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Débats

Le Covid-19, la guerre et les quartiers populaires

Accusés d’aggraver la pandémie en raison de leur supposée « incivilité », les habitants des quartiers populaires sont montrés du doigt par des discours réactivant le fantasme du ghetto urbain. De nombreuses inégalités – de logement, santé, travail et transport – rendent pourtant le confinement particulièrement difficile dans les cités HLM, et exposent davantage leurs habitants au coronavirus.

L’épidémie qui frappe la planète est un événement au sens plein du terme, un surgissement imprévu qui chamboule notre quotidien, jusque dans nos gestes et nos espaces les plus intimes. Pour se protéger, pour protéger ses proches, mais surtout pour endiguer collectivement la circulation du virus, un nouvel impératif moral apparaît et se diffuse : « rester chez soi », meilleur moyen pour « sauver des vies ». Parmi celles et ceux qui prennent conscience le plus tôt de la réalité du risque pandémique, beaucoup n’attendent pas les annonces gouvernementales pour appliquer des mesures de confinement, annulant les rencontres prévues avec des amis, évitant les rassemblements, limitant au strict minimum leurs sorties ou renonçant à se rendre au bureau de vote le 15 mars (veille de l’annonce du confinement).

Alors qu’ils s’imposent ces mesures contraignantes, ces pionniers observent avec angoisse qu’une large frange de la population semble continuer à vivre normalement et à ignorer les risques dans leurs activités quotidiennes, ce qui suscite parfois chez eux l’agacement et la réprobation. Les gestes barrières et l’isolement physique n’étant efficaces que s’ils sont suivis massivement, le comportement des seconds rend inutile ce que les premiers vivent comme un sacrifice. En écho à cette préoccupation morale (mais aussi pour tenter de masquer sa propre responsabilité dans l’anticipation de la crise), le gouvernement oriente très vite sa communication en fustigeant les comportements « irresponsables » et en dénonçant les rassemblements dans certains lieux publics des grandes villes. Dans les jours qui suivent, la condamnation morale se déplace dans le débat public et prend notamment pour cible les habitants des quartiers populaires, dont les comportements supposés sont jugés coupables de renforcer l’expansion de l’épidémie. La population des cités serait-elle plus rétive aux consignes de confinement ? Les quartiers populaires sont-ils responsables de la propagation de l’épidémie ? La sociologie des classes et des quartiers populaires offre quelques pistes pour prendre un peu de recul.

Un postulat fragile

Le 18 mars, plusieurs médias annoncent que le département de la Seine-Saint-Denis comptabilise 10 % des procès-verbaux pour non-respect du confinement, au premier jour de sa mise en œuvre [1]. Telle une grille de lecture familière et rassurante en cette période troublée, on voit alors surgir des discours dénonçant « l’incivilité » des habitants des quartiers populaires et l’existence de « zones de non droit », réactivant la chimère selon laquelle ces territoires se seraient transformés en ghetto, émancipés du respect des règles communes et représenteraient un danger pour la République (Gilbert 2011). Ce cadrage médiatique, alimenté par l’extrême droite et par divers commentateurs [2], s’appuie non seulement sur une vision erronée de la réalité des quartiers populaires, mais repose surtout sur un postulat (selon lequel les infractions au confinement seraient plus fréquentes dans les cités) qui n’est pas démontré. Les chiffres des contrôles de police qui ont alimenté la mise en cause des comportements des habitant·e·s des quartiers populaires doivent en effet être maniés avec la plus grande circonspection. Car il est un fait établi de longue date par la sociologie de la police : les statistiques produites par l’institution policière ne sont pas les plus fiables quand on cherche à mesurer la réalité des infractions commises par la population ; elles fournissent en revanche un excellent indicateur de l’activité policière, c’est-à-dire du genre d’infraction et du type de population sur lesquels l’institution concentre ses moyens. Autrement dit, si la plus grande fréquence des contrôles et des verbalisations en Seine-Saint-Denis au premier jour du confinement atteste d’une plus forte activité policière dans ce territoire ce jour-là, il est impossible de savoir si les infractions y ont effectivement été plus nombreuses ou tout simplement si cela reflète un ciblage des contrôles.

Bien malin, donc, qui est aujourd’hui en mesure d’affirmer que le confinement serait moins respecté par certaines populations ou dans certains quartiers [3]. Les recherches en sociologie permettent, en revanche, de souligner deux grands effets de la situation actuelle pour les quartiers populaires : le confinement y crée d’une part des inégalités spécifiques et de grandes difficultés pour les ménages qui y résident ; d’autre part, en raison des diverses inégalités qui les touchent – santé, logement, travail et transport –, les ménages et les quartiers populaires se trouvent particulièrement exposés au virus et risquent finalement de payer un très lourd tribut à la pandémie.

