Accéder directement au contenu
Portrait peint de Pierre Bourdieu (Thierry Ehrmann/La Demeure du Chaos - CC BY 2.0)
Entretiens

Penser l’urbain avec Bourdieu

Dans Bourdieu in the City, Loïc Wacquant propose une nouvelle lecture de l’œuvre de Pierre Bourdieu qui interroge la place qu’y tient la ville. S’appuyant sur trois décennies de recherche sur la marginalité urbaine, cette relecture le conduit à souligner le rôle du pouvoir symbolique dans la fabrique des inégalités urbaines.

Entretien réalisé par Clément Rivière

Vous concluez Bourdieu in the City en qualifiant Pierre Bourdieu de « sociologue de l’urbain malgré lui ». Comment en êtes-vous venu à « urbaniser Bourdieu », quand la ville et l’urbain semblent de prime abord largement absents de son œuvre ?

Dans mon propre travail, j’utilise Bourdieu depuis très longtemps, et j’avais en tête d’expliciter l’enracinement de mes recherches urbaines dans son œuvre. C’est une collègue italienne qui voulait préparer un petit livre à partir d’un article (Wacquant 2018) qui a été à l’origine de Bourdieu in the City (Wacquant 2023). Je me suis mis à écrire ce qui est devenu un ouvrage en soi, différent du projet d’origine, mais qui me donnait l’occasion d’expliciter les principes d’une analyse bourdieusienne de l’urbain tout en proposant – ce qui n’était pas prévu au départ – une nouvelle lecture de son œuvre à travers l’urbain.

C’est comme ça qu’est né ce projet, qui m’a fait réaliser que de nombreuses recherches conduites par Bourdieu ont traité de l’espace et de l’urbanisation comme forme transformatrice. C’est le cas de ses travaux de jeunesse, qui portent sur les sociétés paysannes dans la Kabylie de l’Algérie coloniale, et dans son propre village de Lasseube dans le Béarn rural. Ces deux sociétés, des deux côtés de la Méditerranée, ont été bouleversées et même, on pourrait dire, amenées à leur mort par l’appel de la ville et par l’effet de l’intrusion d’institutions qui sont des institutions urbaines par excellence, comme l’école, le marché du travail et le pouvoir politique. Dans Le Déracinement (Bourdieu et Sayad 1964), comme dans ce qui est devenu plus tard Le Bal des célibataires (Bourdieu 2002), il y a une analyse en creux de l’urbanisation en tant que force sociale qui bouleverse les subjectivités et les rapports sociaux, en tant que force transformatrice.

J’ai par ailleurs observé que dans l’œuvre de la maturité de Bourdieu, dans ses études sur le champ scolaire, le champ académique, le champ religieux, le champ politique, le champ artistique, que tous ces champs avaient émergé dans la ville – et ce n’est pas par hasard. La constitution des champs est le produit de la différenciation sociale, de la différenciation culturelle qu’amène l’urbanisation, le regroupement de populations larges, denses, diverses. La ville est le vecteur de l’accumulation et de la différenciation des formes de pouvoir, ou des formes de capital dans le langage de Bourdieu, qui amène à la création de mondes sociaux séparés, ce qu’il appelle les microcosmes (Bourdieu 2022). Et une fois qu’émergent ces différents champs, se pose la question de leurs rapports les uns aux autres et de leur hiérarchie. C’est là que l’on observe la lutte entre les tenants des différentes formes de capital, l’accumulation du capital et la contestation d’une espèce de capital par une autre. Et où est-ce que tout ça se passe ? Dans la ville. C’est dans la ville que se retrouvent physiquement le bureaucrate, le juriste, l’artiste, le politicien, le savant, le grand patron – j’emploie le masculin volontairement parce que ces champs étaient jusqu’à récemment le territoire réservé des hommes –, c’est dans la ville que ces champs dont ils sont l’incarnation se cristallisent et se concrétisent. Et donc la sociologie bourdieusienne est tacitement adossée à une conception de la ville : ma lecture de Bourdieu c’est que l’urbain est ce lieu où viennent s’accumuler, se différencier et se disputer les espèces de capital.

