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Essais

Le télétravail et la promesse fragile de mobilités plus durables

Dopé par le Covid-19, le télétravail est-il un levier de transition environnementale des mobilités ? Anne Aguiléra et ses coauteurs montrent qu’il n’induit pas forcément des mobilités moins intenses et plus durables, et pointent ses effets complexes sur nos modes de vie.


Dossier : Les mobilités post-Covid : un monde d’après plus écologique ?

La pandémie de Covid-19 a suscité un développement rapide et inédit du télétravail. En France, près de 20 % des salariés ont déclaré au moins un jour de télétravail par semaine en 2023 (Pénicaud 2024). Le chiffre avoisine même 50 % en Île-de-France (Forum Vies Mobiles 2023 et 2024). La pratique semble désormais adoptée durablement, même si le rythme hebdomadaire est moins intense qu’auparavant. Si les trois quarts des salariés français télétravaillent un ou deux jours par semaine (à parts égales entre ces deux modalités) en 2024, ils étaient deux tiers en 2022, lorsque le rythme de trois jours par semaine était plus répandu (Pénicaud 2024).

Cet essor rapide relance autant d’attentes qu’il suscite de débats. Dès les années 1970 aux États-Unis, les pouvoirs publics faisaient du télétravail un instrument de réduction du trafic et de la congestion automobiles. L’argument perdure aujourd’hui, comme en témoignent en France plusieurs lois sur les transports évoquant le télétravail (Grenelle de l’environnement et loi sur la transition énergétique pour la croissance verte), ou encore son inscription dans de nombreux plans de mobilité d’entreprises. À l’objectif de fluidification du trafic s’ajoute désormais celui de la diminution des émissions de gaz à effet de serre et de la pollution de l’air. Sur ce plan, l’espoir est que le télétravail conduise à une réduction pure et simple des déplacements pendulaires. Or, toutes choses étant rarement égales par ailleurs, les travaux académiques constatent d’autres évolutions, contraires aux objectifs de décarbonation des mobilités. Elles concernent l’organisation des activités quotidiennes et la géographie des lieux de résidence et d’emploi, avec un risque d’augmentation des distances parcourues et de l’usage de la voiture, pour les trajets domicile-travail comme pour les autres déplacements.

Cet article propose d’approfondir ces constats et d’identifier des pistes d’action pour mettre le développement du télétravail au service de la décarbonation des mobilités. Il s’appuie sur une revue de littérature et sur les résultats de deux recherches récentes : l’une sur les télétravailleurs (Aguiléra et al. 2023) et l’autre sur les entreprises franciliennes (Perrin et al. 2023), dans le cadre du programme Smart Lab Lability financé par la région Île-de-France.

Le risque d’un accroissement des distances domicile-travail

La capacité du télétravail à modifier l’organisation des territoires continue d’interroger. Qu’il n’y ait pas eu d’exode urbain massif généré par la pandémie (Atkinson-Clement et Pigalle 2021 ; Cattan et al. 2023) ne signifie pas que le sujet soit clos. Si la littérature scientifique n’apporte pas de réponse définitive, elle met en garde contre les risques d’accroissement de l’étalement urbain et d’éloignement entre habitat et emploi.

En moyenne, les télétravailleurs habitent plus loin de leur emploi que les actifs « classiques ». Si les causes sont probablement plurielles, les recherches s’accordent sur le fait que le télétravail crée, à moyen ou plus long terme, de nouvelles opportunités résidentielles pour une partie des ménages (Pigalle 2024). Il permet d’étendre les zones de recherche d’emploi ou de résidence (Hostettler Macias et al. 2022), en périphérie de grandes villes ou en faveur de villes moyennes et petites, quitte à augmenter les distances à parcourir (Ravalet et Rérat 2019). Il peut aussi pérenniser des situations, envisagées initialement comme provisoires, de grand éloignement du lieu de travail, ou rendre plus fréquente la birésidentialité (Forum Vies Mobiles 2023). Les résultats de Lability pointent aussi une tendance à l’élargissement des bassins de recrutement des entreprises franciliennes, alimentant l’extension des navettes domicile-travail (Perrin et al. 2023).

Du côté des lieux d’emploi, l’incertitude règne tout autant. Au-delà des bouleversements que subissent actuellement les quartiers d’affaires, les effets du télétravail sur la géographie des activités économiques demeurent très peu documentés. Depuis la pandémie, les observateurs des stratégies immobilières confirment l’accélération de tendances antérieures, notamment une attractivité renforcée des espaces centraux (ou situés à proximité de nœuds de transport) et multifonctionnels. Ils constatent aussi l’émergence de nouveaux acteurs autour des locations temporaires d’espace de travail et du coworking. Notre enquête montre toutefois qu’en Île-de-France, il est pour l’instant moins question de déménager – et lorsque c’est le cas, avec des critères de centralité et d’accessibilité toujours privilégiés, voire renforcés – que de réfléchir à la taille des locaux et à leurs agencements intérieurs, dans le sens d’espaces plus flexibles et collaboratifs. Ces changements récents dans l’organisation spatiale des lieux d’emploi et leur incidence sur les mobilités domicile-travail des salariés restent largement à creuser.

