L’histoire de la rencontre entre les socialistes et la ville est aujourd’hui vieille de plus de 130 ans. Elle commence dans les faubourgs ouvriers des villes du Nord et de la banlieue parisienne, autour de quelques personnalités pionnières du socialisme [1]. Vingt ans avant le congrès d’unité qui fonde en 1905 la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), ces pionniers donnent corps aux premières expériences d’un socialisme municipal à la française (Dogliani 1991). Minoritaire, ce socialisme des communes urbaines le reste jusqu’à une période récente. Pourtant, il imprègne profondément autant l’histoire de la France du XXe siècle que celle du Parti socialiste. Cette expérience pérenne et fructueuse contraste, en effet, singulièrement avec un exercice national du pouvoir court et douloureux pendant les Troisième et Quatrième Républiques (Chamouard 2013).
L’entre-deux-guerres : des politiques municipales novatrices mais sous contraintes
Durant l’entre-deux-guerres, le Parti radical, situé au centre-gauche de l’échiquier politique, contrôle la grande majorité des communes, à l’image du célèbre maire de Lyon, Édouard Herriot (1905‑1940 puis 1945‑1957 [2]). Ainsi, en 1935, la SFIO n’est à la tête que de 1 300 communes environ sur les 38 000 communes françaises de l’époque. Cependant, elle connaît une première vague de conquêtes municipales à cette période, en particulier dans les grandes villes de province : Marseille, Lille, Strasbourg en 1919, Bordeaux et Toulouse en 1925 sont prises par le Parti socialiste. Confrontés à une grave crise du logement, puis à la crise économique des années 1930, les maires socialistes élaborent des politiques sociales ambitieuses. À l’image des premiers maires des années 1880, la ville est, en effet, pensée comme un tout dans lequel l’utopie socialiste peut pleinement s’affirmer. Elle devient ainsi le laboratoire d’expérimentations innovantes et originales comme les boulangeries ou les pharmacies municipales, qui font de ces cités à la sociologie populaire des îlots de socialisme (Chamouard 2007). Les maires socialistes y font l’expérience du pouvoir bien avant que leur parti ne l’exerce à l’échelon national en 1936.
Le socialisme municipal de l’entre-deux-guerres demeure une action sous contraintes administratives et financières. Les pouvoirs du maire sont régis par la loi municipale de 1884, qui limite sa capacité d’intervention réelle (Ulrich 1971). Malgré la réforme de 1926, la mairie reste conçue par les autorités supérieures comme un échelon d’application des politiques nationales. Les maires socialistes utilisent, à leur maximum, les pouvoirs discrétionnaires qui leur sont laissés et ils tentent, non pas de subvertir la règle à l’image des guesdistes [3] des années 1880, mais de pousser l’interprétation de la règle républicaine le plus loin possible. Leur interventionnisme est limité par les maigres ressources budgétaires dont disposent les communes. Pour contourner cette limitation, les maires socialistes font un usage intensif et innovant de l’emprunt. L’emprunt productif, visant à construire des infrastructures (voirie, écoles, hôpitaux) qui rapporteront ensuite des ressources financières à la commune, est largement utilisé par les socialistes (et certains radicaux, tel Édouard Herriot), contrairement à une majorité de maires de droite, qui continuent de gérer leur commune en « bons pères de famille ». Ces réalisations s’inspirent des deux programmes municipaux élaborés pour le parti en 1925 et 1935 par Henri Sellier, le président de la Fédération des élus socialistes (Coudroy de Lille 2013).
Malgré ces contraintes, les maires socialistes développent des politiques économiques, sociales et urbanistiques qui les distinguent des maires d’autres tendances. D’un point de vue social, ils n’hésitent pas à voter d’importantes dépenses « facultatives » (car elles sont à la discrétion de la commune) en faveur des plus démunis (femmes seules, chômeurs, « vieillards »). D’un point de vue économique, ils s’engagent dans des dépenses d’investissement qui viennent gonfler les budgets supplémentaires des mairies et exploser les dépenses en général. Ces politiques ont vocation à se projeter dans l’espace national et à constituer une vitrine des réalisations du Parti socialiste SFIO. Ainsi, la mairie joue véritablement le rôle de laboratoire d’expérimentation car les maires tentent de dépasser le cadre imposé, notamment pour les lois sociales (sur l’aide apportée aux vieillards, invalides et chômeurs). Les communistes, qui pratiquent un « communisme municipal » encore plus poussé, mais resté subversif, ne manquent pas de dénoncer un « socialisme municipal » bien timoré à leurs yeux (Lefebvre 2013). Les édiles de la SFIO n’hésitent pas, en effet, à s’appuyer sur des réseaux et des personnalités d’envergure nationale souvent non socialistes pour mener à bien leurs projets municipaux. À la Chambre, les députés-maires de la SFIO présentent leurs réalisations municipales et contribuent, par leurs amendements, aux grandes lois sociales des années 1928‑1930 qui construisent l’État social français.
