La République en marche (LREM) est avant tout une entreprise politique présidentielle qui porte les initiales d’un homme et ses ambitions, Emmanuel Macron. Elle a été créée pour appuyer sa conquête du pouvoir et pour soutenir l’exercice de la fonction présidentielle. Ce « mouvement » s’est construit contre les partis traditionnels (même s’il est un parti, sur le plan juridique au premier chef) : rejet des courants et des formes traditionnelles de la démocratie interne et du pluralisme partisans (désignation des cadres par les adhérents, primaires…), de la bureaucratie et des « féodalités » partisanes (Lefebvre 2018). Au cours de son ascension politique, LREM a érigé le Parti socialiste en contre-modèle alors que les dirigeants du mouvement en sont pour la plupart issus (Stanislas Guerini ou Pierre Person). Ceux-ci cultivent ainsi une forte méfiance à l’égard de la politique locale, ses arrangements et ses pesanteurs notabiliaires. Les statuts du mouvement expriment cette mise à distance : forte centralisation, faible pouvoir donné aux adhérents locaux, absence de structures départementales et de moyens financiers accordés aux instances locales (les comités d’action). En 2017, la stratégie de La République en marche est claire : organiser la faiblesse des bases territorialisées du mouvement (Dolez, Fretel et Lefebvre 2019). L’avocat Jean-Pierre Mignard, longtemps adhérent du PS, qui a participé à la rédaction des statuts de ce mouvement, déclare que les référents départementaux ne peuvent pas avoir de mandat électif « pour éviter que ne se créent des baronnies locales [1] ». Jusqu’au printemps 2019, les comités locaux et les députés de la majorité n’avaient pas accès aux fichiers des adhérents inscrits via la plateforme numérique [2].
L’enjeu de l’implantation locale
Comme tout parti politique, LREM doit affronter les échéances électorales ; entre 2020 et 2021, trois scrutins intermédiaires locaux (élections municipales, départementales et régionales) vont scander la vie politique jusqu’au prochain scrutin présidentiel. L’ancrage territorial est en France un passage obligé pour tout parti qui cherche à peser dans la vie politique. LREM va être jugé médiatiquement en mars 2020 sur sa capacité à s’implanter dans les territoires [3]. Or, comme le mouvement des Gilets jaunes l’a révélé, le parti est largement hors-sol, faiblement structuré localement. L’enquête de Terra Nova a démontré en octobre 2018 que la grande majorité des adhérents de LREM depuis l’élection présidentielle sont inactifs sur le terrain [4]. Aussi les élections municipales constituent-elles la première mise à l’épreuve locale de l’organisation. Le mouvement va-t-il se révéler capable de gagner des villes et de mailler le territoire avec des réseaux d’élus municipaux ?
La phase de sélection des têtes de liste qui a commencé en juin 2019 ébranle fortement le parti en suscitant de nombreuses contestations. La stratégie du mouvement est d’abord hésitante. Le mouvement est pris dans un dilemme : constituer un maillage d’élus et de cadres à partir de sa base d’adhérents, fragile et peu expérimentée, ou bien enrôler des élus sortants, de gauche comme de droite, pour engranger plus facilement des victoires au risque de mécontenter les authentiques « marcheurs ». La première option permet d’honorer la promesse de renouvellement politique mais aussi de rétribuer l’engagement des maigres troupes de militants encore mobilisés. La deuxième permet de s’assurer la conquête de quelques villes pour que le verdict national du scrutin municipal ne soit pas trop défavorable, de poursuivre la décomposition politique du « vieux monde » politique des partis dans la perspective des prochaines élections sénatoriale et présidentielle. Entre ces deux stratégies, LREM a finalement tranché en faveur de la deuxième, par pragmatisme électoral, en s’appuyant largement sur les maires sortants. Une forme de normalisation organisationnelle et territoriale semble donc s’imposer à la faveur du scrutin municipal. Mais les choix de la commission d’investiture suscitent de nombreuses dissidences et contestations dans les grandes villes (Paris, Lyon, Marseille, Lille, Calais…) et la défiance d’une partie des adhérents qui mettent en cause l’absence de démocratie.