Le deuxième élément de ce qui spécifie l’urbain selon Bourdieu, c’est que c’est le lieu où vont se rencontrer des populations, par définition diverses, selon de multiples critères, qui ont des expériences sociales variées, qui transportent dans la ville des habitus – c’est-à-dire des manières de penser, de sentir et d’agir – différents. La ville est le lieu où des habitus différents vont s’entrechoquer, être en désaccord ou en décalage les uns par rapport aux autres. On le voit bien par comparaison avec la société paysanne, où l’habitus est très cohérent parce que les conditionnements sociaux y sont homogènes et congruents : par contraste, la ville est ce milieu où se forment des habitus qu’on peut dire incohérents et incongruents. C’est pourquoi le milieu urbain crée de la perplexité sociale, en ce sens qu’on rencontre souvent dans sa vie quotidienne des gens qui sont différents de nous, qui ont des habitus différents et qui nous mènent à nous questionner sur notre propre manière de penser, de sentir et d’agir. Et ça, à mon sens, c’est une manière forte de caractériser la ville. Il y a donc une double spécificité de l’urbain, du côté du capital et du côté de l’habitus.

En vous appuyant sur le travail de Bourdieu, vous soulignez l’importance de tenir compte du rôle des structures symboliques dans la production des inégalités urbaines. Pouvez-vous présenter les principales caractéristiques de ce que vous qualifiez de « stigmate territorial à l’ère néolibérale » ?

Il y a diverses manières de lire Bourdieu. On le résume souvent à la triade habitus-capital-champ, mais je pense que ce résumé est inadéquat, parce qu’il omet la catégorie qui à mon sens est au cœur de son œuvre, qui est la notion de pouvoir symbolique. Le pouvoir symbolique, c’est, pour aller vite, la capacité de transformer la réalité en contrôlant et en transformant ses représentations. Ce pouvoir symbolique se concrétise par les catégories de perceptions, c’est-à-dire les lunettes à travers lesquelles on regarde le monde. Ces lunettes sont collectives, ce sont des lunettes historiques que l’on a notamment apprises dans les institutions d’État. Ce qui fait que la société est possible, c’est que, très largement, on partage les mêmes catégories de pensée et de perception. Mais, en même temps, il y a une différenciation de ces catégories de perception selon la position occupée dans l’espace social, et donc il y a une bataille pour lire la société avec différents types de lunettes. On peut percevoir la société à travers des lunettes de classe, et dire que la société est divisée en classes sociales, que les conflits urbains sont des conflits de classe, et essayer de mobiliser politiquement à partir de la catégorie de classe comme « principe de vision et de division », comme dit Bourdieu. Mais on peut aussi chausser des lunettes ethniques ou ethnoraciales et dire qu’il faut lire la société à travers le prisme de la race, qu’il faut essayer de mobiliser les gens selon ce clivage, et on a là une manière différente de lire le monde social, de le percevoir et d’essayer de le modifier, en construisant des mobilisations sociales, en demandant des mesures pour tel ou tel groupe construit de telle ou telle manière.

Je voulais montrer qu’il faut voir la ville en tant qu’entité concrète, matérielle, objective, mais aussi la ville telle qu’elle est perçue et vécue par les gens qui y vivent et dont les représentations sont le produit d’une lutte symbolique. Ces représentations de la ville s’appliquent à l’espace urbain et à la stratification des lieux. On a notamment une représentation hiérarchique des quartiers, qui existent matériellement en tant que distribution de ressources, d’argent, de diplômes, d’infrastructures, mais qui existent aussi dans la tête des gens. On a tous à l’esprit une carte de la ville, où on a des quartiers qui sont en haut ou en bas, qui sont bourgeois ou populaires, qui sont commerciaux ou résidentiels, etc. Durant le dernier demi-siècle on a pu observer la cristallisation de représentations négatives, infamantes même, autour de quartiers que l’on appelait auparavant populaires ou ouvriers, qui sont les anciens quartiers ouvriers de la périphérie industrielle, qui ont perdu leur ancrage économique avec la désindustrialisation et qui, dans le même temps, sont devenus des « ports d’entrée » pour la nouvelle immigration postcoloniale.

