Tout est parti d’une pétition [1] et d’un article du Parisien, mi‑mai 2017, dénonçant le changement de physionomie du quartier de la Chapelle [2], à cheval entre les 10e et 18e arrondissements de Paris. Dans la foulée, tribunes, articles et déclarations de personnalités politiques ont nourri la publicisation d’un problème : celui du harcèlement de rue. Selon la pétition, les trafics s’enracinant au sein de ce quartier ont pour effet de rendre indésirables les femmes qui s’y attardent. Ces dernières constituent progressivement, sous la pression de groupes d’hommes – qui prennent tour à tour, selon les propos rapportés par Le Parisien, le visage de « migrants, dealers, passeurs et vendeurs à la sauvette » –, « une espèce en voie de disparition au cœur de Paris ». Selon les mots du journaliste de Libération Sylvain Mouillard, la Chapelle constitue « une no-go zone » interdite aux femmes à Paris. La pétition et le journal Le Parisien avancent que les femmes s’interdisent d’y circuler, ne sont plus les bienvenues dans les bars et restaurants, ou encore se sentent gênées de porter les vêtements qu’elles souhaitent au risque de recevoir une bordée d’injures. En somme, l’endroit serait « abandonné aux seuls hommes ». Les femmes n’auraient donc plus leur place dans ce quartier, également fréquenté par des populations marginalisées, pauvres et pour certaines en situation irrégulière. Doit-on voir dans cette pétition, et le débat qui s’est progressivement instauré [3], un nouvel avatar de la « lutte des places », au sens où l’entend Michel Lussault (2009) ? Selon lui, la place « met en relation, pour chaque individu, sa position sociale dans la société, les normes en matière d’affectation et d’usage de l’espace en cours dans un groupe humain quelconque et les emplacements […], que cet individu est susceptible d’occuper en raison même de sa position sociale et des normes spatiales » (ibid., p. 127). Quel sens donner à cette lutte dans le contexte de la Chapelle ? Comment comprendre ces tensions, ces crispations et ces soulèvements ?
Source : Anthony Goreau-Ponceaud et Marie-Louise Penin.
Little Jaffna, quartier tamoul de Paris
Dans un premier temps, il apparaît nécessaire d’identifier cette altérité masculine qui fait tant parler d’elle pour prendre en considération le genre comme l’un des éléments de la difficile cohabitation entre usagers et habitants du quartier. Ceci nous amène sur le terrain des dynamiques d’urbanisation en lien avec les migrations et les processus de gentrification. En effet, ce quartier est marqué par la concentration d’activités commerciales qui rend plus ou moins visible une différence culturelle dans l’espace urbain [4]. En moins de trois décennies, la Chapelle est devenu une centralité commerciale minoritaire qui polarise une clientèle immigrée : ce sont les usagers qui donnent au lieu son image de « quartier sud-asiatique », et non les résidents. La Chapelle est souvent appréhendé comme un quartier srilankais, le Little Jaffna de Paris, du fait de sa spécialisation marchande qui a progressivement transformé le paysage commercial par la place croissante prise par les commerces dits ethniques, témoignant du dynamisme des activités et des entrepreneurs issus de ce courant migratoire.
Ce quartier permet ainsi d’articuler l’analyse du changement urbain avec celle des pratiques sociales et culturelles de populations migrantes, dont les chaînes migratoires bien établies restent multiples et variées. Il a, en effet, fallu attendre l’arrivée des premières vagues de Pakistanais, d’Indiens et de Bangladais pour voir naître cette enclave commerciale sud-asiatique dans Paris [5]. Ces nouveaux immigrés, moins familiarisés avec la culture française que ne l’étaient les Français d’origine pondichérienne et les Marecars (les premiers à s’être installés à la Chapelle), s’attachaient davantage aux habitudes du pays de départ, principalement en matière d’alimentation, et ont ainsi créé un marché plus soutenu qu’il ne l’était auparavant (Goreau 2008). Simultanément, d’autres magasins indiens se sont ouverts dans le quartier, qui est cependant resté un quartier mixte jusqu’à la multiplication des commerces détenus par les Tamouls srilankais initialement arrivés en France par défaut – leur choix se portait en priorité sur l’Angleterre – du fait du durcissement des lois sur l’immigration (Goreau 2011) [6].
© Anthony Goreau-Ponceaud, 2008.
