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Éboueurs à Paris (cc) Kevin.B
Terrains

Qui nettoie Paris ? Paroles d’éboueurs

Qui sont les éboueurs de Paris ? Coline Ferrant et Marie Mourad pointent la diversité des conditions de travail se cachant derrière cette appellation qui regroupe employés municipaux et salariés du privé.

« La mairie de Paris a une image à dégager au niveau du monde entier. La France, bien sûr, mais au niveau du monde entier », souligne Ahmed [1], éboueur pour un prestataire de la Ville de Paris (ci-après « la Ville »). Des objectifs « zéro déchet » au « Paris du tri », des camions circulant au gaz naturel aux élégantes poubelles assorties au mobilier urbain, la Ville a effectivement mis en place une politique de collecte des déchets et de nettoyage des rues ambitieuse. Plus de 4 800 éboueurs [2] assurent la mise en œuvre de cette politique par un travail aussi pénible qu’indispensable (Corteel et Le Lay 2011), mais souvent invisible des habitants (Nagle 2013). À New York, le nettoyage des parcs, auparavant charge exclusive de fonctionnaires, a été progressivement délégué à des bénévoles, prestataires, condamnés à des travaux d’intérêt général, et employés temporaires (Krinsky et Simonet 2017). Qu’en est-il du nettoyage de l’espace public parisien ? En quoi les recompositions des politiques de propreté urbaine transforment-elles l’activité des éboueurs ?

Ripeurs et conducteurs, fonctionnaires et prestataires

La collecte mécanisée des déchets implique deux principaux métiers : conducteurs de camions et ripeurs, chargés de déverser le contenu des poubelles dans la benne du camion. Dans environ la moitié des arrondissements parisiens, l’activité est prise en charge par des fonctionnaires de la Ville, avec une régie qui assure collecte et balayage [3]. Dans l’autre moitié, l’activité est sous-traitée à des entreprises privées qui emploient majoritairement des intérimaires (figure 1).

Figure 1. Organisation actuelle de la collecte à Paris

Source : Mairie de Paris.

Notre enquête de terrain, menée à l’automne 2013, s’appuie sur des entretiens avec des ripeurs et des conducteurs [4]. Avant le 22 juin 2014, l’organisation de la collecte à Paris était la suivante. Les 2e, 5e, 6e, 8e, 9e, 12e, 14e, 16e et 17e arrondissements étaient gérés par la Ville. Comme indiqué sur le plan établi par la municipalité, la collecte dans le reste de la ville était alors sous-traitée à trois entreprises, Derichebourg (sept arrondissements), Veolia (deux arrondissements), et Pizzorno (un arrondissement). Les changements réguliers de l’organisation de la collecte expliquent les variations au fil du temps de la répartition géographique de l’activité des éboueurs, que nous restituons ici à partir de leurs récits.

Tandis que les personnes employées par les prestataires disent le plus souvent faire ce travail de façon transitoire, par défaut, les fonctionnaires de la Ville, en revanche, valorisent la sécurité de l’emploi et s’engagent parfois dans une logique d’avancement de carrière. Tous les éboueurs rencontrés sont des hommes, et pour la majorité des immigrés de première et de seconde génération, d’Afrique du Nord et subsaharienne, notamment dans le secteur privé [5].

Selon qu’ils travaillent pour la Ville ou des prestataires privés, les éboueurs réalisent différemment leurs « tournées » de collecte. Dans le public, la tournée dure sept heures quoi qu’il arrive, tôt le matin ou tard le soir, avec des travaux de balayage voire de ramassage de la neige en hiver. Dans le privé, c’est le « fini-parti » : la tournée dure le temps nécessaire pour collecter toutes les poubelles d’un secteur. Les éboueurs sont soumis à des règles destinées à préserver l’image de Paris et les prestataires risquent leur contrat avec la Ville. Mehdi, conducteur depuis un an après avoir été ripeur, explique le système de contrôle (et de sanctions) mis en place par la Ville envers les entreprises sous-traitantes, et comment celui-ci se répercute sur les employés :

Si on change pas les sacs quand on les voit remplis, si on les change pas on perd tous des points, si on n’a pas des gants sur nous on perd des points, si on a pas notre gilet on perd des points, si on n’utilise pas toutes les règles de sécurité on perd des points… Après c’est des amendes, alors 500 €, 1 000 €… l’amende la moins chère c’est 250 €. Si on oublie un gant, le droit ou le gauche.

