L’objet principal de la bande dessinée de Thomas Mathieu, Les Crocodiles, est le harcèlement sexuel dont sont victimes les femmes. Celles-ci sont représentées de façon anthropomorphique, alors que l’auteur a choisi de dessiner les hommes comme des crocodiles, pour signifier leur comportement prédateur. Le parti pris de représenter les hommes sous la forme d’un animal permet aux lecteurs de se mettre « dans la peau » d’une femme victime de comportements que les hommes peuvent croire anodins, mais qui s’avèrent démesurément inquiétants ou agressifs pour les passantes, voire pour les conjointes. Comme les crocodiles dessinés ne présentent pas de traits distinctifs en termes d’âge, d’origine ou de classe, le lecteur ne peut considérer que le problème ne les concerne pas, ni eux ni leur milieu social ou leur propre entourage (figure 1) [1].
© Thomas Mathieu.
Un genre littéraire hybride montrant plusieurs points de vue
L’ouvrage recensé ici est issu d’une démarche originale : il s’agit de l’édition sous format livre de dessins d’abord publiés sur la plate-forme de microblogage [2] Tumblr par Thomas Mathieu dans le cadre du « Projet Crocodiles ». L’enjeu est de « mettre en dessin » des « témoignages sur le harcèlement et le sexisme ordinaire » recueillis d’abord auprès de ses amies, puis auprès des internautes qui lui adressent leurs histoires. Les premiers dessins publiés sur le blog (toujours actif) datent de juillet 2013 et l’ouvrage regroupe des dessins couvrant la première année du projet.
La partie intitulée « Témoignages » occupe les trois premiers quarts de l’ouvrage. Ceux-ci se succèdent en autant d’histoires racontées dans des formats différents, allant d’un dessin unique sur une seule page jusqu’à une bande dessinée sur plusieurs pages. Dans cette partie, les seuls textes sont les bulles représentant ce qu’expriment, pensent ou ressentent les personnages. Ensuite commence une section « Stratégies » d’une vingtaine de pages, où l’auteur s’exprime à la première personne et livre son analyse et ses préconisations dans des textes qui encadrent les dessins. Enfin, dans la dernière section, le format change encore, pour laisser place à quatre textes, illustrés par l’auteur, écrits par des activistes de la cause féministe : Lauren Plume, Irène Zeilinger, Anne-Charlotte Husson et le collectif « Stop harcèlement de rue ».
Nommer la dissymétrie
Un bon nombre d’histoires se déroule dans ce qu’il est convenu d’appeler la sphère privée, à domicile, dans la vie quotidienne ou lors de fêtes chez des amis. Ce ne sont pas les moins perturbantes, car elles mettent en scène tant le harcèlement ou le viol par un petit ami ou un conjoint (figure 2) que l’incompréhension de l’entourage, qu’il s’agisse d’hommes mais aussi de femmes.
© Thomas Mathieu.
En tant que géographe-urbaniste, je suis particulièrement touché par la façon dont le livre représente l’espace public urbain comme une menace pour les femmes (figure 3) : des espaces anonymes, où n’importe quel homme peut se transformer en crocodile par le biais d’un regard insistant, d’une remarque qui se croit agréable, d’un geste déplacé ou d’un ricanement. Les récits sont situés dans la ville dense, où se concentrent les bâtiments, la circulation et les infrastructures. Dans ses coins, ses recoins, ses ruelles, ses porches, derrière son mobilier urbain, des prédateurs qui se croient innocents cherchent à coincer des femmes qu’ils voient comme des proies à séduire, posséder ou maltraiter et dont ils ne conçoivent pas qu’elles puissent vouloir se déplacer sans être importunées (figure 4). Inversement, ces irrégularités de l’espace public servent aussi aux femmes à éviter, à s’éloigner, à se dissimuler, ou à interposer un obstacle (figure 5).
© Juliette Boutant.
© Juliette Boutant.
© Thomas Mathieu.