Processus de gentrification et stratégie d’évitement
Parallèlement, ce quartier connaît un processus de gentrification, du fait de l’action combinée de la municipalité et des habitants. Le décalage entre les besoins des nouveaux habitants et le maintien d’une offre commerciale « sud-asiatique » crée également des conflictualités sociales et urbaines qui se manifestent par la création d’associations (association Demain la Chapelle et collectif SOS la Chapelle), des pétitions (notamment contre le non-respect de certaines règles d’urbanisme commercial) et des conseils de quartier parfois houleux. Ces conflictualités s’inscrivent au cœur des débats politiques venant dénoncer cette mono-activité commerciale qualifiée d’ethnique. Certains habitants souhaiteraient, en effet, voir intervenir la SEMAEST, la société d’économie mixte de la ville de Paris, pour le rachat de commerces minoritaires, qui seraient remplacés par d’autres commerces (non minoritaires cette fois-ci). Cependant, la rareté des opportunités d’acquisition restreint les possibilités d’utilisation de son droit de préemption par la ville et ne lui donne pas la possibilité de faire évoluer les dynamiques commerciales en cours dans le quartier. Seule possibilité : diversifier l’offre commerciale par l’extérieur [7] et continuer d’agir sur le peuplement du quartier. La Chapelle se situe ainsi dans une période de transition, dont la réhabilitation de la halle Pajol en 2013 [8] constitue l’un des marqueurs les plus emblématiques. Néanmoins, le maintien de commerces ne répondant pas aux besoins des nouveaux résidents et la non-apparition de nouveaux établissements posent question. À l’instar de Château Rouge (Chabrol 2011), le processus de gentrification y est complexifié par la présence d’une offre commerciale spécifique qui pérennise la fréquentation du quartier par des populations d’origine immigrée, qui n’y ont, pour la plupart, jamais résidé.
Centralité immigrée et surreprésentation masculine
La complexité des négociations identitaires et de leurs expressions urbaines se manifeste au travers des interactions marchandes ou des stratégies d’évitement donnant lieu à d’importantes mobilités – d’autant plus que, selon les jours de la semaine et les heures, le quartier n’a pas la même physionomie. À la quiétude du matin s’oppose la frénésie de fin de journée : à partir de 17 heures et jusqu’en fin de soirée, le quartier est majoritairement fréquenté par de jeunes hommes, principalement issus de l’immigration en provenance d’Asie du Sud (Bangladesh, Pakistan, Inde, Sri Lanka en particulier) et d’Afrique du Nord et subsaharienne (Soudan plus singulièrement). La Chapelle tient un rôle important dans l’échange d’informations (parfois de rumeurs), de services (crédits rotatifs, emploi, logement…), ainsi que dans les réseaux de sociabilité. Plus largement, il s’agit d’un lieu-ressource où ceux qui sont minoritaires la plupart du temps deviennent temporairement majoritaires – une « centralité minoritaire », selon Anne Raulin (1988) – où ils peuvent entendre leur langue, consommer des produits de leur pays d’origine : une sorte de point nodal de réseaux de solidarité où un étranger peut trouver sa place et se sentir un peu moins étranger.
© Anthony Goreau-Ponceaud, 2010.
Néanmoins, cette surreprésentation masculine pourrait être anxiogène et vécue comme une menace. Pour les personnes habitant le quartier, ce rapport à l’étrangéité (qui donne une hospitalité précieuse aux migrants et nouveaux arrivés) est par conséquent renversé : ils se sentent, eux, un peu moins « chez eux », un peu plus étrangers à leur espace habité. La surreprésentation masculine, qui constitue une particularité de ce quartier bien documentée par l’enquête, y joue sans doute un rôle. En effet, les personnes interrogées dans le cadre des enquêtes menées pour le projet COMET (Commerce alimentaire « ethnique » entre pratiques communautaires et vivre-ensemble : une comparaison de quartiers parisiens) étaient majoritairement des hommes (64 % contre 48 % pour l’ensemble des enquêtes dans les différents quartiers) et 42 % des personnes interrogées avaient au moment de l’enquête entre 30 et 39 ans. Dans le même ordre d’idée, certaines personnes interrogées ont caractérisé le quartier de la Chapelle comme un quartier « pour les hommes », « fortement masculinisé », où il y a « trop d’hommes ». Lors même d’entretiens menés avec des usagers du quartier, la question de cette surfréquentation masculine, où les hommes « tiennent les murs » (selon l’expression employée par l’une de mes interlocutrices) est apparue comme problématique [9].
Une poche de pauvreté stigmatisée
La perception d’une menace est renforcée par un décalage culturel, religieux mais également économique. En effet, malgré des processus de gentrification en cours, la Chapelle demeure une poche de pauvreté où les squats illicites de migrants (et les campements sous le métro aérien) font régulièrement l’objet d’arrêtés d’évacuation. En cela, ce quartier est un lieu stigmatisé et situé au plus bas du système hiérarchique des places qui composent l’espace parisien – une place essentiellement négative, ayant pour effet de faire de ceux qui l’occupent des personnes éternellement déplacées ou exclues de l’intérieur.
À l’arrière-plan, la description générale des migrants (dans les médias notamment) comme une présence menaçante en Europe, et plus spécifiquement en France, favorise une rhétorique de criminalisation, selon laquelle les étrangers sont réputés perturbateurs et nuisibles à la sécurité et à l’intégrité des pays d’accueil. Les représentations des étrangers véhiculées dans l’article du Parisien, par exemple, sont souvent racialisantes et genrées. Le migrant – et particulièrement le migrant musulman issu de groupes populaires – est parfois perçu comme incarnant des valeurs hypermasculines, traditionnelles et arriérées, voire le détenteur exclusif de comportements sexistes et agressifs (Guénif-Souilamas et Macé 2004 ; Hancock 2011). Parce que visible, sa présence est donc pensée comme inquiétante.
