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"Honneurs aux élus", Tourtoirac, 2014 (© E. Bellanger)
Débats

Interpréter le « blues des maires »

Communication institutionnelle et crise de l’engagement politique bénévole
À l’approche des élections municipales, 50 % des maires ne souhaitent pas se représenter. Ce « blues des maires » est-il le signe d’un malaise profond de la démocratie locale ? David Guéranger y voit la crise des engagements politiques bénévoles, à l’heure du désengagement de l’État et du vieillissement des édiles.

Si l’air ne vous est pas déjà familier, vous l’entendrez certainement pendant la campagne électorale. Il court sur les ondes radiophoniques comme dans les grands quotidiens nationaux et régionaux, et même les responsables gouvernementaux l’ont entonné pour consoler les édiles désœuvrés. Avec nostalgie, cet air de blues raconte comment des maires s’en vont, le cœur serré mais fatigués de tant de labeur, d’obstacles et de déconsidération, abandonnant leur écharpe tricolore avant même les prochaines élections. Ce blues des maires surgit en pleine crise des gilets jaunes, au moment où se multiplient les critiques adressées à la représentation, à la personnalisation du pouvoir, où l’abstention aux municipales atteint des records et où se multiplient les listes citoyennes. Cette promesse d’alternances municipales nombreuses aurait donc pu esquisser une perspective réjouissante, mais elle est pourtant reprise comme une mauvaise nouvelle démocratique, sur un air de blues. Comment comprendre cette interprétation nostalgique ?

Une communication institutionnelle en fanfare

L’air de blues doit avant tout son succès à l’efficace campagne de communication de l’Association des maires de France (AMF). D’abord, un chiffre : 50 %. Bien rond, facile à retenir : 50 % des maires ne souhaitent pas se représenter. N’importe quel autre résultat de sondage aurait été vite frappé du sceau de l’obsolescence, mais celui-là va connaître une longue carrière. Car ce pourcentage n’est pas seulement le fruit d’un énième sondage administré en ligne auprès d’un échantillon censément représentatif. Il bénéficie ensuite de la caution scientifique de celui qui signe le rapport d’enquête, directeur du Cevipof. Cela n’incite à discuter ni la validité du chiffre ni les éléments d’explication contenus dans le rapport (Foucault 2018).

C’est dommage, car plusieurs d’entre eux suffisent à nuancer – si ce n’est invalider – le blues des maires. Parmi les explications avancées dans le sondage, ceux qui envisagent de ne pas se représenter privilégient massivement les aspects personnels (70,8 %) et le sentiment du devoir accompli (52,5 %). Ils mentionnent beaucoup moins les difficultés liées à l’exercice du mandat, par exemple l’exigence des administrés (36,7 %), le manque de moyens financiers (33,9 %) ou en personnels (14,8 %). Quant au sentiment de dévalorisation de la fonction mayorale, qu’il s’agisse du sentiment d’être inutile (15,3 %) ou de la perte d’influence (4,4 %), il semble largement hors de cause.

Qu’à cela ne tienne, il suffit de passer ces chiffres retors à la moulinette herméneutique : « Les raisons invoquées par les maires sont multiples mais témoignent en priorité de difficultés de l’exercice du mandat puisque 71 % d’entre eux souhaitent se concentrer sur leur vie familiale et personnelle (sic) et 52 % considèrent avoir rempli leur devoir civique (re-sic) » (ibid., p. 5). Il suffit aussi de choisir des formulations plus dramatiques : les maires qui ne souhaitent « pas se représenter » deviennent les maires qui « souhaitent abandonner leur mandat » ; l’influence reconnue de l’intercommunalité sur la commune se mue en « sentiment de dépossession » et en relation « méfiante » ; les effets négatifs des dernières lois de décentralisation et la réduction des dotations de l’État se transforment en « recentralisation ressentie ». Et voici du même coup désignés les nouveaux responsables du blues des maires : l’intercommunalité et l’État.

