, pour exercer son regard à retrouver les signes des activités humaines comme autant d’indices de la présence encore vivace de communautés et des différents modes d’habiter le monde. Ces formes d’organisations relèvent, intentionnellement ou non, de pratiques inscrites dans la durée. Les réflexions de Tiberghien sur les liens étroits entre la photographie et la création scénique, comme l’idée de transformation dans l’acte de jouer, sont à relier à la notion de « transfiguration » évoquée par Philippe Descola concernant le paysage (Descola 2012). Car il s’agit bien de choisir telle ou telle scène, tel ou tel cadre qui « fait paysage » pour assumer l’idée qu’il représente autre chose que lui-même, une certaine idée du monde, un agencement entre les choses. Rien n’est fortuit dans l’opération de transfiguration, dans le choix du sujet ou du cadre. Tout procède d’une volonté de dévoiler un type d’encodage, un langage propre, reconnaissable par des communautés partageant une culture paysagère. Sans prétendre aborder une herméneutique propre à la photographie, convenons qu’il faut avant tout s’entendre pour que les signes et les liens qui composent la scène soient lisibles, déchiffrables. Qu’ils puissent dépasser la représentation esthétique classique et révéler la présence de collectifs, de règles, d’actions et d’intentions qui s’inscrivent dans le temps.

Figure 2. Espace de représentation 20, Foro Italico, Rome, 2007-2008

© Claire Chevrier.

De multiples sens de lecture

De ce point de vue, l’exposition pousse à l’analyse, mais son interprétation n’a – a priori – rien d’évident. Il faut arpenter les salles, lire les cartels et les associer dans une vaste taxonomie géographique, scruter les signes pour lire la géométrie secrète des paysages urbains… Les clés arrivent plus tard, dans un second, voire un troisième temps. Il faut revenir au début de l’exposition puis s’arrêter longuement (par exemple) sur cette vue d’une carrière de travertin à Rome, qui semble figurer un gigantesque et monumental amphithéâtre, pour que s’illumine enfin le cheminement initial. De cette pierre dure, originaire de Tivoli (encore un signe), dont on imagine la difficulté d’extraction, de la découpe et de la mise en œuvre, on a fait les gradins des amphithéâtres. Souvenons-nous de Carrare et de ses carrières de marbre. À la blancheur du matériau qui a servi à édifier les principaux monuments d’Italie s’oppose la violence des conditions de travail et la naissance du mouvement anarchiste italien. Impossible de les dissocier. Cette carrière de travertin éclaire donc littéralement le parcours, dont la suite est la confirmation logique : îlot urbain isolé, décors de Cinecittà, scène de stade où de jeunes étudiants semblent démotivés sous le regard figé des statues de leurs glorieux aînés, dont on imagine qu’ils ont pu servir de support symbolique au mythe fasciste. Puis un mur de petits formats donne autant de nouvelles pistes d’interprétation possibles. Un « mode d’emploi ». Cinecittà est à relier à une série, comme l’aciérie ou les villes méditerranéennes, où apparaît le travail et son lien tangible avec la fabrique des paysages urbains. On y lit une démarche depuis la périphérie jusqu’au centre, des avenues et des cités jusqu’à l’intérieur des lieux culturels… des carrières de travertin aux monuments puis à l’intérieur de l’église romaine. Un parcours pour éclairer, tisser des liens entre les lieux, les échelles, les objets et les sujets. On y distingue des personnages. Ils sont citadins, ouvriers, artisans, techniciens de théâtre, tous affairés… Ils ne posent pas intentionnellement mais participent de la lisibilité de la scène, de son authenticité. Ils l’occupent et la rendent légitime. Leur présence permet le passage du décor au lieu habité.

Notons la subtilité de la mise en scène de l’exposition elle-même. Car la démarche ne s’arrête pas au choix du cadrage, elle se prolonge à travers la scénographie. Ainsi de ces deux images qui dialoguent autour de la notion de péristyle : l’église romaine et l’usine métallurgique, des échelles immenses de lieux intérieurs et le dialogue évident entre la spiritualité représentée, la mise en scène de la liturgie dans le cœur de l’église, séparé de la nef par un cordon de velours rouge et dans lequel on voit des prêtres discuter autour de l’autel ; et les vues d’usines, dont celle de Dunkerque (Europipe). Ces gigantesques matrices industrielles, qui ressemblent à des moules de colonnes reprenant l’architecture de l’église romaine de San Giovanni, sont manipulées ou gérées par une seule personne derrière une console.

On peut aussi voir des intérieurs de théâtres, des scènes vides, des images de lieux de soin, qui disent tant de la manière d’habiter un lieu, de s’y inscrire par petites touches délicates. D’y déposer des indices d’occupation qui, malgré les écarts d’échelles, dialoguent avec les objets environnants.

Il faut voir l’exposition Scenery et prendre le temps de mener cette double enquête : une recherche des signes et des lignes de composition à l’intérieur de la photographie, et la lecture de la vaste toile tissée par la scénographie, l’agencement des images dans les salles, entre les salles. Pour exercer sa mémoire immédiate et celle, ancestrale, qui nous relie aux communautés humaines dans la longue durée. La magnifique photographie [1] en grand format du théâtre du peuple à Bussang, dans les Vosges, dont le fond de scène ouvre sur un sous-bois, clôt une visite commencée comme une errance et achevée comme une (quasi) épiphanie.

Figure 4. Espace S 25, Théâtre du Peuple, Bussang, 2018-2022

© Claire Chevrier.

À propos de l’artiste :
Claire Chevrier a été pensionnaire de la Villa Medicis en 2007-2008, nominée pour le prix Niepce en 2013 et a reçu le prix de la Fondation des Treilles en 2014. Elle enseigne depuis 2012 à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles. Son travail a fait l’objet de nombreuses expositions personnelles et collectives en France et à l’étranger.
Site internet : www.clairechevrier.net.

Bibliographie

  • Chevrier C., Berthou Crestey M. et Sicart M. 2017. Les Paysages de Claire Chevrier, entretien consultable sur www.clairechevrier.net.
  • Chevrier C. et Tiberghien G. A. 2023. Scenery, Paris, Éditions Loco.
  • Descola P. « Les formes du paysage », cours au Collège de France, 2012.

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Pour citer cet article :

Bruno Marmiroli, « Scènes d’un monde en construction », Métropolitiques, 13 mai 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Scenes-d-un-monde-en-construction.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2038

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