Résistances ordinaires de quartiers populaires montre les quartiers populaires de quatre capitales européennes, soumis aux pressions de la gentrification. Les critères de choix des quartiers énoncés dans le programme de recherche REV (Rester en (centre-)ville) [2] qu’accompagne ce travail photographique sont clairement associés au fait que ceux-ci sont à la fois péricentraux, reconnus comme quartiers d’immigration anciens et en proie à la gentrification au moins débutante. Pour ce qui est des quartiers de Vienne et de Lisbonne, le choix est notamment dû à « leurs positions géographiques opposées », mais aussi à « leurs contrastes urbains en termes de gouvernance, de politique de l’habitat et d’accueil des migrants ». En revanche, le quartier Heyvaert de Bruxelles représente un cas d’étude relatif à une gentrification plus rapide et plus volontariste des pouvoirs publics en contraste avec la Goutte d’Or à Paris, quartier ancien, central et bien desservi. Dans le cas parisien, en particulier, un « fort taux de logements inconfortables et de populations migrantes » est encore présent en dépit des marques visibles d’une gentrification de l’habitat et de transformation des espaces publics.
Recherche de l’équipe REV. Toutes les photos © Sylvaine Conord.
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Un travail photographique guidé par les habitants
Par une méthode alliant près de deux cent entretiens non directifs à des balades urbaines et grâce à la collaboration d’une équipe de sociologues et de géographes, Sylvaine Conord est partie recueillir les récits d’habitants dans les quartiers de Volkert (Vienne), de la Mouraria (Lisbonne), de Heyvaert (Bruxelles) ainsi que de la Goutte d’Or (Paris). Les photographies sociologiques exposées sont le résultat d’un tri opéré entre de nombreuses mises en image. Les habitants qui ont participé à cette recherche ont voulu mettre en valeur leurs lieux de vie par des arrêts sur image choisis ad hoc. Ils ont conduit la photographe, Sylvaine Conord, ainsi qu’un chercheur de l’équipe REV, différent selon les villes, dans une visite du quartier dont ils étaient le guide. Ces habitants sont conscients de la stigmatisation (« Il y a des gens qui ont une perception un peu mauvaise du quartier », souligne Vitor lors de la balade dans la Mouraria, à Lisbonne, par exemple) qui pèse sur ces espaces aujourd’hui caractérisés par la cohabitation entre classes populaires précarisées, migrants et gentrifieurs – de classe moyenne et supérieure. Toutefois, ils pointent des espaces-enjeux de leur présent et de leur passé, tout en soulignant leurs ancrages et passages dans ces rues, avec toute la force des relations sociales (familiales, amicales) nouées au fil du temps et de celles qui sont en train de se faire.
Dans les quatre quartiers différemment enracinés dans l’histoire migratoire de ces capitales européennes, chacun des dix habitants retenus par la démarche est présenté grâce à un portrait visuel accompagné de sa trajectoire résidentielle et professionnelle. Commence ensuite le voyage urbain dans les lieux privilégiés au présent mais aussi, parfois, dans ceux de l’enfance (logement, boutique parentale, café, graffiti). On découvre ainsi que des espaces ont été transformés, que des commerces (les épiceries sénégalaises de la Goutte d’Or en l’occurrence) ont disparu, alors que d’autres plus huppés s’imposent, à l’instar de la rue des Gardes dans le 18e arrondissement de Paris. Aussi des repères du passé sont-ils chargés de nouvelles significations ou dépossédés de leurs anciens sens (ainsi de la tour-bunker de Vienne, qui n’évoque plus aujourd’hui le nazisme pour son photographe) ou remplacés par un hôtel de luxe, un centre commercial ou une aire de jeux destinée aux enfants. Pour ces derniers, il est désormais impensable de se retrouver à jouer, dans les rues de ces quartiers, dans des groupes du même âge, comme autrefois… Les habitants retenus, « qui nous prennent par la main » tout au long de l’exposition, sont tous âgés de 28 à 55 ans environ. Ils ne sont pas très âgés et pourtant manifestent le désir de rendre compte d’une mémoire située de leur quartier. Ils sont artistes, photographes et journalistes free-lance, sociologues, artisans, commerçants ou mères de famille dont le travail n’est pas salarié mais remplit les journées.
Une résistance à la gentrification
La balade a un point de départ. Elle commence dans une rue, dans une place ou alors dans une boutique ou dans un salon marocain. Tout au long de l’exposition, nous découvrons des formes ordinaires d’entraide, d’hospitalité et de plaisir dans des cafés, restaurants rapides, commerces bon marché, marchés, associations, jardins ouvriers, squares, cafés sociaux et lieux de culte qui sont riches en échanges humains. Les lieux de culte sont tantôt présentés comme étant inhérents au quotidien (église catholique de Bruxelles), tantôt pointés comme preuve d’un « esprit de lieu pluraliste » (l’église protestante de Vienne), tantôt comme lieu de résolution des tensions locales avec la municipalité (la salle de prière associée au projet cultuel de l’Institut des cultures d’islam à Paris) [3]. C’est en revanche une ancienne pizzeria anarchiste (quartier de Volkert, Vienne), qui semble incarner davantage la violence incomprise, à la suite des interventions policières qui ont mis fin à cette expérience de convivialité. Souvent situés à proximité de lieux de circulation importants (gares et aussi arrêts de tram et stations de métro), ces quartiers sont mis en images de manière à évoquer la gentrification et ses rénovations, mais également des initiatives permettant de faire face à la pauvreté, à la dégradation des conditions d’emploi, de logement et de certains espaces publics. À pied comme à vélo, différents groupes d’âge (même si les personnes âgées sont quasi inexistantes) et milieux sociaux se côtoient sans pour autant se rencontrer toujours, comme c’est notamment le cas dans la Volkertplatz à Vienne.
L’exposition soulève de nombreuses questions pour le visiteur, qui trouvera quelques compléments de réponse dans l’installation vidéo où passent en boucle les photos exposées, mais aussi les images et les portraits d’habitants qui n’ont pu figurer dans l’exposition : à la Mouraria, à Lisbonne, c’est notamment le salon de coiffure le plus ancien dans le quartier, un bar sportif où on va regarder les matchs de football entre amis et le paysage du quartier qu’un jeune habitant aime contempler depuis son enfance. Cette installation permet de mieux réfléchir à l’expérience urbaine, entre résistance et aménité, que l’exposition photographique bien inspirante de Sylvaine Conord nous offre.