Ces quartiers sont désormais honnis. Leur nom provoque l’effroi et leurs habitants sont stigmatisés par le simple fait d’y résider. Avec la transformation du champ politique, la notion même de quartier ouvrier a disparu : on dira « les quartiers », tout court, sans qualificatif – comme si les quartiers bourgeois, soudain, n’étaient plus eux aussi des quartiers au sens ordinaire du terme ! C’est ici que je marie la notion de pouvoir symbolique de Bourdieu avec le concept de stigmate développé par Erving Goffman (Goffman 1975 [1963]). Ces quartiers sont en effet devenus des lieux perçus comme mal famés, mais aussi des lieux infamants, les habitants étant marqués par le stigmate territorial.

Sur ce point, ma contribution à la sociologie urbaine a été de montrer cette influence du pouvoir symbolique, et le fait qu’il existe désormais un stigmate qui ne peut pas se résumer au stigmate de la pauvreté, au stigmate de classe ou au stigmate ethnique, mais qui est un stigmate de lieu qui a sa propre dynamique, sa propre force, qui dévalorise les habitants, qui les souille. Quand on invoque la nécessité de l’ordre, de rétablir la sécurité, ce qu’on vise ce sont ces quartiers populaires paupérisés et stigmatisés qui sont perçus comme des creusets d’incivilité, de vice et de violence. Ce stigmate territorial va avoir tout un ensemble d’impacts sur les habitants, qui se sentent dénigrés et pour cette raison vont moins s’identifier à leur lieu de vie, voire se replier sur la sphère privée et familiale. Ou qui vont reprendre le stigmate à leur compte pour dénigrer leurs voisins – ce que j’appelle le dénigrement latéral. Ces effets convergent pour affaiblir le lien social et transformer les rapports sociaux au sein du quartier. Un groupe toutefois peut faire de l’attachement au quartier le principe de son identité : les jeunes désœuvrés privés de tout accès aux lieux valorisants. Ils vont défendre ce territoire qui devient « leur » territoire, contre les intrusions de jeunes d’autres quartiers mais aussi de la police. Ils restent en cela déterminés par la vision dévalorisante de leur lieu de vie : c’est ce que Goffman appelle le « retournement du stigmate ».

Ce qu’il est important de souligner, c’est que d’après Goffman il n’y a pas de propriété qui soit stigmatisante en soi : c’est toujours le regard que l’on porte sur la propriété qui construit le stigmate. Donc, c’est le regard de l’autre, notamment de ceux qui contrôlent les instruments de pouvoir symbolique, qui va avoir un impact, par exemple sur les politiques publiques. Il y a également un impact sur les employeurs, qui vont scruter l’adresse des candidats à l’embauche, mais aussi hésiter à ouvrir boutique dans ces quartiers perçus comme dangereux, où les habitants auraient une éthique de travail moindre, où l’espace public serait sous l’emprise des trafics. C’est un bon exemple de boucle où l’on voit que la réalité symbolique, c’est-à-dire la perception de ces quartiers à travers des catégories stigmatisantes, va avoir un effet réel, qui est que les entreprises vont moins embaucher les gens qui viennent de ces quartiers, mais aussi moins s’implanter dans ces quartiers, et ça se retrouve dans une propriété matérielle qui est le taux de chômage.