Vers un socialisme municipal conquérant
Sous le régime de Vichy, les édiles socialistes sont les premières victimes des épurations [4]. Ils sont immédiatement suspectés par un régime antirépublicain et autoritaire, parce qu’ils dirigent des grandes municipalités ouvrières, perçues comme dangereuses. Un grand nombre de ces élus appartient également à la franc-maçonnerie, ce qui entraîne leur destitution. Sous ce régime, la démocratie locale est en berne. La loi du 16 novembre 1940 a supprimé le principe de libre élection des maires dans toutes les grandes villes. Une petite minorité d’édiles socialistes parvient, cependant, à rester à la tête de leur mairie, à force d’actes d’allégeance aux autorités de Vichy ou aux Allemands. Ils sont également maintenus à la tête de leur mairie parce qu’ils sont perçus comme des éléments stabilisateurs et légitimes aux yeux des habitants, à même de gérer les difficultés du ravitaillement et de l’occupation. Le maire de Boulogne-Billancourt, André Morizet, fait, par exemple, le choix de rester, malgré les compromissions inévitables d’un tel choix en zone occupée (Guillot 2004). Néanmoins, la majorité des élus socialistes quitte leur fonction, qu’ils y soient forcés ou qu’ils anticipent la décision des autorités supérieures. Une minorité entre activement dans la résistance (Sadoun 1982).
Après la Seconde Guerre mondiale, le temps est à l’exclusion des élus compromis et à la recherche de nouvelles élites locales pour le Parti socialiste profondément renouvelé. La SFIO écarte en 1945 tous les élus restés en place, qui n’ont pas rejoint la résistance. En réalité, très rapidement, le parti assouplit cette épuration qui le prive de certains édiles, piliers des grandes villes de province. À partir des élections de 1945 commence la lente ascension socialiste dans les villes de France. La SFIO triple le nombre de communes qu’elle emporte. Elle compte dans ses rangs 40 000 conseillers municipaux élus dans 4 115 communes. C’est une nouvelle génération de militants qui s’empare des grandes agglomérations. Généralement issus des rangs de la résistance, nés dans les premières années du siècle et davantage diplômés que leurs prédécesseurs, ces nouveaux édiles développent d’ambitieux programmes de municipalisation des services publics.
Malgré plusieurs changements dans le mode de scrutin, le Parti socialiste maintient et élargit son implantation municipale entre les élections municipales de 1947 et 1977. Dès 1947, 30 % des villes de plus de 9000 habitants sont socialistes. Certaines d’entre elles sont détenues sans interruption pendant plus de trente ans. On pense notamment à Marseille, bastion de Gaston Defferre de 1953 jusqu’à sa mort en 1986 (Ollivier 2011 et Mattina 2010). Cette longévité s’explique par les stratégies d’alliance de « Troisième Force [5] » développées par les socialistes. Si la Troisième Force disparaît au niveau national en 1951, les alliances de la SFIO avec des partis du centre-gauche, voire même du centre-droit, constituent le fondement des majorités municipales dans les villes socialistes jusqu’aux années 1970. C’est notamment le cas avec Augustin Laurent, maire de Lille (1955‑1973), Gaston Defferre de Marseille (1953‑1986), Guy Mollet d’Arras (1945‑1975), Victor Provo de Roubaix (1942‑1977), Jean Minjoz de Besançon (1953‑1977) ou André Morice de Nantes (1965‑1977).