Les Parisiens face à l’« uniforme vert »

En contradiction avec l’idée d’invisibilité souvent attachée aux personnels de service (Arborio 2012 ; Goffman 2013 [1963]), nos enquêtés racontent de nombreux échanges avec les habitants, le plus souvent aimables et reconnaissants, parfois moins courtois. Mehdi, qui travaille dans les 10e, 18e et 19e arrondissements, évoque la variété des contacts et insiste sur la considération et la reconnaissance qu’on lui témoigne :

Sinon on parle avec tout le monde : les commerçants, les gardiens d’immeuble, les passants des fois ils s’arrêtent pour nous poser des questions… On est super respectés, on est aimés, on est très, très sollicités. On est beaucoup sollicités, hein. Moi aussi je le pensais pas, mais on est beaucoup sollicités. Ils aiment ça, hein. On voit que… ils prennent beaucoup en considération ce qu’on fait. On a contact avec tout le monde. Des fois ça arrive aussi qu’on se fasse draguer, ça peut aller jusque-là.

Fabrice, agent de la Ville dans le 2e arrondissement, attribue une utilité sociale à son activité en affirmant qu’au petit matin, les prostituées sont rassurées par son passage. Ancien policier, il plaisante à propos de la préférence pour l’uniforme vert comparé à l’uniforme bleu. Nicolas, fonctionnaire dans le 2e arrondissement, confirme : « Ouais dans le capital sympathie, je crois qu’on est juste en dessous des pompiers. Ouais c’est la tenue qui joue j’pense que la couleur… »
L’activité est aussi l’occasion de fréquenter une diversité que nos enquêtés apprécient. Saïd, d’origine algérienne, travaille pour un prestataire dans les 10e, 18e et 19e arrondissements. Il met en valeur des rencontres avec « tout type de races, tout type de personnes ». Bouna travaille pour un prestataire dans le 10e arrondissement. Il insiste sur sa capacité à s’adapter à de nombreuses situations interpersonnelles : « Je suis quelqu’un de simple. Je suis… avec tout le monde. Je suis, euh… tout terrain, quoi, comme un 4×4 ! [rires] »

Les relations sont plus ambiguës avec les personnes qui, comme eux, collectent des déchets. Les ripeurs décrivent aussi bien des « SDF » que des « personnes en costume », qui récupèrent des objets dans une démarche militante contre le gaspillage. Mehdi se souvient d’une « vieille dame », qui vidait les poubelles devant son équipe tout au long de la tournée avec « un immeuble d’avance. Elle a fait toutes les poubelles, de six ou sept immeubles. C’est relou, elle mettait tout par terre ! » Même s’ils insistent sur le fait que cela ne les affecte pas et qu’ils doivent travailler sans tenir compte du regard des autres, les ripeurs mentionnent des situations conflictuelles. Dominique, fonctionnaire : « Euh… je crois qu’il y a beaucoup de gens qui nous aiment pas aussi. On bloque les rues, on fait chier tout le monde » ; et Bouna : « Bon vous croisez quelqu’un sur la route, et puis ils vous insultent, si ça se trouve, vous avez rien fait. Surtout nous, dans les lieux publics on travaille. Bon tu peux rencontrer quelqu’un, des trucs comme ça, il a un problème dans la tête… il s’énerve pour rien du tout. Mais il faut pas écouter tout ça ».

Hiérarchie des quartiers, hiérarchie des poubelles

Par leur activité de collecte et leurs contacts avec les habitants, les éboueurs s’inscrivent dans une géographie particulière des quartiers parisiens en termes de culture et de richesse. Bouna liste les nationalités du 10e arrondissement à partir de l’observation de ses habitants :

Les noirs, on n’est pas pareil. Même nous on sait, on sait qui est qui. Quand moi je vois un Zaïrois, je sais que c’est un Zaïrois. Un Ivoirien, ça c’est un Ivoirien. Bon, y a des Maliens, mais pas beaucoup. C’est mélangé, mais, en majorité, c’est les Ivoiriens. Bon, y a des Maliens là-bas, y a des Guinéens là-bas, y a des Zaïrois, mais en majorité… rue Château-d’Eau, boulevard de Strasbourg, tout ça… la plupart c’est des Ivoiriens.