Dans la perception stigmatisante des quartiers populaires paupérisés, il y a l’idée qu’ils sont des « ghettos », des vecteurs de séparatisme social, voire racial, qu’ils ne sont plus des territoires de la République, et on pointe le fait qu’il y a un pourcentage croissant de familles d’origine étrangère dans ces quartiers. Ces quartiers, qui sont perçus comme en péril, voire perdus, sont devenus ce que j’appelle des « points hypnotiques » du débat public, dans la mesure où ils focalisent l’attention et empêchent de voir que la population étrangère ou d’origine postcoloniale se diffuse dans l’espace urbain, et que ses indices de ségrégation diminuent lentement au fil des décennies.

Vous décrivez l’implication croisée de trois champs dans la production du stigmate territorial : le champ politique, le champ journalistique et le champ académique. Comment agir au sein de ces différents champs en vue de le combattre ?

Commençons par le champ académique. Premièrement, maintenir une bonne hygiène conceptuelle et ne pas tomber dans un discours préfabriqué qui fait écran au réel. Cela implique d’être réflexif, d’interroger les notions à partir desquelles on organise ses recherches. L’exemple parfait est le discours confus sur le « ghetto », qui participe à la stigmatisation de ces quartiers. Il faut ajouter à cette vigilance conceptuelle le devoir d’intervention dans l’espace public, notamment auprès des médias ; et quand un journaliste pose une question qui pose problème, dire « on s’arrête, on fait un pas de côté », et questionner les catégories et les présupposés qui sous-tendent l’interrogation. Questionner la question au lieu d’y répondre de manière naïve.

Pour les journalistes, de la même manière, pratiquer une bonne hygiène conceptuelle et rhétorique, faire attention aux termes que l’on utilise et aux stigmates qu’ils charrient. S’informer, lire les travaux de sociologie, savoir que l’on peut à son corps défendant participer à la stigmatisation d’un quartier en se focalisant exclusivement sur les aspects négatifs et en rentrant dans l’engrenage du dénigrement. Et donc ouvrir toujours la focale, se demander pourquoi on se préoccupe de telle ou telle propriété dont on ne se préoccuperait pas si on était dans un autre quartier, par exemple une zone petite-bourgeoise pavillonnaire. Il faut aussi et toujours rappeler que les déterminants des destins dans le quartier ne se trouvent pas dans le quartier : ce sont les tendances lourdes du marché du travail et de l’économie immobilière, l’école, l’aménagement de l’espace, la police et la justice. Bref, l’État dans toutes ses composantes.

Ensuite, dans le champ politique, je distinguerais l’échelle locale et nationale, dans la mesure où un certain nombre d’élus locaux s’investissent dans la lutte contre la stigmatisation spatiale. La ville de La Courneuve, dans les années 2010, avait monté un réseau qui avait organisé des états généraux des villes stigmatisées, dont les maires avaient clamé collectivement « Stop, ça suffit ». Ils avaient fait pression auprès de la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), à l’époque, pour faire rentrer la résidence dans les critères de la loi anti-discrimination. Et la résidence figure aujourd’hui parmi ces critères. Il y a donc une mobilisation locale qui peut se faire, pour essayer de changer l’image publique de ces quartiers.

Enfin, dans le champ bureaucratique, les administrations publiques, il y a eu un effort parmi les gens qui mettent en œuvre la politique de la ville pour essayer de mettre en avant les réussites, les effets positifs de cette politique, de casser cette dynamique de la stigmatisation, cette spirale qui fait que plus on pense que ça va mal, plus on agit de manière différenciée vis-à-vis de ces quartiers et de leurs habitants. Il faut faire attention aux termes. Sartre disait : « les mots tuent ». Dans ce cas-là, ce n’est pas une mort physique, mais stigmatiser un quartier et ses habitants c’est d’une certaine manière les mettre à mort symboliquement. C’est là un des dilemmes des politiques ciblées, parce qu’elles peuvent toujours produire ces effets pervers, stigmatiser les quartiers et les habitants qui en sont la cible. Il faut que les responsables de l’action publique en soient très conscients, et je pense qu’en général ils le sont et agissent de manière à faire ressortir les effets positifs de ces politiques. Cela ne peut se faire que sur le moyen et le long terme, en refusant de bouleverser les dispositifs à chaque changement de gouvernement, ce qui est proprement ubuesque.