Confinement domestique et inégalités de logement

Sur la belle affiche de Mathieu Persan (Figure 1), largement diffusée sur les réseaux sociaux le week-end précédant le confinement, l’appel à rester chez soi est illustré par une maison individuelle, isolée en rase campagne et inondée de soleil. Une image efficace et mobilisatrice, mais qui évoque davantage la réalité du monde rural ou des résidences secondaires dans lesquelles se sont réfugiées une partie des classes supérieures urbaines [4] que les conditions matérielles d’habitat des cités.

Si les conditions de logement ont connu un véritable saut qualitatif depuis le milieu du XXe siècle en France, avec une amélioration généralisée du confort, du niveau d’équipement et une augmentation de la surface des logements, les inégalités sociales d’habitat demeurent criantes. Au cours des trente dernières années, avec l’explosion du coût du logement et l’accroissement des inégalités économiques, notamment de patrimoine, tout indique que les inégalités sociales en termes d’habitat se sont accentuées. Le poste logement pèse lourdement dans le budget des classes populaires, dont les chances d’accéder à la propriété ou à des espaces socialement valorisés se sont réduites. Ces inégalités touchent directement l’accès au logement et les conditions matérielles d’habitat, comme l’atteste l’accroissement du nombre de personnes sans domicile ou vivant dans des logements non ordinaires – bidonvilles, squats ou campings à l’année [5].

Figure 1. Affiche de Mathieu Persan, créée le 13 mars 2020

Un des effets de cette évolution concerne le surpeuplement [6]. Si celui-ci a fortement diminué (sa proportion a été divisée par deux entre 1984 et 2006), il concerne encore 8 % des ménages, soit 8,6 millions de personnes. Sans surprise, ce sont les pauvres, les classes populaires, les immigrés et les familles monoparentales qui sont le plus frappés [7]. Alors que la diminution du surpeuplement se poursuit pour le reste de la population, elle est repartie à la hausse chez les plus pauvres depuis le milieu des années 2000 : au sein du premier décile de revenus, le taux de surpeuplement a bondi de 24,3 % à 30,5 % entre 2006 et 2013 (dates des deux dernières « Enquête logement » de l’INSEE), passant de 16,3 % à 18,2 % pour le deuxième décile [8]. Et parmi les 20 % les plus pauvres, 39 % des couples avec enfant(s) et 28 % des familles monoparentales sont touchées (Calvo et al. 2019).

C’est également dans les grandes agglomérations, où dominent l’habitat collectif et des prix de l’immobilier élevés, et où les ménages pauvres résident de plus en plus souvent, que le surpeuplement est le plus fréquent. En 2013, dans la métropole parisienne, un ménage sur cinq est concerné. Les locataires sont particulièrement touchés, notamment dans le parc HLM, où après une baisse continue depuis le début des années 1980, il passe entre 2006 et 2013 de 15,5 à 17,2 %. Enfin, dans les quartiers ciblés par les politiques de la ville, où les logements sont plus vétustes et plus dégradés qu’ailleurs (en particulier dans le parc locatif libre), la situation est particulièrement difficile : plus d’un ménage sur cinq (22 %) est en situation de surpeuplement, un tiers en Île-de-France (Sala 2018).

Alors que le mouvement des Gilets jaunes a fait éclater au grand jour les difficultés des classes populaires et petites classes moyennes des espaces ruraux et périurbains face aux transports, à l’éloignement de l’emploi et des services publics (Coquard 2019 ; Jeanpierre 2019), la crise sanitaire souligne une autre réalité : c’est dans les métropoles que les conditions de logement des classes populaires sont les plus difficiles, en particulier dans les cités HLM. Elle vient ainsi rappeler l’ampleur, au sein des classes populaires, du clivage entre « les pavillons » et « les cités ». Les habitants des premiers, plus souvent propriétaires et résidant en maison, bénéficient non seulement de plus grandes surfaces et de pièces plus nombreuses, mais aussi d’espaces supplémentaires (jardin, atelier, garage, etc.) qui sont autant de lieux de respiration pour chaque membre du foyer, mais aussi pour réaliser le « travail à côté » (Weber 1989), une forme de « bricole » mêlant travail et loisir, qui permet l’autoproduction de biens consommés par les membres du foyer ou alimente les échanges au sein du voisinage. À l’inverse, les seconds, plus souvent locataires, vivent dans des logements plus étroits, qui s’ouvrent directement sur le palier et l’espace public du quartier, offrant à leurs occupants très peu de ces « tiers espaces » entre le logement et le travail, si importants pour le « monde privé » des classes populaires (Schwartz 1990).

