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Qui sont « les Africains de Château Rouge » ?

Usages et usagers d’une centralité commerciale immigrée à Paris

Le quartier de Château Rouge à Paris est connu comme un « quartier africain ». Mais que signifie cette image ? Marie Chabrol montre qu’elle renvoie moins aux appartenances des habitants qu’aux usages commerciaux de l’espace, qui le placent au cœur de mobilités de grande ampleur.

Comme toutes les grandes métropoles, Paris compte différents quartiers dont l’image se construit et se reconstruit autour d’activités commerciales en lien avec l’immigration. Situé au cœur de la Goutte d’Or, dans le 18e arrondissement de Paris, Château Rouge est souvent appréhendé comme un « quartier africain ». Si les étrangers ressortissants de pays d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb sont nombreux parmi ses habitants (comme dans d’autres quartiers populaires du nord et de l’est de Paris [1]) leur seule présence ne permet pas d’expliquer l’extraordinaire fréquentation du quartier. Ce sont ses commerces qui en font une « centralité africaine » à l’échelle de l’agglomération : la spécificité des produits vendus polarise les pratiques de consommation de populations d’origine africaine ou caribéenne qui n’y habitent pas pour la très grande majorité, mais qui donnent au lieu son image. Qui sont ces « Africains de Château Rouge » ? Comment fonctionne cette centralité commerciale « immigrée » ou « minoritaire » [2] si typique des grandes métropoles mondiales ?

Une étude approfondie alliant observation et enquête par questionnaire [3] montre la diversité des usagers et des pratiques qui se déploient à Château Rouge et révèle des dynamiques urbaines peu visibles au premier abord. La densité extraordinaire des activités commerciales du quartier cache des flux de mobilité quotidiens de grande ampleur qui le connectent à d’autres espaces, résidentiels ou commerciaux, et dépassent l’échelle métropolitaine. L’entrée par les mobilités s’avère ainsi nécessaire pour comprendre le fonctionnement de quartiers trop souvent appréhendés à la seule échelle locale – notamment lors des réflexions sur la gentrification résidentielle qui les touche et entre en tension avec ces activités commerciales.

Une centralité commerciale africaine à Paris

Château Rouge est connu depuis les années 1990 pour la spécificité des produits qui y sont vendus par des commerçants aussi bien français, maghrébins ou chinois qu’originaires d’Afrique subsaharienne ou du sous-continent indien. L’offre en boutiques (plus d’une centaine) y est à la fois abondante et diverse, qu’il s’agisse de produits alimentaires frais ou transformés, de tissus, de vêtements, de cosmétiques et de produits culturels (CD, DVD, articles religieux). Le quartier compte aussi des bars et des restaurants, des artisans (des tailleurs, par exemple) ainsi que diverses activités de service (téléphonie, fret, coiffure, etc.). Les nombreuses affiches placardées sur les murs et le mobilier urbain, annonçant concerts, soirées dansantes (« nuit sénégalaise », « nuit congolaise ») ou prêches évangéliques en banlieue (très rarement à Paris et jamais à Château Rouge même), témoignent de la centralité du quartier en termes de réseaux sociaux [4].

De nouvelles boutiques sont régulièrement ouvertes par des entrepreneurs qui cherchent à s’insérer dans ce lieu et ce créneau particuliers, et ce malgré la politique de diversification des activités commerciales menée par les pouvoirs publics depuis plusieurs années. En réintroduisant des commerces de proximité, la municipalité cherche, en effet, à faire du quartier un « lieu de vie » pour ses habitants et pas seulement un « lieu de passage » pour des usagers venus de l’extérieur [5]. Mais Château Rouge conserve son image de quartier « africain » et le décalage s’accentue entre une dynamique de gentrification rapide des logements et la continuité de ces activités commerciales dont les échelles de polarisation dépassent largement celle du quartier.

Des usagers principalement venus de l’extérieur du quartier

Parmi les répondants à l’enquête par questionnaire que nous avons menée, 67 % des personnes ont déclaré ne pas résider dans le quartier. Ces non-résidents partagent certaines caractéristiques : ils sont nés pour plus de 70 % d’entre eux hors de France métropolitaine, dont la moitié en Afrique subsaharienne [6] ; les hommes sont plus nombreux que les femmes ; la tranche d’âge la plus représentée est celle des 30 à 50 ans ; le taux d’activité est élevé (70 %). Enfin, la plupart d’entre eux (68 %) utilisent les transports en commun pour se rendre à Château Rouge. Autre résultat intéressant, ils sont 87 % à n’y avoir jamais résidé.