Malgré la prudence des conclusions du rapport, c’est bien cette idée de « malaise » qui s’imposera ensuite sur toute autre considération [1]. Ainsi dramatisée, l’histoire va connaître un véritable succès dans la presse, tant nationale que locale. Tous les grands quotidiens entonnent le même refrain : 50 % « d’abandons », voilà qui illustre tour à tour la lourdeur bureaucratique, la menace intercommunale, voire la défiance grandissante des citoyens à l’encontre de leur édile. Ce refrain donne sens à tout un ensemble d’événements disparates, depuis les tensions entre élus et gouvernement sur fond d’équilibres budgétaires des finances locales jusqu’au mouvement des gilets jaunes, en passant par un fait divers dramatique : l’agression d’un élu aux conséquences tragiques.

Les journalistes apportent leur crédit au blues des maires par leurs manières de travailler. Le souci (légitime) d’incarner le « malaise » oriente en effet concrètement le choix des interlocuteurs et des questions. Sont ainsi interrogé·e·s des élu·e·s qui ont annoncé leur sortie ou des représentant·e·s d’associations départementales de maires qui saisissent l’occasion pour endosser leur rôle de « porte-voix ». Les questions font aussi une large part aux raisons de la sortie, aux difficultés du métier, aux contraintes financières. Au final, le travail aboutit moins souvent à mettre à l’épreuve les conclusions de l’enquête qu’à lui procurer une multitude d’illustrations, à la faveur de biais de sélections sur les témoins et sur les témoignages. Une belle illustration du tropisme qui consiste à chercher ses clés sous la lumière du réverbère.

Une autre interprétation du blues

Je voudrais proposer une interprétation dissonante du « blues des maires », qui ne nie pas l’existence d’un malaise mais lui donne d’autres explications.

On ne peut d’abord éluder la question de l’âge. L’effet de ce facteur, pourtant souligné dans l’enquête, disparaît presque complètement par la suite. C’est pourtant une variable importante et très corrélée avec la fin des carrières municipales. Les travaux sur la représentativité des maires – qui pointent d’ailleurs leur non-représentativité – soulignent que l’âge est un critère d’éligibilité très discriminant, avec un « âge d’or » situé entre 55 et 70 ans (Koebel 2014a et 2014b). Ce vieillissement s’est encore accentué, à tel point que la proportion des plus de 60 ans chez les maires atteint son niveau le plus élevé aux dernières élections, dix points de plus qu’au sortir des élections de 2008 (voir figure 1).

Figure 1. Répartition des maires par tranches d’âge (1983-2014)

Source : AMF – DGCL © David Guéranger.

Comment ne pas considérer et interroger les conséquences de ce vieillissement ? Comment ne pas le lier à la proportion écrasante des justifications personnelles et du sentiment du devoir accompli évoqués par les mairies dans les enquêtes par questionnaires ? Comment ne pas entendre que le grand âge est souvent la première justification apportée par les édiles dans la presse ? À force de chanter le blues à tout va, on passe à côté de l’essentiel. Ainsi de la vague de démissions sans précédent pointée à mi-mandat : d’abord interprétée comme l’illustration criante du blues des maires, une note préfectorale apporte un funeste démenti, en montrant que ces démissions sont majoritairement dues aux décès et à des considérations familiales et de santé [2].

Pour ceux qui considèrent que le renouvellement de ses représentants est plutôt bon signe pour le fonctionnement d’un régime démocratique, il y a là une évidente bonne nouvelle… et un vrai motif d’admiration pour l’AMF qui a réussi à faire entonner le contraire. L’enthousiasme est toutefois de courte durée si l’on considère que ce renouvellement traduit, in fine, le vieillissement de ceux qui exercent le pouvoir plus que la sanction des urnes. Faut-il voir dans ce vieillissement l’absence de vocations mayorales, c’est-à-dire l’absence de candidats pour remplacer les sortants ? Ou au contraire une capacité à tenir son poste et à survivre aux élections ? Si cette deuxième explication semble aujourd’hui plus documentée [3], elle n’exclut pas la première. Et les deux livrent une image bien morose de la démocratie communale…