Le confinement vient donc rappeler l’ampleur des inégalités face au logement. S’il est d’ordinaire traversé par des rapports de domination spécifiques – c’est dans le huis clos domestique que les femmes et les enfants subissent les violences physiques et sexuelles les plus fréquentes et les plus graves, un risque accentué par le confinement –, l’habitat représente aussi un refuge, un lieu à l’abri des contraintes institutionnelles et productives. Un espace de respiration, à soi, un lieu appropriable, qui permet d’échapper aux rapports de subordination connus dans d’autres espaces (au travail, à l’école, etc.). Avec le confinement, cet espace est mis sous pression : l’injonction au télétravail installe la productivité économique marchande dans cet espace qui en est habituellement davantage protégé (même s’il l’est de moins en moins), tout comme l’injonction à la « continuité pédagogique » renforce la pénétration des contraintes scolaires dans l’espace privé. Surtout, quand le ménage comporte plusieurs membres, l’équilibre de la vie du groupe domestique dépend habituellement très largement de la possibilité pour chacun de bénéficier de moments de solitude et de disposer d’un espace personnel : une pièce où bricoler, un bureau, un jardin, un atelier, une chambre, bref un « lieu à soi » (Woolf 2020 [1929]). Avec le confinement durable des membres du foyer, ces équilibres sont mis à rude épreuve. Et les conditions matérielles pour supporter cette situation sont réparties de façon très inégale.

Ce que le surpeuplement veut dire

De nombreuses familles dans les cités vivent ainsi dans des logements étroits, alimentant de nombreuses tensions en leur sein [9]. Beaucoup de parents ou de jeunes adultes sont contraints de dormir dans le salon ou de partager leur chambre avec un ou plusieurs enfants ; pour ces derniers, l’absence d’espace personnel et la permanence des sollicitations familiales diminuent considérablement les chances de réussite scolaire (Bertrand et al. 2012). Face à la promiscuité, chacun tente de s’aménager des moments et des espaces de répit, soit en sortant du logement (sorties dans les parcs du quartier, rencontres de voisins et proches dans les espaces publics, visites au domicile de proches, activités sportives collectives ou footing solitaire dans les alentours, etc.), soit par des tactiques visant à s’approprier les espaces du logement disponibles à certains moments de la journée et de la nuit : le salon aux heures les plus calmes, la cuisine lorsqu’elle est assez grande, le balcon, la chambre d’enfant qui accueille l’ordinateur de la famille où tel père, qui travaille de nuit, s’installe la journée pendant que son fils est à l’école, etc. Ces aménagements, qui reposent sur l’alternance entre présence et absence des membres des foyers, sont mis à rude épreuve lorsqu’un ou plusieurs membres du foyer se retrouvent subitement reclus à domicile : au début des années 1980, Olivier Schwartz (1990) avait par exemple souligné combien le chômage de masse avait chamboulé les équilibres domestiques des familles ouvrières.

Les tensions et l’inconfort créés par la promiscuité agissent comme de puissantes forces centrifuges, qui incitent à sortir du logement. Le surpeuplement joue ainsi un rôle clef dans l’exposition des adolescents des cités HLM à la culture de rue et l’entrée dans le monde des bandes (Mohammed 2011). Plus généralement, il existe des liens étroits entre, d’un côté, les conditions de logement dégradées et la promiscuité domestique et, de l’autre, l’investissement de l’extérieur et l’intensité de la vie sociale dans les espaces publics (Coing 1966 ; Rivière 2017). Quand les conditions d’habitat sont un foyer de tensions, la possibilité de sortir est une soupape de décompression, un espace-temps de répit soulageant ceux qui sortent comme l’ensemble du groupe domestique.

Si le confinement est difficile pour l’ensemble de la population, il met ainsi particulièrement à l’épreuve les familles des cités, rendant difficiles, voire impossibles, ces petits aménagements qui reposent sur l’alternance entre sorties et entrées des membres du foyer, offrant des espaces-temps indispensables à l’équilibre de chacun et du groupe. Avant de condamner moralement les habitant·e·s des cités, peut-être conviendrait-il de s’interroger sur leurs conditions matérielles d’existence et sur les inégalités face au confinement ?

