Cet ouvrage sur la boxe est particulièrement original, puisqu’il comprend de nombreuses photos du temps où son auteur, alors étudiant en sociologie à l’Université de Chicago, explorait le ghetto de Woodlawn. À travers cette plongée ethnographique de trois ans dans un gym (1988-1991), Loïc Wacquant s’était donné pour objectif d’appréhender de l’intérieur et par la pratique l’univers de la boxe, notamment ses enjeux corporels et moraux pour les boxeurs, mais aussi d’étudier le fonctionnement interne du ghetto. Son enquête avait déjà donné lieu à différentes publications (voir notamment Wacquant 2000). Plus de trente ans plus tard, ce nouveau livre comprend des extraits du journal de terrain tenu par l’auteur et une cinquantaine de photos en noir et blanc qu’il a prises lui-même des boxeurs et entraîneurs.
Échapper à l’emprise du ghetto ?
C’est dans la perspective d’étudier les ghettos de l’Amérique post-fordiste et post-keynésienne que Loïc Wacquant s’inscrit à l’été 1988 dans une salle de boxe de Woodlawn, un quartier populaire de Chicago. Pour le sociologue français, les ghettos noirs états-uniens ne sont en effet pas des espaces sociaux « désorganisés » caractérisés par le manque, la carence et l’absence (p. 10). Woodlawn concentre une vie sociale intense, codifiée selon les pratiques agonistiques des classes populaires et les normes strictes de survie en contexte postindustriel : une méfiance généralisée envers les institutions, une micro-solidarité entre voisins et une forme contradictoire de bienveillance/répulsion pour les bandes de jeunes du quartier (dont les gangs). Le ghetto est « lunaire », « lugubre » et « périlleux » (p. 44) : ces trois adjectifs résument les conséquences des restructurations socioéconomiques qui ont ébranlé les quartiers ouvriers des villes américaines, avec le départ des classes populaires blanches stabilisées vers d’autres territoires, la dégradation économique des conditions de vie des résidents, un relatif abandon des services publics et le développement d’activités criminelles de survie. Voilà pourquoi s’intéresser à une salle de boxe est loin d’être fortuit, dans un contexte où les jeunes hommes noirs sont confrontés au chômage, à la précarité de l’existence et au désœuvrement : la boxe paraît dans ces conditions « offrir un bouclier contre les dangers de la rue, un antidote au fléau de la drogue, qui est partout, un garde-fou contre les dérives qui mènent en prison ou six pieds sous terre, et, pourtant, un projet d’élévation de soi » (p. 47).
Le boxeur professionnel suscite en effet l’admiration de son entourage en ce qu’il transcende les valeurs masculines du ghetto. La boxe est aussi une activité glamour, car elle s’inscrit pour les « meilleurs » dans la constellation fermée des sports, des médias et des métiers du spectacle. Plus qu’une simple pratique sportive, c’est un monde social à part entière ; la perspective de le rejoindre entretient l’illusion du succès pour certains jeunes hommes en difficulté et leur permet d’acquérir une dignité certaine auprès de leurs proches (Bourgois 2001). Elle est aussi une affaire de symbole, car selon les témoignages, les boxeurs du ghetto aiment se comparer aux chanteurs, danseurs, ou encore aux comédiens. La boxe est appréhendée comme un art et un spectacle vivant et « c’est particulièrement vrai pour les boxeurs afro-américains, car ils proviennent d’une communauté historiquement privée d’honneur dans l’espace public » (p. 172). Mais s’y engager exige un certain nombre de renoncements et de sacrifices pour des jeunes obligés de rompre avec leur environnement.
Performance du corps et souci de soi
Afin de réussir, le boxeur doit en effet mener une vie ascétique. L’analogie avec la voiture est fréquente dans les propos des témoins (p. 58-59) : le corps est d’abord un « moteur » qu’il faut constamment régler et entretenir pour être performant. La boxe étant un sport violent, le corps est conçu par les pugilistes comme une structure de combat : une arme offensive, mais aussi et surtout protectrice, car savoir positionner et utiliser son corps avec précision constitue l’unique parade contre les coups des adversaires. Wacquant utilise la métaphore de l’« artillerie lourde » (p. 59) pour évoquer le corps du boxeur entraîné à combattre. Doté d’« une conception résolument instrumentale » (p. 62) de son anatomie, le boxeur doit constamment la réajuster pour les combats.
Le gym de Woodland est dédié au corps masculin et marque une ségrégation avec le corps des femmes, qui en est totalement proscrit (Guérandel 2016). Wacquant mobilise le terme de « temple » afin de montrer le caractère de sanctuaire que revêt la salle, permettant de travailler les techniques corporelles, mais aussi les qualités morales (p. 82). Les notions de respect (Oualhaci 2015), d’effort et d’exercice caractérisent les séances d’entraînement des boxeurs. D’ailleurs, la rigueur doit accompagner les conduites quotidiennes du pugiliste : « Le fait d’apparaître prêt physiquement est en pratique considéré comme un indicateur empirique fiable de l’engagement moral et de solidité mentale du boxeur » (p. 161). La religiosité des rituels à travers l’obligation de soins est indispensable afin de conjurer l’angoisse du dépérissement physique et de la déchéance morale, qui n’est jamais très loin dans le ghetto. Le « souci de soi » (Foucault 1984) constitue l’une des motivations principales des boxeurs, tout autant qu’une condition de leur réussite dans la carrière.
