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Les revers de la modernité au Maroc

Saisir les transformations du contrôle social depuis les marges de Casablanca

À travers une enquête ethnographique au sein des quartiers marginalisés de la capitale économique marocaine, Cristiana Strava montre les évolutions des politiques qui visent à les moderniser, mais aussi les continuités qui caractérisent le rejet et le contrôle des classes populaires de l’ère coloniale à nos jours.

Recensé : Cristiana Strava, Precarious Modernities. Assembling State, Space and Society on the Urban Margins in Morocco, Londres, Zed Books, 2022, 216 p.

Dans Precarious Modernities, Cristiana Strava aborde la modernité depuis les marges de la ville de Casablanca. Par son analyse des évolutions urbanistiques, économiques et politiques du quartier populaire de Hay [1] el Mohammadi, l’auteure explore la manière dont la « modernité » se présente comme un projet politique mis en œuvre par le pouvoir colonial, sans cesse renouvelé depuis par l’État marocain indépendant. À travers l’ouvrage, les marges se présentent comme un miroir grossissant des transformations sociales et spatiales ainsi que des reconfigurations politiques de la période coloniale à nos jours.

Issu d’une thèse de doctorat en anthropologie, l’ouvrage se découpe en cinq chapitres qui mobilisent des archives, des observations et des entretiens. Cette démarche permet d’explorer des territoires situés à la marge de la ville et marginalisés socialement et spatialement. L’auteure invite à analyser les racines de la « modernité » constitutive de l’entreprise coloniale, comme un « agenda idéologique », qui s’impose et donne à voir le renouvellement du contrôle qu’exerce aujourd’hui l’État sur des territoires populaires.

De la colonisation aux années de plomb : Les métamorphoses du rejet des classes populaires

Ce qui deviendra le « Hay el Mohammadi » est un vaste espace où se retrouvent celles et ceux qui, depuis le début du XXe siècle, migrent de tout le pays en quête de travail. La trajectoire du Hay est intimement liée à l’histoire industrielle et à l’expansion urbaine de Casablanca. Ces transformations s’opèrent d’abord, comme ailleurs dans le pays, sous le contrôle d’un pouvoir colonial (chap. 1) installé depuis plusieurs décennies et dont le projet est celui de consolider son emprise sur l’espace physique et politique du Maroc, tournant ainsi le dos aux besoins des populations locales, dites « indigènes ». Dans les grandes villes, le protectorat français systématise un urbanisme dual. D’un côté, il relègue les « indigènes » dans la ville historique entourée de murailles (appelée « médina »), et du fait de sa surdensification dans les espaces d’urbanisation spontanée. De l’autre, il édifie une ville dédiée aux Européens. Une ségrégation raciale et spatiale analysée par Janet Abu-Lughod dans le cas de Rabat comme un « apartheid » (Abu-Lughod 1980). Au tournant des années 1940, l’urbanisation spontanée répond aux besoins importants en logement (exode rural, croissance industrielle, etc.), mais préoccupe le pouvoir colonial qui craint le soulèvement de ces classes populaires. À Hay el Mohammadi, Michel Écochard, architecte et urbaniste français appelé par le résident général, intervient sur les noyaux urbains populaires : il expérimente son modèle des trames sanitaires horizontales, (unités de 8 m sur 8 m permettant l’édification de logements individuels de 64 m² autour d’une cour de 25 m² avec un point d’eau) et réalise des immeubles collectifs (figure 1).

L’ouvrage retrace ces réalisations et à travers elles l’imposition d’une modernité par l’habitat censée transformer les usages, les modes de vie et faire taire les velléités de dissidence des classes populaires « indigènes ». Cela s’illustre par le redécoupage des parcelles, la réalisation de voiries, l’imposition de nouvelles formes d’habiter, comme les collectifs d’habitation, soit l’ensemble des opérations urbanistiques et architecturales qui visent à façonner les rapports des populations à l’espace et aux autres. Cette démarche peut s’apparenter à une stratégie de contre-révolution, comme l’analyse Samia Henni dans le cas de l’Algérie (Henni 2019).