Une relative dépolitisation (années 1950‑1960)
Ces alliances entraînent une relative dépolitisation des gestions socialistes et surtout, comme l’a démontré Rémi Lefebvre, la disparition de la question municipale lors des débats de congrès. Dans les discours, la mairie perd sa valeur d’expérimentation socialiste. Il est ainsi significatif que le parti n’élabore aucun programme dans l’après-guerre jusqu’à 1977 (Lefebvre 2001). Cependant, l’ancrage municipal prend une importance croissante dans la vie du parti, alors que la base militante s’effondre au niveau national. Dans de nombreuses communes, les employés municipaux forment une nouvelle clientèle qui remplace les militants disparus. Le parti devient ainsi, par l’intermédiaire de ses maires, un parti de clientèle. En un sens, les mairies socialistes jouent un rôle de base de repli pour cette formation politique en crise, cantonnée à un rôle d’opposition dans le système politique de la Cinquième République gaullienne.
Pendant la Quatrième République et une partie de la Cinquième République, les communes socialistes se trouvent dans une dépendance encore accrue vis-à-vis de l’État. Dans le cadre de la planification et de la régionalisation, ce dernier insuffle les grandes politiques urbaines que les élus doivent mettre en œuvre. La marge de manœuvre des maires dépend, en définitive, de leur activisme et de leurs réseaux parisiens, seuls à même de dépasser la double tutelle de l’État : administrative, mais aussi – et surtout – technique et financière des directions départementales de l’équipement et de la Caisse des dépôts et consignations. Pourfendeurs de la tutelle de l’État, les maires socialistes négocient avec lui afin d’inclure leur ville dans de grands projets, telles que les ZUP (zones à urbaniser en priorité) ou les métropoles d’équilibres. À Marseille, Defferre fait construire 40 000 logements entre 1959 et 1965 ; à Lille, Augustin Laurent contribue à faire disparaître les courées insalubres. Ils parviennent à leur fin grâce au cumul des mandats généralisé. En 1971, 80 % des députés socialistes sont maires (contre 50 % pour l’ensemble des élus à l’Assemblée nationale) [6].
À l’aube de la grande victoire socialiste aux élections de 1977, le « socialisme municipal » ne maintient ses spécificités que du fait de l’action de quelques grands élus qui mènent des politiques ambitieuses. Dans la majorité des communes SFIO, il a largement perdu son identité socialiste, celle d’une expérience innovante du socialisme dans le cadre municipal. Il faut attendre la refondation du Parti socialiste au congrès d’Épinay-sur-Seine en 1971, l’union des gauches en 1972, ainsi que le tournant des élections de 1977 pour assister à une grande victoire socialiste, annonciatrice, à bien des égards, de celle de 1981.
Bibliographie
- Chamouard, Aude. 2007. « La mairie socialiste, matrice du réformisme (1900‑1939) », Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 96, p. 23‑33.
- Chamouard, Aude. 2013. Une autre histoire du socialisme : les politiques à l’épreuve du terrain, Paris : CNRS Éditions.
- Coudroy de Lille, Laurent (dir.). 2013. « Henri Sellier. La cause des villes », dossier spécial, Histoire urbaine, n° 37, p. 3‑148.
- Dogliani, Patrizia. 1991. Un laboratoire du socialisme municipal : France 1880‑1920, thèse d’histoire, université Paris‑8.
- Guillot, Pascal. 2004. André Morizet (1876‑1942), thèse d’histoire, université Paris‑13.
- Lefebvre, Rémi. 2001. Le Socialisme saisi par l’institution municipale (des années 1880 aux années 1980) : jeux d’échelles, thèse de science politique, université Lille‑2.
- Lefebvre, Rémi. 2013. « Le socialisme municipal sous les fourches caudines du communisme : l’exemple de Roubaix dans l’entre-deux-guerres », in Bellanger, Emmanuel et Mischi, Julian (dir.), Les Territoires du communisme. Élus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Paris : Armand Colin, p. 53‑72.
- Mattina, Cesare. 2010. La Régulation clientélaire : relations de clientèle et gouvernement urbain à Naples et Marseille, thèse de science politique, université Grenoble‑2 Pierre-Mendès-France et Institut d’études politiques de Grenoble.
- Ollivier, Anne-Laure. 2011. Gaston Defferre. Un socialiste face au pouvoir, de Marseille à l’élection présidentielle de 1969, thèse d’histoire, ENS Cachan.
- Sadoun, Marc. 1982. Les Socialistes sous l’Occupation. Résistance et collaboration, Paris : Presses de la FNSP.
- Ulrich, Antoine. 1971. L’Évolution de l’institution communale depuis la loi du 5 avril 1884, thèse de droit, université de Dijon.