Tous les hivers, des retraités, communément appelés snowbirds pour leurs migrations saisonnières, se regroupent autour de la petite ville de Quartzsite, en Arizona, un des rares lieux aux journées chaudes et ensoleillées des États-Unis durant cette saison. Ils sont, selon le maire, environ 200 000 tous les ans à garer leurs camping-cars dans les nombreux RV parks de la ville, ou à s’installer dans les espaces désertiques alentour. Ces espaces sont administrés par le Bureau of Land Management (BLM) [1] et il est possible d’y séjourner du 15 septembre au 15 avril pour 180 dollars. C’est notamment pour ce prix extrêmement modique, sans commune mesure avec les RV parks ou les loyers d’habitations ordinaires en ville, que beaucoup viennent ici avec leur habitat non ordinaire (Bernardot et al. 2014) : camping-cars, tentes, camions, voitures aménagées ou même cabanes. Beaucoup reviennent tous les hivers depuis parfois 20 ans, et s’installent au même endroit d’une année sur l’autre, bien qu’aucune règle ne les y oblige. Alors que, les mois d’été, tous ces retraités sont dispersés aux États-Unis pour retrouver leur famille, travailler (Bruder 2014) ou encore voyager vers d’autres lieux de vie peu chers (McHugh et Mings 1996), l’hiver, une économie du don spécifiquement liée à la vie collective dans cet espace désertique semble s’y développer.
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Source : image satellite, Google Earth, 2017.
Chez Guppy
La première fois que je me suis rendu à La Posa North, l’une des zones du BLM juste au sud de la ville, j’ai garé mon camping-car au bord de la route en terre que j’avais suivie pendant plusieurs kilomètres. Deux hommes assis au soleil devant une caravane m’ont fait signe et m’ont invité à m’asseoir avec eux. Ils écoutaient du blues avec le téléphone de l’un d’eux en buvant des bières fortes. Ils m’en ont spontanément tendue une avant même que les présentations soient faites. Howard portait une veste en jean sale et avait les mains noires de crasse. L’autre homme s’est présenté comme Guppy. Il portait un survêtement de sport avec un sweat à capuche et un sans-manches épais par-dessus. Ses pieds étaient confortablement installés dans des chaussons pleins de sable. Tous deux avaient 64 ans. Peu après, une femme nous a rejoints : Mary, 67 ans, l’air très maigre dans son pantalon déchiré, habitait seule avec ses trois chiens dans une tente de l’autre côté de la route en terre par laquelle j’étais arrivé. Puis Dennis, un homme au visage, aux mains et aux vêtements sales, est arrivé sur un vélo de route. Tous s’étaient rencontrés quelques mois auparavant, lorsqu’ils s’étaient installés aux abords de Quartzsite.
© David Frati, décembre 2016.
Enfin, Big Harry, un homme habitant à cinq kilomètres de là, à La Posa South, une autre zone du BLM, est arrivé au volant de son van et s’est assis parmi le groupe après avoir posé une bouteille de tequila de luxe sur la table basse. Au bout d’une heure, la bouteille était terminée et Big Harry était reparti. Tous ces soixantenaires étaient complètement ivres, sauf Mary qui ne buvait pas et moi, toujours à ma première bière. Les bières fortes d’Howard et mes Budweiser continuaient de défiler, partagées avec Dennis et Guppy, qui m’offraient sans cesse des cigarettes qu’ils roulaient eux-mêmes. L’alcool a eu raison de la soirée, et lorsque nous n’étions plus que tous les deux, Guppy s’est excusé pour ses dégâts. Après tout, m’a-t-il dit, c’était encore de la faute de Big Harry, à qui il en voulait. Cet homme touchait 5 000 dollars par mois de pension de retraite de l’armée et à chaque fois qu’il faisait une apparition, il distribuait de l’alcool à tout le monde et la soirée finissait ainsi. « Nous, quand on nous donne de l’alcool, bien sûr qu’on le boit ! », m’a dit Guppy. Pour autant, Big Harry n’avait pas été le seul à partager l’alcool ce soir-là. Mais quelque chose le différenciait de tous les autres dans l’appréciation de Guppy.
Chez Betty
Cinq jours plus tard, Dennis, Guppy et moi sommes assis dans le salon de Betty, une femme qu’ils m’avaient présentée trois jours auparavant, dans sa maison de palettes et de bâches. Elle se tient debout, devant ses plaques branchées à une bouteille de propane posée à même le sol, grattant une poêle avec du sel pour la laver. Une fois la poêle propre, elle se retourne et demande qui veut un sandwich. Personne. « Ah, mais pourquoi j’ai allumé le gaz, alors ? [2] » Elle éteint la plaque et s’assoit dans sa chaise de camping après avoir repris son verre d’amaretto.