Figure 1

À gauche : Bâtiment à l’achèvement (1952). Source : Photothèque de l’École nationale d’architecture, Rabat ; À droite : Trame « 8 × 8 ». Fonds Écochard. Strava, 2022.

Au lendemain de l’indépendance, les quartiers populaires accueillent les dissidents politiques, les syndicalistes et les étudiants mobilisés qui sont durement réprimés par l’État marocain indépendant, dans la continuité de la coercition exercée par le pouvoir colonial. L’auteure rapporte la mémoire traumatique de ces années de plomb (1970-1999), où les sous-sols du Hay hébergent une prison secrète et des salles de torture. Ces souvenirs sont racontés à l’auteure par ses habitants, alors que de nouvelles formes de modernité transforment la ville de Casablanca. Les appropriations et transformations de l’architecture moderniste d’Écochard par les usages populaires tendent à dégrader l’image du quartier, qui fait l’objet d’une forte stigmatisation. Cette marginalisation est accentuée par la concentration d’un « sous-prolétariat » que favorisent l’essor du secteur industriel, agricole et l’ouverture des échanges commerciaux avec l’Europe amorcés dès la colonisation et attirant dans les quartiers populaires des grandes villes les travailleurs peu qualifiés du monde rural. La relégation s’est accentuée avec la réalisation d’équipements, comme la voie express mise en service fin 1970, qui divise le quartier et met sa population à l’écart du centre. La précarisation des jeunes issus de classes populaires (chap. 3) et dans certains cas leur exclusion du système capitaliste est un exemple patent du processus de marginalisation à l’œuvre. Sur ce point, l’auteure met en exergue l’ambivalence de l’action publique : d’une part, l’État déploie avec les associations locales et les ONG des activités artistiques ou éducatives et, d’autre part, il criminalise et réprime durement celles et ceux qui contestent son autorité.

La fabrique sécuritaire de l’urbain

Cette double action de la main gauche et de la main droite de l’État est une pratique largement répandue au Maroc. La fabrique de la ville sous domination coloniale s’est en effet appuyée sur les instruments d’urbanisme forgés pour contrôler les « indigènes » et contrecarrer les velléités indépendantistes. Elle s’est poursuivie durant les années de plomb, au cours desquelles le ministère de l’Intérieur a pris la main sur l’urbanisme dans un contexte de manifestations et de coups d’État. À Casablanca, la planification urbaine reste marquée par des considérations sécuritaires, comme l’atteste le fait que l’agence en charge de l’urbanisme est la seule à l’échelle nationale à être encore sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. En s’appuyant sur les travaux d’Abderrahmane Rachik et la notion d’« urbanisme de l’urgence », le livre de C. Strava permet d’alimenter des recherches qui depuis le cas marocain renouvellent cette lecture sécuritaire de l’urbanisme. En écho aux travaux de géopolitique urbaine anglo-américaine, elle met en lumière la manière dont la fabrique de la ville participe, depuis l’arrivée au pouvoir du roi Mohammed VI, à reproduire le contrôle des territoires et des habitants tout en servant l’accumulation capitaliste.

Les classes populaires face à la modernité : entre résistances et fascination

L’auteure fait le choix d’explorer la construction et le renouvellement de la modernité urbaine portée par les différents pouvoirs politiques en privilégiant une approche qui restitue le point de vue et le ressenti des habitants (chap. 2) : un espace vécu en décalage, voire en opposition, avec l’espace conçu par les politiques urbaines. Ainsi, en réponse aux critiques faites aux appropriations de l’architecture d’Écochard par les classes populaires, l’auteure mobilise la cartographie collaborative (figure 2) et place des appareils photo entre les mains des habitants afin qu’elles et ils dessinent et photographient leur quartier et leurs habitations. La ville moderne qu’incarnent les techniciens, voire les habitants de classes moyennes qui visitent le quartier lors de la journée du patrimoine organisée par l’association CasaMémoire est ainsi contestée de l’intérieur à travers les discours et les images produites depuis le Hay.