Ceux qui vivent cette relégation urbaine au quotidien, que ce soient les intervenants dans les quartiers comme les éducateurs de rue, mais aussi les élus locaux ou les acteurs qui mettent en œuvre la politique de la ville, ont un rôle très important à jouer dans la déstigmatisation de ces quartiers. Il faut qu’à chaque occasion qu’ils ont de contrer ce discours infamant, ils le fassent avec vigueur. Je fais confiance aux acteurs de terrain pour lutter contre cette stigmatisation et combattre ce que j’appelle le « modèle du déficit », qui consiste à ne voir la périphérie urbaine qu’au prisme de ses carences. Il faut au contraire souligner les richesses, les ressources dont ces quartiers sont forts, les apports positifs de leurs habitants et de leurs associations à la vie locale, mais aussi à la vie du pays. Il faut également replacer les quartiers populaires paupérisés dans la hiérarchie complète des quartiers urbains pour voir que la véritable politique publique de « discrimination positive » selon l’espace, ce n’est pas ladite politique de la ville, mais l’organisation politique tenue comme allant de soi qui fait que des ressources fiscales, budgétaires et humaines disproportionnées sont allouées aux quartiers et aux villes bourgeoises, à commencer par les services publics (école, logement, santé, voirie, transports…), qui sont pourtant supposés être répartis de manière équitable à travers le territoire national.

Vous mettez en avant votre prise de conscience du fait que la prison est une institution urbaine, et plus largement vous invitez à mettre la police, la justice et la prison au cœur de la recherche urbaine. Pourquoi donc, et pour quoi faire ?

J’avais le phénomène devant les yeux depuis trente ans et je ne le voyais pas ! J’ai bien montré dans Les Prisons de la misère qu’à l’ère néolibérale, l’État pénal était déployé pour gérer la misère produite par la dérégulation économique et le rétrécissement de la protection sociale (Wacquant 2015). Mais je n’avais pas saisi la dimension spécifiquement urbaine de ce déploiement.

Il faut distinguer ici les maisons d’arrêt, qui sont dans les villes, qui enferment les personnes arrêtées par la police en attente d’être jugées, et les prisons, qui accueillent les condamnés et qui sont souvent situées dans des zones rurales, pour des raisons pratiques – le foncier y est moins cher – et pour des raisons symboliques, car les habitants des villes ne veulent pas de populations perçues comme dangereuses et déviantes en leur sein.

Les maisons d’arrêt accueillent principalement des populations qui proviennent des quartiers de relégation et qui y retournent à leur sortie de détention. Ces quartiers font l’objet d’un ciblage intense de la part de la police et de la justice, notamment par le biais des « contrôles au faciès » (Fassin 2011) et des procédures de comparution immédiate (Christin 2008), un dispositif d’abattage judiciaire auquel aucun habitant de quartier bourgeois n’accepterait de se soumettre. Ce ciblage explique que les sortants de prison seront vite repris par l’appareil pénal, du fait notamment de leur implication dans l’économie de la rue, de sorte que s’amorce une circulation en circuit pratiquement fermé entre le quartier de relégation et l’institution carcérale. Aux États-Unis, ce phénomène de pénétration mutuelle entre l’hyperghetto noir et la prison est exacerbé. En France, il est plus limité mais réel, et les mécanismes sont les mêmes : pénalisation ciblée géographiquement, circulation intensifiée entre le quartier et la prison, symbiose de la culture de rue et de la culture carcérale. Dans les maisons d’arrêt des grandes villes, les détenus reconstituent la sociabilité des cités et s’organisent selon des réseaux d’entraide et de protection qui s’appuient sur la hiérarchie spatiale. Le quartier est dans la prison et la prison est dans le quartier.