La sélection des candidats : un processus très centralisé
Les modalités de sélection des têtes de liste confirment la très forte verticalité du fonctionnement d’En marche. Comme lors des élections législatives de juin 2017, elles ont été choisies par une commission nationale d’investiture (CNI) qui statue souverainement pour les villes de plus de 9 000 habitants (un millier de villes en France, soit 3 % des communes). Sur proposition de la CNI, c’est le Bureau exécutif de La République en marche (28 membres) qui investit officiellement les candidats. Les adhérents locaux n’ont donc aucune prise sur un processus très centralisé et top down. À Paris, le parti refuse d’organiser une primaire, comme le réclament les divers prétendants. Face aux critiques contre la CNI, Stanislas Guerini, délégué général de LREM, défend « une instance démocratique et légitime […] qui a un mérite : veiller à la cohérence d’ensemble, notamment pour respecter la parité [5] ». Cette centralisation permet surtout de garder la main sur le processus et de se donner les moyens de moduler la stratégie en fonction des réactions locales.
La CNI est présidée par deux parlementaires issus du « vieux monde » et provenant à la fois de la gauche et de la droite : Alain Richard, sénateur ex-PS qui connaît bien la carte électorale, et Marie Guévenoux, ex-députée Les Républicains. Pour déminer les conflits, une cellule a évalué au printemps 2019 la situation politique dans chaque département français pendant trois mois, avant d’auditionner des centaines d’élus, militants et responsables locaux du parti. La commission s’est appuyée sur les référents territoriaux, disposant de faibles moyens mais seuls relais de l’organisation au niveau départemental, et dont la fonction est montée en puissance depuis 2017 pour régler les différends locaux et faire remonter les informations du terrain.
C’est donc un processus itératif, étalé sur plusieurs mois, qui s’engage à partir de juin 2019. Les décisions de la commission prennent trois formes : candidats de La République en marche « investis », élus sortants « soutenus », « chefs de file » désignés pour négocier avec le maire sortant la place des candidats LREM sur la liste. La commission a distingué trois strates de villes : plus de 50 000 habitants, de 20 à 50 000, moins de 20 000. Elle peine à trouver des candidats dans les villes les plus petites, confirmant ainsi l’implantation essentiellement métropolitaine du mouvement et son plus faible ancrage dans les autres communes [6].
La realpolitik locale de LREM : entrer dans les mairies à tout prix
Au début du processus, pour négocier l’entrée de cadres du mouvement dans les municipalités et atteindre l’objectif de 10 000 élus locaux, maintes fois annoncé par Stanislas Guerini, la CNI oscille entre la promotion de purs « marcheurs » et l’appui sur des élus sortants ayant rejoint LREM ou passé alliance avec elle. Il s’agit de trouver un point d’équilibre entre renouvellement politique et efficacité électorale, en fonction des situations locales. Selon le directeur de cabinet du président de l’Assemblée nationale, Jean-Marie Girier, le parti cherche à concilier « logique d’étendard » et « logique d’efficacité » [7]. Le premier ministre exprime publiquement sa préférence pour la seconde option : « Il faut jouer placé sur des listes gagnantes, plutôt que de jouer perdant sur des listes autonomes [8] ». Après avoir surtout investi des adhérents « marcheurs » en juillet, LREM noue davantage d’alliances avec des maires sortants à partir de septembre 2019.
Au final, fin décembre, sur les 484 candidats investis ou soutenus par LREM, près de la moitié sont des candidats issus d’autres formations. Selon Alain Richard, seuls « 52 % sont des “marcheurs” chimiquement purs [9] ». Selon nos calculs [10], à la mi-janvier 2019, sur 511 communes de plus de 9 000 habitants, 45 % des candidats étaient soutenus par le mouvement. La plupart étaient des élus sortants de partis affiliés à la majorité présidentielle : MoDem, Agir, UDI, radicaux, pour un tiers ; Républicains et socialistes pour les deux tiers. 47 % sont « investis » (« marcheurs » pour la plupart). 7,5 % sont « chefs de file ». Parmi les candidats « extérieurs », une centaine vient de LR. Cette realpolitik électorale est pleinement assumée par Alain Richard : « Il n’est pas réaliste d’investir partout des “marcheurs” sans aucune alliance. Sinon, le risque, c’est qu’au lendemain de l’élection, on dise que c’est un échec pour Emmanuel Macron [11]. » Il analyse en entretien cet enjeu : « Le “dégagisme” qui a de nombreux partisans à En marche n’est pas la bonne stratégie. Il faut se souvenir des élections municipales de 1959 et 1965, le mouvement du général de Gaulle s’est cassé les dents car il a voulu sortir les sortants. Il a perdu beaucoup de temps. Ensuite, il lui a fallu quinze ans pour rentrer dans les villes et s’ancrer. Le choix est de rentrer rapidement dans les conseils municipaux même si nous sommes en minorité pour être en responsabilité dans le plus grand nombre de villes [12]. » Cette stratégie s’explique par la faiblesse des cadres locaux du mouvement, leur inexpérience ou leur manque d’ancrage. On peut aussi émettre l’hypothèse que le choix de soutenir des notables installés constitue une manière de les maintenir à l’extérieur de l’organisation tout en s’appuyant sur eux (ne pas devenir un parti d’élus mais ne pas perdre la face aux élections municipales). Le PS et surtout LR dénoncent « une politique du coucou », mais se révèlent assez impuissants. Les élus sortants qui bénéficient du soutien d’En marche cherchent à sécuriser leur réélection. L’apolitisme dominant chez les maires favorise ce brouillage local des clivages partisans (Lefebvre 2018) : « Par nature, les maires se retrouvent sur une position centrale dans la gestion de leur commune donc, assez aisément, ils peuvent se retrouver à travailler avec la majorité [présidentielle ?] », souligne le député macroniste et ex-LR Thierry Solère, qui a contribué à enrôler de nombreux maires de droite [13].
