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Les bidonvilles français dans le journal Le Monde (1945‑2014)

Comment perçoit-on les zones d’habitat précaire en France ? À travers l’analyse des représentations des bidonvilles français dans le journal Le Monde sur une longue période (1945‑2014), Margot Delon montre que le regard porté sur ces espaces varie principalement selon l’origine de leurs habitants.

Dans son dernier documentaire, Souvenirs d’un futur radieux, José Vieira [1] met en scène un parallèle frappant entre le bidonville dans lequel il a grandi à la périphérie de la ville de Massy (Essonne) et un bidonville qui a été construit beaucoup plus récemment au même endroit. Par cette superposition, il entend combattre l’« amnésie » de la société française : les Roms d’aujourd’hui sont, selon lui, les Portugais des années 1960, et les bidonvilles dans lesquels ils habitent ou ont habité constituent le même marqueur d’exclusion.

À plus d’un titre, ce parallèle (voir également Legros 2011) est intéressant. Couplé au regain d’intérêt pour les bidonvilles de l’après-guerre en France, il offre un autre regard sur le phénomène de l’habitat précaire, sur les expériences habitantes qui s’y déroulent (Lion 2015), ainsi que sur les logiques d’action publique qui le ciblent.

Tout en tenant compte des écarts importants de contexte et de taille – 75 000 habitants dans les bidonvilles en France dans l’après-guerre (Gastaut 2004) contre 16 000 aujourd’hui (Aguilera 2015) –, cet article complète la comparaison entre ces bidonvilles d’hier et d’aujourd’hui par l’analyse des registres d’appréhension de cette forme d’habitat sur une longue période. À cette fin, un corpus des 1 518 articles publiés sur les bidonvilles français par le quotidien Le Monde entre 1945 et 2014 a été constitué et exploré statistiquement. Le Monde est une source intéressante en raison de sa diffusion très large, de sa couverture nationale, de son « rôle de “déclencheur” dans le traitement de nombreuses informations » (Marchetti 2002), et parce qu’il représente un quotidien de référence. Il s’agit en outre de l’un des seuls supports de presse ayant numérisé l’intégralité de ses archives depuis 1945, ce qui rend possible ce type d’étude [2]. En complément d’une enquête par entretiens, observations, archives et statistiques (Delon 2017), cette analyse montre que l’origine des habitants constitue un principe central de variation du regard porté sur les bidonvilles.

« Le bidonville », objet générique d’action publique ?


Une première observation de la distribution de ce corpus d’articles montre que celle-ci n’est pas linéaire (voir figure 1). Les bidonvilles des années 1960, principalement habités par des Algériens, des Portugais, des Marocains et des Tunisiens (Cohen 2013), n’ont pas été immédiatement perçus comme un problème public d’ampleur nationale. Alors que la construction de ce type d’habitat s’accélère à partir des années 1950, ce n’est qu’au milieu des années 1960 que leur visibilité s’intensifie. Un peu moins de la moitié des articles sont publiés de 1960 à 1975, avec un pic en 1970, année au cours de laquelle près de 10 % des articles sont publiés. Un peu plus de 20 % paraissent ensuite dans les années 1980 et 1990 ; puis on observe une nouvelle augmentation au milieu des années 2000, en raison de la construction d’un problème public ciblant cette fois les bidonvilles habités par des migrants d’Europe de l’Est.

Figure 1. Distribution des articles du journal Le Monde consacrés aux bidonvilles français par année (1945‑2014)

Des analyses factorielles et de classification descendante hiérarchique, non reproduites ici, montrent l’importance du recours aux registres lexicaux de l’action publique dans ces articles. Quelque 46 % des articles du corpus portent, en effet, sur des discussions parlementaires, sur des prises de position d’acteurs politiques nationaux ou encore sur les modalités de mise en œuvre des politiques concernant les bidonvilles, au carrefour des domaines du logement et de l’immigration [3]. Fait notable, ces articles ne concernent aucun lieu et aucun groupe d’habitants en particulier. Dans l’autre moitié du corpus, on observe, en revanche, des logiques de traitement des bidonvilles qui diffèrent en fonction des groupes d’habitants concernés.

Les bidonvilles algériens : la durabilité du stigmate colonial


Les Algériens sont sans conteste le groupe d’habitants le plus médiatisé sur l’ensemble de la période (204 articles, soit 13 % du corpus). Cette visibilité s’explique par les bouleversements dans la société française occasionnés par la guerre d’indépendance algérienne (1954‑1962). Dans les années 1950, les bidonvilles sont avant tout perçus comme le théâtre privilégié des répercussions du conflit en métropole [4] et non comme l’expression du mal-logement. Parmi les termes les plus associés à cette catégorie d’articles, on compte, par exemple, « terroriste », « couvre-feu », « attentat », « manifestant », « guerre » ou encore « FLN », tandis que « logement » et « habitat » sont très peu mentionnés. C’est encore la guerre d’Algérie qui favorise, par le biais de débats et de manifestations commémoratives, le retour des bidonvilles algériens dans Le Monde à partir du milieu des années 1990.

Figure 2. Caractéristiques du sous-corpus d’articles consacré aux habitants d’origine algérienne

Sur le long terme, il se dessine ainsi une représentation des habitants d’origine algérienne marquée par la figure de l’altérité coloniale, dangereuse dans les années 1950 (Blanchard 2012) et conflictuelle pour la période contemporaine (Collet 2012). Les discriminations subies par le groupe dans les bidonvilles (de Barros 2012) puis dans les cités de transit (Cohen et David 2012) et dans les HLM (Blanc-Chaléard 2012) sont, en revanche, invisibilisées.