L’étude de leurs localisations résidentielles permet de distinguer cinq espaces géographiques de provenance, qui dessinent à différentes échelles le rayonnement de cette centralité : le reste du 18e arrondissement (21 %), les autres arrondissements parisiens (18 %), le reste de l’Île-de-France (47 %), la province (11 %) et l’étranger (3 %). Les Franciliens non parisiens sont ainsi les plus nombreux. Les lignes de transports en commun et la proximité des gares du Nord et de l’Est jouent un rôle important dans ces mobilités, de nombreux usagers résidant dans des communes de la première couronne. Cependant, la proportion d’enquêtés venus de communes périurbaines d’Île-de-France ou de province n’est pas anodine et confère une dimension particulière à cette centralité. Se rendre à Château Rouge depuis le quartier voisin de Barbès, d’un village de Seine-et-Marne ou d’un département de l’ouest de la France ne revêt pas la même signification, compte tenu de la distance et du coût d’un tel déplacement.

Les commerces alimentaires, au cœur de fréquentations diversifiées

Si la fréquentation de bars et de restaurants, le fait de rejoindre des amis ou simplement le fait de se retrouver dans une ambiance africaine jouent un rôle non négligeable dans l’attractivité du quartier, ce sont avant tout les commerces alimentaires qui en expliquent la forte fréquentation. Pourtant, 80 % des enquêtés déclarent faire une grande partie de leurs achats ailleurs (principalement dans des grandes surfaces près de leur lieu de résidence ou dans des marchés) et venir à Château Rouge pour acheter des produits bien précis. La fréquentation d’une centralité commerciale comme Château Rouge n’est donc pas exclusive de celle d’autres lieux et fonctionne en connexion avec eux.

Les commerces alimentaires de Château Rouge :
un facteur d’attractivité à différentes échelles

© Marie Chabrol, 2011

Par ordre d’importance, les arguments donnés pour justifier des achats alimentaires à Château Rouge sont la spécificité des produits, le prix, la variété, la qualité et la fraîcheur, et enfin la proximité. La spécificité des produits motive surtout les enquêtés résidant dans le périurbain francilien ou en province, dans des communes où une telle offre commerciale n’existe pas, ainsi que les usagers résidant à l’étranger, souvent présents à Paris pour un autre motif (famille, vacances, travail). Ces trois groupes d’usagers venus de loin sont aussi ceux dont la venue est, sans surprise, la moins fréquente. Ils se déplacent une ou plusieurs fois par mois, ou tous les deux ou trois mois, pour faire de très grosses courses de produits africains ou tropicaux. Il s’agit là presque exclusivement de personnes originaires d’Afrique subsaharienne ou des Caraïbes, qui achètent pour les repas quotidiens du mois ou sont là exceptionnellement pour préparer une fête ou un repas particulier. Ce sont majoritairement des actifs, avec une part significative de cadres et de professions intermédiaires.

Leur profil contraste avec celui des usagers « de proximité » qui résident dans le 18e arrondissement, ailleurs dans Paris ou en proche banlieue. Ceux-ci viennent toutes les semaines, voire tous les jours, pour de petites courses de viande, de fruits ou de légumes. Ils expliquent leur venue à Château Rouge par la proximité et les habitudes, les prix et, en dernier lieu, par la spécificité des produits. Les Parisiens viennent aussi pour croiser des connaissances, tandis que les bas prix sont la motivation principale des banlieusards. Parmi ces usagers très réguliers, les inactifs (retraités, sans emploi ou femmes au foyer) sont nombreux et les actifs ont plutôt des emplois d’ouvriers et d’employés.

Un dernier profil d’usagers se dégage, sans qu’intervienne le critère de la distance : il s’agit d’hommes âgés de 30 à 50 ans, originaires de Côte d’Ivoire, du Congo ou de République démocratique du Congo, qui viennent moins pour les commerces que pour retrouver des amis, profiter des bars, des restaurants et de l’ambiance du quartier. Ils appartiennent à diverses catégories socio-professionnelles et résident dans les cinq espaces géographiques définis plus haut.