Une augmentation des déplacements privés

En diminuant la fréquence des trajets domicile-travail et en augmentant le temps passé au domicile, l’adoption du télétravail tend à faire générer plus de déplacements pour des motifs privés (Aguiléra et al. 2023). Ce surcroît de trajets, qui augmente avec la fréquence du télétravail, compense, voire annule la diminution hebdomadaire des trajets domicile-travail. L’effet global sur les distances parcourues par les télétravailleurs reste cependant variable. Il dépend beaucoup des contextes individuels (composition familiale, équipement en voiture(s), etc.) et surtout résidentiels, notamment en termes de proximité aux commerces et services du quotidien (Aguiléra et al. 2003 ; Pigalle 2024).

Il faut malgré tout se garder de conclusions hâtives. Les travaux disponibles se placent rarement à une échelle hebdomadaire, laissant de côté de possibles substitutions de trajets entre week-end et semaine qui pourraient annuler ou amoindrir le constat d’une augmentation des trajets privés. Les retombées sur les mobilités des autres membres du ménage constituent un autre angle mort de ces réflexions. Le surcroît des déplacements privés des télétravailleurs pourrait n’être que le reflet du fait que d’autres membres du ménage (par exemple le conjoint) réduisent d’autant leurs trajets, notamment en matière d’accompagnement des enfants ou d’achats. Pour traiter ces sujets, actuellement étudiés en France sur un seul jour de la semaine et un seul individu par ménage, des évolutions des enquêtes de mobilité et des investigations plus qualitatives sont indispensables.

Peu de changements dans les modes de transport

On sait par ailleurs encore peu de choses sur les conséquences des changements des programmes d’activité des télétravailleurs et des membres de leur foyer sur l’usage des modes de transport. Il semble néanmoins, par rapport au travail sur site, que rester chez soi en télétravail est globalement favorable aux modes actifs (Elldér 2020). Malgré tout, à l’échelle de la semaine, les télétravailleurs ne diminuent pas forcément leur usage de la voiture. Sa place résiste en général dans les déplacements pendulaires (Aguiléra et al. 2023) et peut même augmenter pour certains déplacements privés (Cerqueira et al. 2020). La plupart des enquêtes sur les intentions de changement modal réalisées pendant la pandémie soutenaient d’ailleurs plutôt le scénario d’un report vers la voiture que vers les transports collectifs. Le télétravail peut aussi, une ou plusieurs fois par semaine, rendre disponible une voiture pour les besoins des autres membres du ménage. Les liens entre le télétravail et l’usage des modes de transport sont donc loin d’avoir été élucidés. Ils dépendront aussi des coûts des carburants et des politiques de transport et d’aménagement aux échelles nationale et locale.

Le développement du télétravail offre des opportunités autant qu’il fait peser des risques sur les objectifs de mobilités plus durables. La menace d’un renforcement de l’étalement urbain porte en germe une dépendance accrue à l’automobile et une augmentation des distances parcourues par ce mode très polluant. Mais le télétravail peut aussi favoriser un accroissement des déplacements courts, en faveur des commerces, des services et des activités de loisirs à proximité du domicile. Il pourrait dès lors contribuer à mieux concilier les politiques publiques en matière de dynamiques urbaines et de mobilités décarbonées. Si les politiques à mettre en œuvre pour y parvenir n’ont pas radicalement changé par rapport à la période antérieure, elles pourraient, à la faveur de cette nouvelle organisation du travail désormais d’importance pour une partie des actifs, être mieux acceptées par les pouvoirs publics et les populations. On pense notamment à la densification et au développement de l’offre de commerces et de services locaux (y compris itinérants), aux aménagements en faveur des modes actifs (pistes cyclables, aménagements destinés à la marche) et au déploiement de nouveaux services de transport performants pour relier les lieux de domicile et d’emploi (covoiturage et cars sur voie réservée, vélos et trottinettes en libre-service).

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Anne Aguiléra & Leslie Belton Chevallier & Julie Perrin & Éléonore Pigalle & Laurent Terral, « Le télétravail et la promesse fragile de mobilités plus durables », Métropolitiques, 16 janvier 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Le-teletravail-et-la-promesse-fragile-de-mobilites-plus-durables.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2120

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