Les ripeurs perçoivent les niveaux de richesse au prisme des ordures. Ali, fonctionnaire, récupère parfois des choses dans les poubelles (en dépit de l’interdiction), surtout dans les quartiers qu’il considère comme riches :

Ça dépend le quartier. Y a des quartiers où tu vas trouver des belles choses, et des quartiers où y a des trucs pourris. Tu vas dans le 16e, ou tu vas dans le 8e, ou dans les beaux quartiers, à Marne-la-Vallée, et tout, j’ai travaillé là-bas. Je te dis, les gens c’est inimaginable, des portables, des trucs tout neufs. Des iPhone, des machins… Tu trouves tout. Tout, tout, tout.

À l’inverse, les éboueurs pointent certains quartiers dont les poubelles plus « difficiles » trahissent la pauvreté. Ils évoquent la pénibilité du travail dans certaines parties du 18e arrondissement, qu’ils essaient d’éviter. Alhassane, travaillant pour un prestataire, regrette de ne pas pouvoir échapper aux rues jonchées de détritus dans le quartier Château Rouge, connu pour ses marchés :

Mais 18e, là là… non, ah non, ah il y en a de la merde là-bas. Il y a des gens qui veulent pas travailler là-bas. Ah ouais, comme nous on est intérimaires on n’a pas le choix. Dès qu’on a besoin de nous à Château Rouge on travaille. Parce que là-bas c’est dur. Il y en a beaucoup à ramasser. Donc c’est pour cela il y a des gens qui veulent pas.

Fonctionnaire depuis huit ans, Fabrice a travaillé auparavant dans ce quartier, qu’il qualifie d’« enfer » lors des tournées de nuit : « Bon et après ben j’connaissais dans le 18e, un des quartiers les plus chiants, beaucoup de… comment dire, beaucoup de drogués, des gens qui sont… » Mehdi préfère y respecter l’interdiction de récupérer des déchets tant la pauvreté du quartier se retrouverait dans ses poubelles : « On rigole vraiment pas avec ça. En plus je vais pas vous cacher, dans les arrondissements comme le 18e, je vois pas ce que vous allez ramasser. Au contraire on est pressé de jeter ce qu’il y a à l’intérieur sans regarder… »

Au fil des tournées, de bacs en camions, les éboueurs animent la ville autant qu’ils la nettoient. Ils rendent de menus services aux habitants, indiquent leur chemin aux passants, nouent des conversations impromptues ou prennent des cafés chez les commerçants. Ils participent à la vie des quartiers en tenant un rôle sécurisant, notamment en période nocturne. Fonctionnaires et intérimaires aux statuts sociaux et professionnels hétérogènes se partagent ce travail au gré des recompositions des marchés de prestation de service de la Ville. Les systèmes de collecte automatique, comme les containers souterrains et les canalisations pneumatiques, auraient du mal à remplacer cette présence assimilable à des « personnages publics » (Jacobs 2011 [1981]). Les éboueurs parisiens, plus que de simples nettoyeurs substituables par des machines, sont en définitive des soigneurs de l’espace public.

Bibliographie

  • Arborio, A.-M. 2012. Un personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital, Paris : Economica.
  • Corteel, D. et Le Lay, S. (dir.). 2011. Les Travailleurs des déchets, Paris : Érès.
  • Goffman, E. 2013 [1963]. Comment se conduire dans les lieux publics. Notes sur l’organisation sociale des rassemblements, Paris : Economica.
  • Jacobs, J. 2011 [1981]. The Death and Life of Great American Cities, New York : Modern Library.
  • Krinsky, J. et Simonet, M. 2017. Who Cleans the Park ? Public Work and Urban Governance in New York City, Chicago : University of Chicago Press.
  • Nagle, R. 2013. Picking Up : On the Streets and Behind the Trucks with the Sanitation Workers of New York City, New York : Farrar, Straus and Giroux.

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Pour citer cet article :

Coline Ferrant & Marie Mourad, « Qui nettoie Paris ? Paroles d’éboueurs », Métropolitiques, 1er octobre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Qui-nettoie-Paris-Paroles-d-eboueurs.html

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