Figure 2. Cartographie collaborative

C. Strava, 2022.

La force de l’ouvrage réside dans sa capacité à rendre compte de la vie dans les marges mise au regard d’une vision politique de la « modernité » incarnée aujourd’hui par la Métropole (chap. 4). Le travail ethnographique restitue ainsi les balades sur le bord de mer de Casablanca, la corniche, récemment réaménagée et connectée au Hay par le tramway, le rituel du ménage et du hammam en fin de semaine, et permet de raconter la manière dont les classes populaires construisent des formes de réassurance dans un contexte économique et politique violent et incertain.

En ce sens, l’auteure s’appuie sur les travaux d’Anna L. Tsing pour mettre en lumière les capacités d’agir propres aux groupes marginalisés. Elle laisse cependant le lecteur sur sa faim, lorsqu’elle dépeint les formes d’agentivité relativement restreintes des habitants de Hay el Mohammadi. S’ils se sont opposés au pouvoir colonial et à l’oppression des années de plomb, pour certains au prix de leur vie, contrecarrer les différentes formes de violence, de précarité et d’exclusion produites par le système capitaliste semble constituer une autre affaire, et on aurait apprécié retrouver les résistances plus discrètes et détournées que ces dernières peuvent susciter.

La modernité est complexe et ambivalente dans la mesure où chacun (habitant, urbaniste, élu) en a une définition propre. Elle prend ainsi diverses formes, qu’il s’agisse du déclin industriel et de l’avènement de nouvelles activités productives ou de la fabrique métropolitaine qui fait arriver le tramway et déplace les habitants des bidonvilles. Bien souvent, les habitants du Hay ne sont pas en opposition à ce nouveau monde, bien qu’ils en soient exclus et continuent d’aspirer à en faire partie. La modernité est construite comme désirable. Le futur du quartier se dessine ainsi (chap. 5) à travers des politiques néolibérales faites de promesses de « villes sans bidonvilles » et de constructions de logements abordables. Les travaux scientifiques et les médias se montrent très critiques à l’égard de la qualité du bâti ou de l’éloignement du centre de ces nouveaux espaces dédiés aux classes populaires, et mettent en exergue la reproduction de la marginalité sociale et spatiale. Et pourtant, Amina et sa petite sœur, locataires d’une maison construite sur la trame 8 × 8 d’Écochard aujourd’hui inadaptée à leurs besoins, rêvent de quitter le Hay, qu’elle décrit comme « khayb » et « mazwinch », c’est-à-dire mal fréquenté et moche, et d’acquérir un appartement dans ces nouveaux immeubles qui illustrent la nouvelle « modernité » façonnée pour les classes populaires.

Bibliographie

  • Abu-Lughod, J. 1980. Rabat : Urban Apartheid in Morocco, Princeton : Princeton University Press.
  • Belarbi, W. 2011. « Mobilisations des habitants et régulations territoriales dans la périphérie sud de Casablanca. Cas de la commune de Lahraouiyine », thèse de doctorat en géographie, Université Mohammed V Rabat.
  • Bogaert, K. 2018. Globalized Authoritarianism. Megaprojects, slums, and class relations in urban Morocco, Minneapolis : University of Minnesota Press.
  • Graham, S. 2011. Cities Under Siege. The New Military Urbanism, Londres : Verso Books.
  • Henni, S. 2019. Architecture de la contre-révolution. L’armée française dans le nord de l’Algérie, Paris : Éditions B42.
  • Lefebvre, H. 1972. Le Droit à la ville, Paris, France : Éditions Anthropos.
  • Rachik, A. 2002. Casablanca : l’urbanisme de l’urgence, Casablanca : Imp. Najah El Jadid.
  • Tsing, A. L. 2017. Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vie dans les ruines du capitalisme, Paris : La Découverte.

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Pour citer cet article :

Maryame Amarouche, « Les revers de la modernité au Maroc. Saisir les transformations du contrôle social depuis les marges de Casablanca », Métropolitiques, 7 octobre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Les-revers-de-la-modernite-au-Maroc.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2086

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