© David Frati, décembre 2016.
Avec Dennis, elle avait monté cette maison en une journée, au début de l’hiver. Elle était composée de deux pièces, un salon et une « chambre d’amis », et Betty comptait la démonter mi-avril. Elle dormait dans une roulotte garée juste devant. De l’autre côté, il y avait le feu de camp, élément presque inévitable de tout habitat du désert de La Posa. Voilà trois jours que je passais mon temps chez Betty et que je la voyais systématiquement recevoir du monde, organiser des soirées autour du feu pour lesquelles elle fournissait bois et hot-dogs, ou plus régulièrement préparer le repas pour tout le monde et offrir systématiquement de l’alcool, notamment à Dennis, qui était toujours chez elle. À 59 ans, il ne touchait aucune pension d’invalidité, bien qu’un accident de travail dans un ranch ait abîmé son dos et rendu tout emploi impossible. Il vivait seulement de 150 dollars de bons alimentaires de l’État et se désignait comme « l’homme le moins recherché d’Amérique [3] », devant toujours se débrouiller avec ce que les gens lui donnaient en attendant l’âge de la retraite. « Même cette bière vient de Betty ! [4] »
© David Frati, décembre 2016.
Les finances de Betty étaient toujours sur le fil. Cette femme de 61 ans touchait une pension d’invalidité qui serait bientôt remplacée par sa retraite et il lui manquait tous les mois quelques centaines de dollars. Pour rester à flot, elle fabriquait des poupées en laine qu’elle vendait entre 80 et 150 dollars. Elle disait en vendre environ deux par mois. D’ailleurs, à ce moment-là, elle travaillait sur une poupée pour Big Harry qu’elle devait finir rapidement : il avait payé la moitié depuis un certain temps déjà, ce qui la gênait, et elle avait besoin de l’autre moitié pour payer son téléphone qui serait coupé d’ici quelques jours si elle n’en réglait pas la facture.
Voyant la bouteille d’amaretto posée sur la table, Guppy demande : « Hé, Betty, je peux avoir un verre de ton amaretto ? [5] » Elle pousse un grognement : « Je vous connais, les gars ! Vous venez demander un petit verre et à la fin je me retrouve avec une bouteille vide ! [6] » Elle se lève alors pour aller chercher une autre bouteille d’alcool dans sa voiture, destinée à être abandonnée à Guppy pour préserver le précieux amaretto. Guppy fouille dans sa poche, sort une liasse de billets d’un dollar et les compte. Lorsque Betty revient avec la bouteille, Guppy lui tend tout ce qu’il a : « Tiens, Betty, j’aimerais mettre huit dollars dans la boîte à dons [7] ». Betty prend les billets et les met dans sa poche sans rien dire.
© David Frati, décembre 2016.
Chez Mary
La semaine suivante, Guppy me raconte sa journée de la veille : Mary, qui avait passé Noël chez sa sœur à Los Angeles, était tombée en panne sur le chemin du retour pour Quartzsite. Elle avait appelé Howard pour qu’il vienne la chercher. Guppy l’avait accompagnée pour lui tenir compagnie pendant ce trajet de deux fois trois heures. James, un autre membre du groupe, avait avancé l’argent de l’essence à Howard.
Le lendemain, alors que nous sommes autour du feu devant chez Mary, Howard annonce que les câbles d’attache du réservoir de sa voiture ont cédé. Mary ne cesse de s’excuser, considérant que ce ne serait pas arrivé sans sa panne à Los Angeles. Howard ne la tient pourtant aucunement responsable. Betty insiste auprès d’Howard pour que Dennis, ancien mécanicien automobile, regarde la voiture avant de l’envoyer au garage, en ville, pour 400 dollars. Mais Howard ne veut pas. La raison évoquée n’est pas le manque de compétences de Dennis mais le manque d’outils. Mary demande, d’un air concerné et avec insistance, si Howard a les 400 dollars. Quand il lui répond qu’il les a, elle le lui fait répéter. Plus tard, Mary me dira avoir été gênée de ne pas avoir pu participer aux frais, ne comprenant pas comment il pouvait avoir 400 dollars à dépenser. Dennis, quant à lui, me parlera de l’affront que lui avait fait Howard en refusant qu’il regarde la voiture, disant ne pas comprendre pourquoi il avait préféré dépenser de l’argent en ville alors qu’ils avaient l’habitude de se débrouiller entre eux.