Les populations prises au piège de ce que j’appelle l’osmose structurale entre ces deux institutions d’enfermement sont les jeunes hommes pauvres issus de l’immigration maghrébine ou africaine en France, les jeunes Noirs pauvres aux États-Unis, mais aussi les Surinamais en Hollande, les Marocains en Belgique, les Turcs et les Roms en Allemagne, les immigrés non européens dans les pays scandinaves. Pour moi, cela a été une découverte de réaliser la place centrale qu’occupe l’institution carcérale dans la gestion de la marginalité urbaine dans la ville. Et cela comprend les prisons qui, bien que situées dans des contrées rurales, sont des satellites de la ville qui gèrent le débordement spatial des problèmes urbains.

Cela veut dire que l’on ne peut pas comprendre l’inégalité et la marginalité dans la ville si on ne comprend pas la mobilisation différentielle de l’appareil policier et pénal, qui sert en quelque sorte de couvercle que l’on met sur le chaudron bouillonnant des quartiers de relégation. Pour comprendre la ville, il faut comprendre l’État pénal. Or, sur le plan de la recherche, c’est une intersection à peu près vide : les sociologues de la ville ne lisent pas la criminologie et la sociologie de l’appareil pénal, et les criminologues et les sociologues de la justice ne lisent pas les travaux de sociologie urbaine. Même chose sur le plan des politiques publiques : on se garde bien d’inclure parmi les critères de détermination d’un quartier de politique de la ville le pourcentage de résidents arrêtés par la police ou disposant d’un casier judiciaire !

Sur le terrain, en revanche, les praticiens ont souvent déjà saisi cette intersection, et savent que les policiers, les juges, les agents de probation sont présents dans le quartier au quotidien, que les griffes de l’appareil pénal tiennent ces quartiers. Que la police, la justice et la prison jouent à plein dans les trajectoires de vie. Les praticiens le vivent au quotidien, mais les chercheurs sont en retard sur ce point-là. J’appelle donc mes collègues sociologues à faire cette jonction entre la sociologie urbaine et la sociologie pénale. On comprendra alors beaucoup mieux et la ville, et la justice criminelle.

Bibliographie

  • Bourdieu, P. 2002. Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris : Éditions du Seuil.
  • Bourdieu, P. 2022. Microcosmes. Théorie des champs, Paris : Raisons d’agir.
  • Bourdieu, P., et Sayad, A. 1964. Le Déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Paris : Éditions de Minuit.
  • Christin, A. 2008. Comparutions immédiates. Enquête sur une pratique judiciaire, Paris : La Découverte.
  • Fassin, D. 2011. La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Paris : Éditions du Seuil.
  • Goffman, E. 1975 [1963]. Stigmate. Usages sociaux des handicaps, Paris : Éditions de Minuit.
  • Wacquant, L. 2015. Les Prisons de la misère, Paris : Raisons d’agir.
  • Wacquant, L. 2018. « Bourdieu comes to town : pertinence, principles, applications », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 42, n° 1, p. 90-105.
  • Wacquant, L. 2023. Bourdieu in the City. Challenging Urban Theory, Cambridge : Polity Press.

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous

Pour citer cet article :

Loïc Wacquant, « Penser l’urbain avec Bourdieu », Métropolitiques, 14 octobre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Penser-l-urbain-avec-Bourdieu.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2088

Lire aussi

Ailleurs sur le net

Newsletter

Recevez gratuitement notre newsletter

Je m'inscris

La rédaction publie

Retrouvez les ouvrages de la rédaction

Accéder

Faites un don

Soutenez
Métropolitiques

Soutenez-nous
Centre national de recherche scientifique
Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

Partenaires