Inégalités sociales et exposition au virus

Ce qui surprend dans la séquence qui entoure l’annonce du confinement, c’est la rapidité avec laquelle les quartiers populaires ont été montrés du doigt. Bien sûr, avec la prise de conscience angoissante des mécanismes de propagation de l’épidémie, avec les injonctions morales, puis réglementaires et policières, à respecter le confinement, les comportements de celles et ceux qui ne respectent pas la « distanciation sociale » peuvent agacer, indigner, sembler égoïstes et dangereux. Il est pourtant bon de se remémorer les flottements de la communication gouvernementale jusqu’à la mi-mars : le 7 mars, le président de la République et sa femme se rendent au théâtre car il n’y a « aucune raison de modifier nos habitudes de sortie » avant d’annoncer, cinq jours plus tard, la fermeture des établissements scolaires tout en maintenant le premier tour des élections municipales, puis d’annoncer le lendemain, lundi 16 mars, le confinement à domicile de la population.

Compte tenu de ces flottements, mais aussi des incertitudes scientifiques sur le virus et des discours contradictoires qui circulent dans l’espace public, doit-on s’étonner que les consignes sanitaires ne paraissent pas immédiatement claires à une part importante de la population ? Comme le montrent les recherches en sociologie de la santé, alors que les classes supérieures s’approprient plus volontiers les normes et préconisations médicales, les pratiques corporelles et de santé des classes populaires sont davantage marquées par une logique familialiste, nourrie par les réseaux familiaux et par la socialisation familiale antérieure (Gojard 2010). Si l’émergence d’une « bonne volonté sanitaire » au sein des fractions stables des classes populaires doit conduire à nuancer ce constat (Arborio et Lechien 2019), la population des quartiers populaires (très peu diplômée, très précaire, plus souvent étrangère avec les difficultés linguistiques que cela implique, etc.) est moins perméable aux messages sanitaires diffusés par les institutions médicales. Dans un contexte où les consignes apparaissent pour le moins flottantes (songeons aux discours contradictoires et aux revirements quant à l’utilité du port du masque), que le caractère impératif du confinement ne soit pas perçu immédiatement pour tout le monde n’aurait ainsi rien d’étonnant.

Mais au-delà du rapport aux normes sanitaires, ce qui distingue les classes sociales vis-à-vis de la santé, c’est l’existence de profondes inégalités face à cette dernière, un des éléments qui montre que la société française demeure bien une société de classes (Siblot et al. 2015 ; Gelly et Pitti 2016). En atteste le maintien des écarts d’accès à la santé, d’espérance de vie et d’espérance de vie en bonne santé entre milieux sociaux, quel que soit l’indicateur retenu (PCS, diplôme ou revenus). Les classes populaires sont ainsi davantage confrontées non seulement à une mortalité précoce, mais aussi au risque de vieillir en mauvaise santé et d’être exposé à diverses pathologies (diabète, maladies respiratoires, obésité, etc.) qui aggravent les risques de comorbidité liés au coronavirus. Alors que ces inégalités de santé affectent particulièrement les territoires populaires (DREES 2018), les conditions de logement rendent plus difficilement supportables le confinement (au risque de provoquer d’autres problèmes de santé, notamment mentale). Elles exercent sur les membres des foyers une forte pression pour sortir, sans parler des nombreuses familles, dans les territoires populaires, vivant en bidonvilles ou dans des formes d’habitat où le confinement n’est pas envisageable, davantage exposées au risque de contamination.

Ces risques sont par ailleurs accentués par la nature des emplois des habitant·e·s des quartiers populaires, essentiels à notre survie économique (caissières, aides à domicile, aides-soignantes et agents de service dans les hôpitaux, éboueurs, livreurs, postiers, etc.). À la différence des classes supérieures, dans leur grande majorité dispensées de sortir de chez elles parce que leur emploi n’est pas indispensable ou qu’il peut se réaliser en télétravail, les ouvrier·ère·s et les employé·e·s sont plus souvent contraints de continuer à se déplacer sur leur lieu de travail, où ils et elles sont fréquemment placés en situation de contact avec la clientèle ou les usagers. À la fin de la première semaine de confinement, 39 % des ouvrier·ère·s et employé·e·s continuaient ainsi de travailler sur site, contre seulement 17 % des cadres et professions intellectuelles supérieures [10].