Sur le don, le groupe et le lieu
J’ai finalement demandé à Betty, en entretien, si les poupées qu’elle fabrique ne servaient pas à rembourser tout l’alcool qu’elle payait à Dennis et Guppy. À ma question pratique, elle a répondu de manière pratique : Dennis l’aidait à faire la vaisselle, l’accompagnait faire les courses et l’aidait pour les travaux de sa maison qu’elle ne pouvait pas faire seule. Les deux semblaient avoir un intérêt à l’entretien de cette relation et de ces échanges de dons, même si aucun des deux ne l’exprimait dans la vie de tous les jours. Betty et Dennis étaient amis et entre eux les dons étaient appréciés librement. D’ailleurs, de manière générale, Betty affirmait ne compter aucunement ce qu’elle échangeait avec les autres : « Je n’aime pas cuisiner juste pour moi et… j’aime recevoir du monde [8] ». Pour autant, l’équilibre entre ce qui était donné, reçu et rendu n’était pas toujours assuré avec Guppy qui semblait manquer à ce qui s’apparentait tout de même à une certaine obligation de rendre (Caillé 2000). Le défaut de réciprocité trop fort, bien qu’immatériel et non quantifiable, donnait souvent lieu à des prises de bec entre Betty et Guppy sans pour autant que leur relation soit rompue, malgré des froids réguliers. À propos des huit dollars qu’il lui avait donnés ? « Ah ! Je suis sûre que c’était pour que je lui achète une nouvelle bouteille ! Mais… huit dollars, ça ne couvre pas vraiment ce que je dépense en alcool ! [9] ». Mais Betty écarte les considérations comptables : « Je ne compte pas… J’ai l’impression que ça finit toujours par revenir. Parfois, certains peuvent en profiter un peu mais je m’y retrouve. Ce que je donne me reviens toujours. Il y a toujours des gens pour m’aider ! [10] ».
Lorsque Betty a donné la poupée finie à Big Harry, il l’a prise sans mot dire et s’est contenté de la payer. Elle a été très déçue par cette réaction qui transformait, pour elle, la transaction en un échange purement commercial. Le commerce entre en contradiction avec le don, la principale forme d’échanges à La Posa North, où les biens partagés quotidiennement n’ont pas de valeur monétaire explicite et où la valeur du lien produit par l’échange est au minimum équivalente sinon plus importante que l’usage du bien lui-même (Caillé 2005).
Dans cet espace désertique où se forment ces camps saisonniers de retraités mobiles, l’argent provient principalement d’ailleurs, d’un espace et un temps autres, que ce soit une pension de retraite ou un emploi occupé le reste de l’année [11] (Frayssé 2015). Ces revenus sont donc variés. Il semblerait que l’économie du don pratiquée dans le désert permette non seulement au groupe de s’entraider et de vivre correctement ensemble malgré les difficultés financières et matérielles, mais aussi de se concevoir comme un groupe de personnes habitant ensemble dans le désert. On l’observe dans la vie quotidienne comme dans les grandes soirées du Potluck & Karaoke Camp ou du Bible Study Camp, deux des camps centraux de la socialisation à l’échelle de La Posa North, qui fonctionnent aussi au don. Ces festivités régulières sont des moments très importants de la vie commune, où l’on donne, reçoit et rend non seulement des biens matériels mais aussi des engagements personnels en chantant, dansant ou priant. Mary résume tous ces points en deux courtes phrases : « Nous sommes une communauté ici. On aime prendre soin les uns des autres [12] ». Pour ce groupe d’humains dans le désert, l’économie du don sert autant matériellement que socialement. Si les relations avec Big Harry étaient différentes, peut-être était-ce parce qu’il n’habitait pas à La Posa North : décidant de venir quand il le souhaitait, il ne partageait pas le quotidien du groupe. Lors de ses apparitions ponctuelles, il donnait sans échange, bloquant le processus donner–recevoir–rendre constitutif du don (Mauss 2010).
Bibliographie
- Bernardot, M., Le Marchand, A. et Santana Bucio, C. 2014. Habitats non ordinaires et espaces-temps de la mobilité, Bellecombe-en-Bauges : Éditions du Croquant.
- Bruder, J. 2014. « The End of Retirement : When you can’t afford to stop working », Harper’s Magazine, août.
- Caillé, A. 2000. Anthropologie du don, le tiers paradigme, Paris : Desclée de Brouwer.
- Caillé, A. 2005. Don, intérêt et désintéressement : Bourdieu, Mauss, Platon et quelques autres, Paris : La Découverte.
- Frayssé, O. 2015. « La “grande récession américaine” de 2007, les retraites et le “rêve américain” », IdeAs. Idées d’Amériques, n° 5.
- Mauss, M. 2010 [1950]. « Essai sur le don, forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », in Sociologie et anthropologie, 12e éd., Paris : Presses universitaires de France, p. 143‑279.
- McHugh, K. E. et Mings, R. C. 1996. « The Circle of Migration : Attachment to Place in Aging », Annals of the Association of American Geographers, vol. 86, n° 3, p. 530‑550.