Vie d’engagement et de sacrifice pour le ring
Le boxeur mène une vie de spartiate au quotidien, que ce soit dans sa nutrition, dans la restriction de sa vie sociale et familiale et dans son abstinence de tout commerce sexuel (parfois un mois avant un combat) pour « faire le poids » (p. 114) avant une rencontre. Wacquant résume cette « corvée » et cette « torture » (p. 134) : « Bosser à la salle tous les jours, faire ton roadwork (footing quotidien), apprendre à manger correctement et à tenir la femme à distance » (p. 114). La croyance en un mode de vie austère marque une rupture avec le monde social commun ; le boxeur se sent en quelque sorte investi d’une mission. Wacquant fait référence ici à Max Weber, pour qui la notion de mission consiste en une tâche intérieure pour l’individu à laquelle « action » et « renoncement » se conditionnent fatalement l’un l’autre (Weber 2008, p. 120).
Cette vie monastique au cœur du ghetto trouve son dénouement à l’approche du combat. Apparaît en effet à ce stade le problème du mental pour conjurer le stress. Quelques jours avant un combat, les boxeurs s’isolent et tentent d’« amadouer l’angoisse » (p. 165). Seule l’adrénaline dissipe les inquiétudes du pugiliste, lorsque la cloche retentit enfin. L’immédiat après-match marque un soulagement pour les boxeurs, même en cas de défaite : « le boxeur quitte l’espace-temps sacré balisé par la triade sacrifice-cœur-éclat pour revenir à sa vie profane et à ses douceurs simples, mais essentielles » (p. 166). Néanmoins, l’épée de Damoclès de la rigueur ascétique réapparaît dès lors que le boxeur entame un nouveau cycle de préparation mentale et physique pour le combat suivant. L’angoisse ne se dissipe d’ailleurs jamais totalement, puisque la peur de mourir au combat est bien réelle pour tous les boxeurs. Si la mort survient rarement, Wacquant souligne que ce sport laisse de graves séquelles chez les professionnels plus âgés. C’est une des raisons pour lesquelles la boxe a connu un certain déclin à partir des années 1960, et que seuls les jeunes noirs ou latinos des ghettos lui accordent encore une attention particulière dans les années 1990.
Destins incertains
Trois tournois de boxe amateurs majeurs rythment l’année à Chicago. Les gagnants peuvent aspirer à entrer dans un monde professionnel qui présente des incertitudes en matière de rétributions économiques et de reconnaissances. Ces tournois permettent néanmoins aux entraîneurs de former des jeunes et de « façonner les amateurs » (p. 130). Le plus souvent, les entraîneurs sont d’anciens boxeurs qui développent une attitude sacerdotale dans l’accompagnement des plus jeunes et « se vivent comme de véritables missionnaires en guerre contre la rue, ses tentations et ses périls » (p. 132). Wacquant souligne le caractère ambivalent de la pratique pugilistique : entre rédemption pour des jeunes du ghetto échappant à la violence de la rue, qui retrouvent une dignité auprès de leurs proches, se forgent un physique efficace et une rigueur morale ; et damnation, en raison d’une vie sacrificielle récompensée par de maigres revenus, la possibilité de prendre des coups violents et l’usure accélérée du corps : « Le pugilisme peut élever votre existence et l’arracher des griffes de l’absurdité et de l’obscurité, mais il peut tout aussi bien vous enfoncer et vous enfermer dans la marginalité et la misère… » (p. 236). Avec les transformations socioéconomiques et l’élévation du niveau de vie des classes populaires – qui ne concerne pas les classes subalternes du ghetto étudiées ici –, la boxe est devenue un « sport paria » (p. 252). Si les boxeurs rencontrés par l’auteur ne venaient pas des couches inférieures de la société, ils n’auraient probablement jamais enfilé de gants.
Wacquant présente son initiation à l’« art de la cogne » comme inspirée par l’enquête ethnographique de la tradition intellectuelle de sociologie de Chicago (Chapoulie 2001), associée à une sociologie réflexive bourdieusienne. Il réinterroge en effet les enjeux propres à « l’empirisme irréductible [1] » (Schwartz 2011) en combinant l’analyse des faits observés sur le terrain avec les contraintes structurelles qui concourent à les produire. Introduit comme boxeur débutant et non en sociologue, sa présence régulière dans le gym permet à l’auteur de s’initier à la boxe tout en nouant des contacts de plus en plus familiers avec les boxeurs et le staff. Il fut progressivement accepté par les boxeurs de la salle, lui donnant accès à une lecture fine des enjeux sociaux à travers l’observation des destins individuels entremêlés aux logiques structurelles du ghetto. La conjoncture socioéconomique défavorable continue d’encourager certains jeunes hommes à se consacrer à l’« illusio pugilistique » (p. 237). Car pour Wacquant, la boxe ne constitue pas une porte de sortie du ghetto ; c’est plutôt une voie sans issue « dans laquelle un tout petit nombre rapidement décroissant d’hommes issus des classes populaires misent leurs corps » (p. 251), mais aussi leur dignité et sans aucun doute leur survie.
Bibliographie
- Bourgois, P. 2001. En quête de respect. Le crack à New York, Paris : Éditions du Seuil.
- Chapoulie, J.-M. 2001. La tradition sociologique de Chicago, 1892-1961, Paris : Éditions du Seuil.
- Foucault, M. 1984. Histoire de la sexualité. Vol. 3 : Le souci de soi, Paris : Gallimard.
- Guérandel, C. 2016. Le sport fait mâle. La fabrique des filles et des garçons dans les cités, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
- Oualhaci, A. 2015. Se faire respecter. Ethnographie des sports virils dans des quartiers populaires en France et aux États-Unis, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Schwartz, O. 2011. « L’empirisme irréductible. La fin de l’empirisme ? », in N. Anderson, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris : Armand Colin, p. 372-377.
- Wacquant, L. 2000, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur, Marseille : Agone.
- Weber, M. 2008, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris : Flammarion.