L’exposition au virus est enfin décuplée par les inégalités de transport. Les classes populaires sont en effet plus rarement dotées de véhicule individuel, et quand c’est le cas, elles possèdent moins souvent plusieurs voitures et de voiture(s) en bon état : en 2008, 18 % des ménages ouvriers et 29 % des employés ne possédaient aucune voiture, contre seulement 10 % des cadres et professions intellectuelles et 6 % des chefs d’entreprise et professions libérales (Coulangeon et Petev 2012). Ces inégalités concernent particulièrement la population des cités [11], marquée par une forte dépendance aux transports en commun. L’offre de ces derniers a été fortement réduite avec le confinement, les déplacements routiniers pour se rendre au travail ou pour faire des achats alimentaires doivent désormais se faire dans des transports publics souvent bondés, où les risques de contamination se trouvent démultipliés. Jugée coupable par certains, cette population pourrait bien figurer parmi les premières victimes du coronavirus, comme semble d’ailleurs l’indiquer la surmortalité constatée par l’INSEE en Seine-Saint-Denis en mars 2020 [12].

Faire la guerre ?

Face à cette épidémie et face à ces inégalités sociales, quelle politique sanitaire est proposée par le gouvernement ? La gestion de crise est fortement contrainte par les décisions prises dans le passé récent, en particulier par les politiques d’austérité budgétaire [13] qui, au cours des vingt dernières années, ont affaibli l’hôpital public et renforcé les inégalités d’accès à la santé (Juven, Pierru et Vincent 2019). À défaut de l’utilisation massive de tests de dépistage et du port du masque auxquels ont recours d’autres pays, c’est le confinement qui constitue en France le principal instrument pour contenir la pandémie. À l’image des priorités accordées au budget de l’État depuis 2017, c’est ainsi au ministère de l’Intérieur qu’est confiée la tâche de mettre en œuvre la principale mesure pour limiter la propagation de l’épidémie, dont l’application repose sur le contrôle et la sanction exercés par les agents de police.

Si ces derniers font partie de ces travailleurs du bas de l’échelle particulièrement exposés au risque de contamination, partageant ainsi une commune condition avec nombre d’habitant·e·s des quartiers populaires, les relations qu’ils entretiennent avec eux peuvent difficilement être décrites comme marquées par la confiance et la proximité (Mouhanna 2011). Depuis le début du confinement, les témoignages se multiplient à propos de contrôles et d’amendes distribuées abusivement, voire de violences policières, en particulier dans les quartiers populaires et à l’encontre de personnes racisées [14]. S’il faudra des enquêtes approfondies pour établir de façon objective et comprendre les ressorts des contrôles policiers pendant le confinement, ces témoignages font écho au fonctionnement ordinaire de la police dans les quartiers populaires, dominé par une logique répressive, par la priorité donnée au patrouillage et aux contrôles d’identité malgré leur faible efficacité en matière de lutte contre la délinquance, par un ciblage des jeunes hommes racisés des classes populaires, ainsi que par des violences policières qui, si elles demeurent minoritaires à l’échelle de l’ensemble des opérations de police, frappent systématiquement ceux-ci (Gauthier 2017). Le rôle conféré à la police dans la gestion de la crise sanitaire pour les habitant·e·s des quartiers populaires a ainsi de quoi interroger et inquiéter. Si la prodigieuse vitesse de propagation du coronavirus est le fruit de la mondialisation et a dans un premier temps touché les élites sociales, il apparaît désormais clair que la possibilité de se protéger du virus et de ses effets, notamment pour survivre au confinement domestique, s’avère très inégale. Or, la gestion politique de la crise semble s’inscrire dans le sentier de dépendance creusé par les priorités politiques des dernières décennies : celles qui ont fragilisé l’hôpital public, affaibli les libertés publiques et élargi le fossé entre la police et une part croissante des classes populaires et des mouvements sociaux, bien au-delà des cités HLM. Si les appels à la responsabilité de chacun pour limiter la propagation du virus sont légitimes et indispensables, ils font aussi écho à la fiction anthropologique sur laquelle reposent les politiques néolibérales, qui considèrent chaque individu comme responsable de son propre sort – un inconscient politique révélé au grand jour le 3 avril par le préfet Lallement, jugeant les morts du coronavirus coupables de n’avoir pas respecté le confinement.