Les bidonvilles portugais : le mal-logement invisible


Par contraste, les bidonvilles portugais sont très peu visibles. Alors que les Portugais constituaient, d’après un recensement de 1966 [5], entre 20 % et 30 % des 75 000 habitants des bidonvilles, seuls 44 articles (3 % du corpus) sont consacrés aux bidonvilles qu’ils habitent sur l’ensemble de la période. De façon encore plus accentuée, on ne compte que 12 articles sur les bidonvilles de Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne) (1 % du corpus), les plus importants de France, contre 187 pour ceux de Nanterre (Hauts-de-Seine) (12 % du corpus) [6].

Figure 3. Caractéristiques du sous-corpus d’articles consacré aux habitants d’origine portugaise

Dans les articles qui paraissent dans les années 1960, les bidonvilles portugais illustrent le « scandale du mal-logement » des immigrés et non plus les craintes liées à la présence en métropole de migrants coloniaux et post-coloniaux (de Barros 2004 ; Blanc-Chaléard 2007). Ces articles sont centrés sur les difficultés matérielles – avec des images récurrentes comme la boue, les rats ou les incendies – qui sont celles des immigrés de l’époque, incarnés par des Portugais dépeints comme de « bons travailleurs » qui ne se plaignent pas [7]. Le rappel de l’existence des bidonvilles portugais, après leur destruction, se fait de plus en plus rare et dépend principalement de l’actualité culturelle (à l’image des documentaires de Robert Bozzi ou de José Vieira). Cela converge avec une représentation des immigrés portugais comme européens et blancs (Pereira 2005), à la différence des migrants coloniaux. Ils sont fréquemment décrits comme des émigrés restés attachés au Portugal et réduits à des marqueurs culturalisés, tels que le football (Jelen 2007). Au fil du temps, le stigmate de l’habitat précaire semble avoir complètement disparu.

Des bidonvilles aux cités : générations « beurs »


Les 109 articles (7 % du corpus) consacrés aux habitants d’origines marocaine et/ou tunisienne [8] se situent entre ces deux représentations de l’habitat précaire. S’ils mettent beaucoup moins en avant le conflit colonial, ils font ressortir ses répercussions plus tardives et plus atténuées. Les bidonvilles sont en effet intégrés dans la généalogie des banlieues sur lesquelles l’attention se focalise dans les années 1980 (Tissot 2007). Ces espaces sont le décor de récits d’expériences du racisme et de la transmission de pratiques culturelles (« islam », « couscous »). Les figures mises en avant sont celles de jeunes habitants de quartiers périphériques de grandes villes de province, désignés comme des « beurs [9] », et d’intellectuels qui participent aux débats publics sur le racisme et les secondes générations. Bien que faisant moins directement référence à la figure du danger colonial, ces articles participent ainsi à la reproduction d’un stigmate lié à l’habitat à travers les générations issues de l’immigration coloniale.

Figure 4. Caractéristiques du sous-corpus d’articles consacré aux habitants issus du Maroc ou de Tunisie

Le retour des bidonvilles contemporains : un problème très politique


L’achèvement de la politique de destruction des bidonvilles menée au tournant des années 1970 n’est pas synonyme, loin s’en faut, de la disparition complète de l’habitat précaire. Tout au long de la période, il subsiste dans l’outre-mer, en Guadeloupe, en Martinique ou en Guyane notamment, des bidonvilles, mentionnés par Le Monde dans des articles portant sur le statut politique de ces territoires et sur leurs difficultés économiques [10]. À partir des années 2000, d’autres bidonvilles métropolitains, habités par des migrants d’Europe de l’Est, font par ailleurs l’objet d’une attention croissante (150 articles, 10 % du corpus).

Figure 5. Caractéristiques du sous-corpus d’articles consacré aux habitants originaires d’Europe de l’Est

Contrairement aux Portugais, ces habitants ne bénéficient pas de représentations positives liées à leur origine européenne. C’est même pour ce groupe que le stigmate de l’habitat précaire est le plus intense. La présence des habitants est fortement spécifiée par la référence à des identités ethnicisées (« tzigane », « rom »), à des pratiques « illicites » qui les distancient des précédentes migrations d’« immigrés » « travailleurs », comme la « mendicité », ainsi qu’à de nombreux acteurs associatifs (Action pour l’insertion par le logement (Alpil), Médecins du Monde (MdM), Romeurope…). On remarque aussi que, contrairement à la période précédente, il est surtout question d’« expulser » et d’« évacuations » [11]. En effet, ces bidonvilles ne font pas l’objet d’une politique nationale de résorption, mais d’opérations d’évacuation ponctuelles (Cousin 2013 ; Vitale 2015). Dans cette perspective, il n’est pas anodin que des associations se soient précisément mobilisées pour que ces habitats ne soient plus qualifiés de « campements », par définition éphémères, mais bien de « bidonvilles », en référence à l’action publique plus ambitieuse menée dans les années 1960 et 1970 [12].

L’étude conduite montre ainsi que les bidonvilles constituent un marqueur différencié d’altérisation. La médiatisation de ces espaces varie, en effet, fortement en fonction des périodes, des lieux et surtout des groupes concernés. Les écarts de cadrage contribuent en cela à faire exister des minorités ethnoraciales, à l’instar des représentations médiatiques des banlieues. Dans cette perspective, l’article constitue une invitation à d’autres études, en particulier sur les rapports de force internes au champ journalistique (Bourdieu 1994) qui peuvent renforcer de telles dynamiques d’ethnicisation et de racialisation des bidonvilles et de leurs habitants (Berthaut 2013).

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Margot Delon, « Les bidonvilles français dans le journal Le Monde (1945‑2014) », Métropolitiques, 27 novembre 2017. URL : https://metropolitiques.eu/Les-bidonvilles-francais-dans-le-journal-Le-Monde-1945-2014.html

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