La CNI a donc changé de stratégie depuis juin 2019. Après avoir investi une majorité de marcheurs, y compris face à des élus Macron-compatibles (Reims, Bordeaux ou Vannes), le pragmatisme électoral et l’impréparation des cadres locaux d’En marche l’ont emporté. Alain Richard analyse le phénomène en entretien : « On est passé de 25 % de soutiens à 50 % en janvier, car beaucoup de marcheurs locaux ne sont pas allés au bout de la démarche. Les premiers dossiers et la première vague ont été ceux qui étaient motivés et prêts. Il y a eu un processus d’élargissement ensuite aussi parce que les maires sortants se déclarent candidats plus tard. »
La volonté de débaucher des élus sortants est surtout tournée vers la droite pour plusieurs raisons : orientation libérale de la politique économique du gouvernement, droitisation de l’électorat macroniste, victoire de la droite aux élections municipales de 2014. Des maires ou élus UDI sont soutenus à Valenciennes, Annecy, Amiens ou Épinal. LREM apporte son soutien à des maires sortants LR qui ont quitté leur parti depuis 2017 [14] : Olivier Carré à Orléans, Ludovic Jolivet à Quimper, Caroline Cayeux à Beauvais, Christophe Béchu à Angers… Des maires toujours LR et investis par leur parti ont reçu aussi le soutien du parti présidentiel. Ces phénomènes de double investiture sont inédits. À Nice, Christian Estrosi a la double investiture LREM et LR tout comme Jean-Luc Moudenc à Toulouse. La situation est identique à Chelles (Seine-et-Marne), Sète (Hérault) ou Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines).
LREM investit aussi des candidats issus de la gauche, mais ces derniers sont beaucoup moins nombreux. La droitisation du macronisme et de son électorat profite aux maires socialistes sortants, qui sont moins attirés par un rapprochement avec LREM. Si les maires de Nantes, Johanna Rolland, ou de Rennes, Nathalie Appéré – qui ont pu être tentées depuis 2017 de rejoindre la majorité présidentielle – restent au Parti socialiste, à Strasbourg, Alain Fontanel, ancien secrétaire national du PS et premier adjoint du maire sortant socialiste, est investi par LREM. Des anciens du PS reçoivent le label LREM, comme Jean-Yves Chapelet à Bagnols-sur-Cèze (Gard), Nathalie Nieson à Bourg-de-Péage (Drôme) ou Wilfrid Pailhes à Bourg-lès-Valence (Drôme). L’ex-socialiste Emmanuel Darcissac a reçu l’onction du parti présidentiel à Alençon tout comme le radical Gilles Schmidt à Rambouillet. Le maire d’Auxerre, Guy Férez, élu sur une liste socialiste en 2014, se représentera sans étiquette en 2020 mais avec le soutien à la fois de La République en marche et du Parti socialiste. Dans une dizaine de villes, un candidat a reçu un double soutien d’En marche et du PS. Ce dernier pose comme condition du maintien de l’investiture socialiste que le candidat se désolidarise de la politique du gouvernement. Olivier Klein, maire de Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), a reçu la double investiture de LREM et du PS (il a pris ses distances avec l’exécutif). Le bureau national du PS retire son investiture à Maude Clavequin à Belfort en novembre 2019 car elle n’a pas désavoué la politique du gouvernement.