Les appels au civisme et à la responsabilité individuelle visent, avec raison, à modifier les comportements individuels, pour que la lutte contre l’épidémie soit efficace collectivement. Mais leur fonction est aussi de légitimer une gestion policière et punitive de la crise sanitaire, qui sanctionne la population à coups d’amendes – 500 000 en trois semaines [15] – dont le montant, 135 euros (et qui peut s’élever en cas de récidive à six mois de prison et 3 750 euros), représente un quart des revenus mensuels d’une personne bénéficiaire du RSA. Avec ces amendes identiques pour tous – à la différence des politiques, pratiquées dans plusieurs pays, qui proportionnent le montant des contraventions aux ressources économiques des individus –, cette politique aveugle aux inégalités pénalise de facto les plus modestes, tout en permettant aux plus riches de s’acheter un peu de liberté de mouvement. C’est un ton martial que le gouvernement a choisi pour communiquer sur la pandémie : prenons garde à ce que la « guerre au coronavirus » ne se transforme pas en guerre aux pauvres.

Bibliographie

  • Arborio, A.-M. et Lechien, M.-H. 2019. « La bonne volonté sanitaire des classes populaires. Les ménages employés et ouvriers stables face aux médecins et aux normes de santé », Sociologie, vol. 10, n° 1, p. 91-110.
  • Bertrand, J., Bois, G., Court, M., Henri-Panabière, G. et Vanhée, O. 2012. « Scolarité dans les familles nombreuses populaires et conditions matérielles d’existence », Informations sociales, n° 173, p. 74-82.
  • Calvo, M., Hananel, J., Loubet, A. et Richet‐Mastain, L. 2019. « Conditions et dépenses de logement selon le niveau de vie des ménages », Les Dossiers de la DREES, n° 32.
  • Coing, H. 1966. Rénovation urbaine et changement social : l’îlot n° 4, Paris 13e, Paris : Les Éditions ouvrières.
  • Coquard, B. 2019. Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris : La Découverte.
  • Coulangeon, P. et Petev, I. D. 2012. « L’équipement automobile, entre contrainte et distinction sociale », Économie et statistique, vol. 457, n° 1, p. 97-121.
  • Direction de la Recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES). 2018. L’État de santé de la population en France. Rapport 2017, DREES–Santé publique France.
  • Fondation Abbé Pierre. 2020. L’État du mal-logement en France. 25e rapport annuel.
  • Gauthier, J. 2017. « L’art français de la déviance policière », La Vie des idées [en ligne].
  • Gelly, M. et Pitti, L. (dir.). 2016. « Quand la santé décuple les inégalités », Agone, n° 58.
  • Gilbert, P. 2014. Les Classes populaires à l’épreuve de la rénovation urbaine. Transformations spatiales et changement social dans une cité HLM, Thèse de doctorat en sociologie, université Lyon-2.
  • Gilbert, P. 2011. « “Ghetto”, “relégation”, “effets de quartier”. Critique d’une représentation des cités », Métropolitiques [en ligne]. 9 février.
  • Gojard, S. 2010. Le Métier de mère, Paris : La Dispute.
    INSEE. 2017. Les Conditions de logement en France.
  • Jeanpierre, L. 2019. In girum. Les leçons politiques des ronds-points, Paris : La Découverte.
  • Juven, P.-A., Pierru, F. et Vincent, F. 2019. La Casse du siècle. À propos des réformes de l’hôpital public, Paris : Raisons d’agir.
  • Mohammed, M. 2011. La Formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Paris : Presses universitaires de France.
  • Mouhanna, C. 2011. La Police contre les citoyens ?, Paris : Champ social.
  • Observatoire des inégalités. 2020. « Qui vit dans un logement surpeuplé ? ».
  • Rivière, C. 2017. « La fabrique des dispositions urbaines. Propriétés sociales des parents et socialisation urbaine des enfants », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 216-217, p. 64-79.
  • Sala, M. 2018. « Des conditions de logement plus dégradées dans les quartiers prioritaires », En détail, ONPV-CGET.
  • Schwartz, O. 1990. Le Monde privé des ouvriers. Hommes et femmes du Nord, Paris : Presses universitaires de France.
  • Siblot, Y., Cartier, M., Coutant, I., Masclet, O. et Renahy, N. 2015. Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris : Armand Colin.
  • Weber, F. 1989. Le Travail à côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris : INRA-EHESS.
  • Woolf, V. 2020 [1929]. Un lieu à soi, Paris : Gallimard.

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Pour citer cet article :

Pierre Gilbert, « Le Covid-19, la guerre et les quartiers populaires », Métropolitiques, 16 avril 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Le-Covid-19-la-guerre-et-les-quartiers-populaires.html

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