Une centralité à saisir à l’échelle métropolitaine

Les pratiques de ces différents types d’usagers rythment fortement la vie de Château Rouge. Alors que le matin, en semaine, le quartier est relativement calme et accueille des consommateurs soucieux d’efficacité, il s’anime nettement l’après-midi et plus encore en fin de semaine. Le samedi après-midi, la foule envahit les rues les plus commerçantes ; les usagers accompagnés d’enfants, d’amis, de parents, prennent leur temps pour déambuler dans les rues, faire leurs achats ou se restaurer. Le quartier est aussi un lieu de rencontre, et les pratiques qui s’y déploient ressemblent à celles que l’on peut observer dans d’autres centralités commerciales. Ces pratiques de consommation participent au maintien de l’image d’un « quartier africain », même si, au-delà de cette image univoque et de cette pratique d’un même lieu, peu de points communs réunissent un employé d’ambassade résidant à Paris qui s’y rend pour préparer un dîner exceptionnel, une famille haïtienne du périurbain francilien lointain qui y fait de grosses courses pour le mois, ou un père de famille d’origine congolaise, habitant et travaillant dans un village du Loiret, qui profite de quelques week-ends par an pour y retrouver des compatriotes.

Par ailleurs, Château Rouge fonctionne en relation avec d’autres lieux d’approvisionnement : les commerces des espaces résidentiels, mais aussi d’autres centralités commerciales populaires ou immigrées. La centralité africaine de Château d’Eau, dans le 10e arrondissement de Paris, spécialisée dans les activités liées à la coiffure, est ainsi bien plus complémentaire que concurrentielle de celle de Château Rouge, avec laquelle elle est très bien connectée par les transports en commun. Certains commerçants investissent, d’ailleurs, dans les deux espaces. Plus proches encore et accessibles à pied, les commerces de Barbès (téléphonie, habillement, bijoux et accessoires) sont souvent le lieu de haltes avant ou après des courses alimentaires à Château Rouge. À l’échelle métropolitaine, ces dynamiques commerciales se renforcent les unes les autres, notamment parce qu’elles s’inscrivent dans des systèmes de lieux plus ou moins partagés par un grand nombre d’usagers.

Château d’Eau dans le 10e arrondissement de Paris : une centralité commerciale spécialisée dans la coiffure et les cosmétiques pour peaux noires

© Marie Chabrol, 2011.

Observer Château Rouge sous l’angle des pratiques commerciales, repérer le rayonnement de cette centralité et sa complémentarité avec d’autres espaces permettent en même temps de mieux cerner l’une des problématiques actuelles de ce quartier : la spécialisation des commerces et les flux importants de clientèle qu’ils génèrent entrent en tension avec une dynamique de gentrification résidentielle rapide, en partie soutenue par la municipalité, qui se traduit par l’investissement des logements par des ménages d’origine française ou européenne, plutôt aisés, en demande d’un peu moins d’animation et de plus de commerces européens de proximité. Saisir cette problématique commune à d’autres centralités immigrées suppose, on le voit, de prendre en compte les différentes échelles des pratiques, et invite à ne pas se contenter des habituelles problématiques formulées en termes de mixité sociale ou de sécurité, toujours appréhendées à l’échelle locale.

Bibliographie

  • Bouly de Lesdain, S. 1999. « Château Rouge, une centralité africaine à Paris », Ethnologie française, vol. 29, n° 1, p. 86‑99.
  • Chabrol, M. 2011. De nouvelles formes de gentrification ? Dynamiques résidentielles et commerciales à Château Rouge (Paris), thèse de doctorat de géographie, université de Poitiers (disponible sur : http://halshs.archives-ouvertes.fr/).
  • Guillon, M. et Taboada-Leonetti, I. 1986. Le Triangle de Choisy. Un quartier chinois à Paris, Paris : Centre d’information et d’études sur les migrations internationales (CIEMI)/L’Harmattan.
  • Lévy, J.-P. et Dureau, F. (dir.). 2005. Pratiques spatiales non résidentielles et recompositions des territoires urbains, rapport de fin de contrat de l’action concertée incitative « Espaces et territoires ».
  • Raulin, A. 1988. « Espaces marchands et concentrations urbaines minoritaires. La petite Asie de Paris », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 85, p. 225‑242.
  • Toubon, J.-C. et Messamah, K. 1990. Centralité immigrée, le quartier de la Goutte d’Or, Paris : L’Harmattan.

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Pour citer cet article :

Marie Chabrol, « Qui sont « les Africains de Château Rouge » ?. Usages et usagers d’une centralité commerciale immigrée à Paris », Métropolitiques, 6 mars 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Qui-sont-les-Africains-de-Chateau.html

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