Il faut aussi comprendre, au-delà de l’âge des maires, l’importance jouée par la taille de la commune. Celle-ci a des conséquences importantes, notamment sur le plan administratif et sur l’intégration dans une structure intercommunale. Une autre enquête par questionnaire, menée auprès des élus locaux (Gatel et Kerrouche 2018) un peu avant celle de l’AMF, montre que ces éléments influencent fortement le travail et le point de vue des édiles. Les maires des petites communes ressentent ainsi plus fortement que ceux des grandes villes le retrait des services déconcentrés de l’État, sur lesquels ils avaient l’habitude de s’appuyer. Ils sont aussi moins incités à s’engager dans l’intercommunalité, et se considèrent donc moins souvent partie prenante de ce niveau institutionnel. Ces éléments permettent de saisir leurs récriminations et leurs revendications. Alors que les maires des communes plus grandes pointent la faiblesse des indemnités, le besoin de formation professionnelle, de reconversion, la conciliation délicate avec la vie professionnelle, ceux des petites communes pointent au contraire le poids des responsabilités qui s’alourdissent, et s’inquiètent des risques – pénaux, individuels – qu’ils encourent au quotidien.

Une fois établies l’influence de l’âge et celle de la taille de la commune, et considérant que ces dimensions se cumulent (voir figure 2), le blues des maires sonne différemment. Il concerne une catégorie particulière d’élus, très nombreuse : les maires vieillissants des plus petites communes. Ceux-ci éprouvent un décalage toujours plus grand entre leur engagement individuel et les contraintes bureaucratiques grandissantes qu’ils doivent intégrer et assumer, en disposant de moins en moins de ressources pour le faire. Les élus les plus âgés, engagés depuis plusieurs mandatures, sont d’autant plus sensibles à ces contraintes qu’ils ont constaté leur aggravation au cours de ces vingt dernières années.

Figure 2. Part des maires ayant plus de 60 ans (en 2014) par strates démographiques

Source : Répertoire national des élus municipaux, DGCL, 2014.

Ouverture : la reprise en chœur du gouvernement

Le blues des maires exprime donc autre chose qu’un malaise collectif face à la recentralisation, à l’intercommunalité ou aux incivilités citoyennes. Au sein d’une catégorie – les maires – fort disparate, il semble toucher d’abord les plus âgés d’entre eux qui dirigent de petites communes. Au-delà de leurs situations et de leurs trajectoires singulières, leur engagement répond souvent au souci de rendre service, aux sollicitations des concitoyens ou à l’absence de volontaires, sur un mode proche du bénévolat. Ce sens de l’engagement est mis à mal par les nombreuses incitations à endosser des responsabilités plus lourdes, à développer des compétences gestionnaires, à porter le poids des contraintes administratives. Pour ces maires de petites communes, engagés de longue date, et pour qui l’indemnité financière ne peut constituer une motivation, le malaise prend donc la forme d’une crise plus générale des vocations politiques bénévoles [4].

C’est donc moins la pression exercée par l’État que la disparition de ses services publics déconcentrés qui pose problème, et avec elle la possibilité de déléguer à des fonctionnaires une multitude d’aspects techniques, juridiques et gestionnaires. L’intercommunalité produit des effets différenciés sur les édiles ; ceux qui s’y engagent (cumulant au passage indemnités de maire et de vice-président) n’en font pas un problème, et envisagent même plus facilement de se représenter devant leurs électeurs. Mais si l’intercommunalité bénéficie à certains, elle en exclut d’autres, sur des bases socialement inégalitaires, laissant de côté les élus les moins dotés (Vignon 2004). Les réponses gouvernementales apportées dans la loi de décembre 2019 dite Engagement et proximité [5], en droite ligne des revendications de l’AMF, se sont essentiellement focalisées sur les aspects statutaires de l’exercice des mandats, en renforçant leur formation, en revalorisant leurs crédits d’heures, leurs frais de garde et leurs indemnités et en finançant leur protection juridique. Cette loi prétend ainsi répondre au malaise en renforçant la professionnalisation des édiles, c’est-à-dire en méconnaissant la crise profonde des identités politiques bénévoles, et en prenant le risque de l’aggraver.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

David Guéranger, « Interpréter le « blues des maires ». Communication institutionnelle et crise de l’engagement politique bénévole », Métropolitiques, 17 février 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Interpreter-le-blues-des-maires.html

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