Démobilisation de la base et dissidences
La République en marche a donc décidé de sacrifier une partie de sa base militante sur l’autel du pragmatisme électoral et d’une recomposition renouvelée du jeu partisan en vue de la prochaine élection présidentielle. Cette stratégie provoque le mécontentement de nombreux militants de LREM. Les décisions de la CNI suscitent à partir de juin des vagues de contestations, de dissidences (Paris, Lyon, Marseille…), de départs collectifs (constitution des « Marcheurs libres ») ou de défections de la part des adhérents, qui accentuent la démobilisation du mouvement observée depuis l’élection présidentielle. Les conflits entre référents départementaux cherchant à entrer en politique, députés et direction nationale s’exacerbent : « Dans de nombreuses villes, les référents se sont construits seuls, de manière locale et autonome, analyse le député LREM de Haute-Vienne Jean-Baptiste Djebbari. Le mouvement, lui, a une vision nationale. Cela peut parfois créer des conflits de légitimité [15]. » Les choix de la commission et la méthode utilisée nourrissent un procès en démocratie qui est récurrent depuis 2017. Le constat est largement partagé parmi les cadres du mouvement : « Malgré la promesse initiale, il n’y a pas une vraie démocratie interne dans ce mouvement », selon Jean-Baptiste Ducatez, animateur local dans le Rhône [16].
Ce mouvement de défiance n’est que partiellement lié au choix de LREM de soutenir des maires sortants d’autres formations. La procédure de désignation des candidats, « parisienne » et centralisée, est contestée sur le plan démocratique. Lointaine, elle ne parvient pas souvent à trancher les conflits et à légitimer les candidats investis. Mais le phénomène est aggravé par le choix de sacrifier des équipes de « marcheurs » au profit de notables ou de professionnels de la politique, figures qu’Emmanuel Macron avait pourtant fortement stigmatisées lors de la campagne de 2017. Les marcheurs se vivent souvent comme des autoentrepreneurs politiques et ne reconnaissent pas comme légitimes des décisions venues d’en haut, surtout quand elles confortent des rentes de situation locale. Il est frappant de constater que les comités locaux d’En marche se sont souvent formés en opposition aux élus en place. « Quand un maire est de droite, le comité local a plutôt tendance à être de gauche », observe le député LREM Florent Boudié. « Beaucoup de marcheurs veulent poursuivre le dégagisme initié en 2017, et surtout une place pour eux, en étant élus », observe le sénateur LREM François Patriat [17]. Des députés de la majorité se lancent alors qu’ils n’ont pas reçu le soutien du mouvement. À Nice, le député LREM Cédric Roussel veut « porter sa vision et son projet » avec ou sans investiture du parti, face à Christian Estrosi, le maire Les Républicains. À Annecy, la députée Frédérique Lardet affiche, elle aussi, sa détermination à se présenter alors que son parti a choisi le maire sortant UDI.
La promesse portée par La République en marche était celle d’une déprofessionnalisation de la politique et d’un renouvellement de ses pratiques. Elle se heurte aux logiques notabiliaires et territoriales du jeu politique (poids des sortants, de l’ancrage local…), mais aussi à la volonté de s’appuyer sur le local pour poursuivre le brouillage du paysage politique. La base des adhérents est malmenée, mais la direction du parti et le président de la République y sont-ils attachés ? Rien n’est moins sûr. Les ex-partis gouvernementaux restent puissamment ancrés au niveau municipal, mais leurs notables sont avant tout intéressés par leur réélection et sont prêts pour cela à bousculer les alliances traditionnelles. Les élus soutenus seront-ils loyaux à l’égard de la République en marche ? La formation présidentielle fait en tout cas le pari de la poursuite de la décomposition du jeu partisan. En découle un brouillage des repères partisans qui risque de rendre le scrutin particulièrement illisible sur le plan national. Une bataille interprétative se prépare le soir des élections municipales : à quelle formation politique sera imputée la victoire des élus sortants doublement investis ?
Bibliographie
- Dolez, B., Fretel, J. et Lefebvre, R. (dir.). 2019. L’Entreprise Macron, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble.
- Lefebvre, R. 2018. « Vers un nouveau modèle partisan ? Entre déclassement des partis de gouvernement et avènement des partis-mouvements », Cahiers de recherche des droits fondamentaux, n° 16, p. 21-30.
- Lefebvre, R. 2020. La Vie politique municipale est-elle vraiment démocratique ?, Paris : La Documentation française.