Ce quartier apparaît pourtant comme une véritable porte d’entrée sur l’espace national, offrant plusieurs aménités : une proximité avec des centralités immigrées et commerciales plus anciennes (la Goutte d’Or et le carrefour Barbès), la disponibilité de locaux commerciaux pour des entrepreneurs proposant une offre tournée vers les besoins de populations africaines et sud-asiatiques, et un effet cumulatif lié à une forte fréquentation. À cela s’ajoute une extraordinaire desserte en transports en commun, qui a pour conséquence une dissociation entre lieux de commerce et lieux de résidence : les clients des commerces et les usagers du quartier ne vivent pas là mais majoritairement en petite et grande couronne [10], donnant naissance à un véritable « système de lieux » [11]. La concentration commerciale du quartier et les mouvements qu’elle induit sont synonymes de ressources et d’opportunités à saisir.
Vers un espace cosmopolite mais inhospitalier aux femmes ?
Inséré entre deux gares, le quartier de la Chapelle est une centralité immigrée qui ne l’est qu’au rez-de-chaussée. C’est un espace créé à la fois par les populations locales et les populations mobiles, un lieu où se mêlent les transactions économiques et les relations affectives. Cet exemple de « translocalité » (Appadurai 1995) met l’accent sur toutes les formes de coprésence, y compris la « coprésence des sexes » (Goffman 2002, p. 81), qui participent de la production des espaces pratiqués. Mais alors, comment comprendre ces tensions, ces crispations et ces soulèvements qui agitent le quartier ? S’agit-il pour ces femmes, à l’origine de la pétition, de se placer en déplaçant les autres ? On peut voir dans cette difficile cohabitation genrée un symptôme des transformations du quartier, et dans cette pétition (et l’article du Parisien qui la relaie) un geste politique contribuant à nourrir l’amalgame entre migration et comportements sexistes, en éludant les phénomènes de délinquance.
Cette polémique rappelle, d’une part, que l’espace urbain est le produit de représentations et d’usages sociaux qui le façonnent et qu’il participe en retour à la production des rapports de genre tout en offrant, malgré tout, une arène (quoique parfois marginale) pour les contester, voire les transformer ; d’autre part, que le paradigme de la translocalité permet d’indiquer qu’est « frontière » tout ce qui marque une asymétrie, maintient une tension et un différentiel qui conditionne les mouvements possibles et leur organisation. En effet, si les commerces alimentaires de la Chapelle sont l’une des contributions les plus visibles des populations immigrées et plus largement des minorités culturelles à l’économie urbaine et à la production de la ville, ils sont dans le même temps l’objet de jugements contradictoires. Finalement, à l’instar d’autres centralités marchandes immigrées (Goutte d’Or/Barbès, Château Rouge, Belleville), la Chapelle est pris dans une diversité de dynamiques métropolitaines : le quartier articule le local et le global et contribue à construire, maintenir, redéfinir ou effacer les frontières entre les minorités et le reste de la société (Chabrol et al. 2016), lesquelles parfois se durcissent lorsque la place des migrants est instrumentalisée.
Bibliographie
- Appadurai, A. 1995. « The production of locality », in R. Fradon (dir.), Managing the Diversity of Knowledge, New York/Londres : Routledge, p. 208‑228.
- Chabrol, M. 2011. De nouvelles formes de gentrification ? Dynamiques résidentielles et commerciales à Château-Rouge (Paris), thèse en géographie, université de Poitiers.
- Chabrol, M., Dubucs, H., Endelstein, L., Cohen, M., Goreau-Ponceaud, A., Li, Z., Ma Mung, E. et Missaoui, L. 2016. « Repenser aujourd’hui le commerce alimentaire ethnique : une comparaison de quartiers parisiens », in R.‑P. Desse et S. Lestrade (dir.), Mutations de l’espace marchand, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 371‑382.
- Goffman, E. 2002. L’Arrangement des sexes, Paris : La Dispute.
- Goreau-Ponceaud, A. 2008. La Diaspora tamoule : trajectoires spatio-temporelles et inscriptions territoriales en Île-de-France, thèse en géographie, université de Bordeaux‑3.
- Goreau-Ponceaud, A. 2011. « L’immigration srilankaise en France. Trajectoires, contours et perspectives », Hommes et Migrations, n° 1291, p. 26‑39.
- Guénif-Souilamas, N. et Macé, É. 2004. Les Féministes et le garçon arabe, La Tour-d’Aigues : Éditions de l’Aube, coll. « Intervention ».
- Hancock, C. 2011. « Le corps féminin, enjeu géopolitique dans la France postcoloniale », L’Espace politique, n° 13.
- Lussault, M. 2009. De la lutte des classes à la lutte des places, Paris : Grasset.
- Raulin, A. 1988. « Espaces marchands et concentrations urbaines minoritaires. La Petite Asie de Paris », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 85, p. 225‑242.