Une chose terrifiante qu’un homme comme moi a du mal à imaginer, est le fait que dans l’expérience de l’espace public des femmes, potentiellement tout homme présente le risque d’être un crocodile jusqu’à preuve du contraire (figure 6). Marcher dans la rue s’apparente alors à un sport extrême, voire un art martial, requérant une vigilance de tous les instants, des réflexes à toute épreuve, une grande intelligence des réactions. On comprend alors combien il est facile d’être désemparée face à la dissymétrie de l’agression : l’agresseur faisant mine d’ignorer qu’il est en train d’agresser, l’agressée n’arrivant pas à lui faire comprendre que c’est une agression.
© Thomas Mathieu.
L’une des suggestions de l’ouvrage consiste justement à s’efforcer de toujours nommer l’agression : cela vaut pour la victime, pour qu’elle reconnaisse en son for intérieur ce dont elle est victime ; cela vaut pour l’agresseur, à qui il faut commencer par dire que c’est une agression ; cela vaut pour le public, car dès lors qu’une agression est proclamée devant lui, cela devient son affaire. Commencer par rendre publique une agression qui se produit dans l’espace public semble une façon de rompre autant l’inconscience de l’agresseur que l’indifférence de ceux qui de passants deviennent alors témoins, ce qui les engage (figure 7).
© Thomas Mathieu.
Le déni du droit à l’anonymat dans l’espace public
Le livre met l’accent sur la tension paradoxale qui habite et constitue l’espace public, défini comme « un monde d’étrangers » (Lofland 1985). Chacun·e de ses usagères et usagers l’emprunte d’abord pour pouvoir vaquer à ses occupations, sans vouloir que les autres se mêlent de ses affaires et sans chercher à s’occuper de celles des autres. Cette apparente indifférence mutuelle, théorisée par Erving Goffman (1971) comme « inattention civile », constitue une norme observée dans un grand nombre de circonstances, notamment dans les déplacements. D’une part, il arrive que des inconnues se réunissent dans un espace public pour instituer de ce fait qu’une affaire leur est commune et devient ainsi « chose publique » : l’archétype contemporain en est la manifestation politique. D’autre part, il existe certains usages qui impliquent d’utiliser l’espace public pour interagir avec des inconnus, sans constituer pour autant une affaire publique : il s’agit d’interactions privées qui généralement engagent peu les uns et les autres, comme regarder les passants depuis la terrasse d’un café, échanger quelques mots sur un banc lors de la pause de midi, ou encore s’agréger à un jeu collectif dans un parc public. Cette possibilité toujours ouverte de suspendre ou rompre l’inattention civile offre la brèche dans laquelle peut s’engouffrer un crocodile…
L’ouvrage illustre le problème du conflit entre ces différents usages de l’espace public. Ce qui agresse les femmes, ce n’est pas seulement l’expression grossière, voire violente, de la possessivité et du désir masculins qui les réduisent à des objets sexuels, c’est aussi l’irruption de ce type d’interaction non sollicitée alors qu’elles sont engagées dans une pratique de l’espace public qui requiert le droit à l’anonymat et à l’indifférence polie. Les siffler, leur lancer des compliments ou des injures et les suivre, c’est évidemment rompre cet anonymat pour les identifier avant tout par leur sexe, tout comme les victimes du racisme dans l’espace public le sont via leur réduction à une apparence physique. Ainsi, le harcèlement sexuel dont traite Les Crocodiles renvoie à un véritable « trouble à l’ordre public », dans la mesure où il dénie à une catégorie de personnes le droit d’y vaquer à ses affaires sans perdre son anonymat. C’est un problème comparable au « délit de faciès » qui motive le harcèlement policier dont sont victimes en particulier des jeunes hommes privés par leur apparence de ce droit à l’anonymat. En tant que chercheur et observateur de l’espace public, il apparaît une corrélation troublante entre ces deux types de harcèlement, les victimes du second type étant souvent identifiées comme les coupables du premier type. Ce point est cependant absent de l’ouvrage.
Changer les esprits pour aménager autrement
Dessinés par Thomas Mathieu, ces témoignages d’usagères de l’espace public tombent à pic au moment où les acteurs patentés de la politique urbaine souhaitent prendre en compte les usages. D’une part, ils offrent un type d’expression des usagères et usagers qu’il serait bon d’intégrer dans les démarches participatives, afin d’identifier les sujets qui les préoccupent et dont elles et ils pourraient débattre avec technicien·ne·s et élu·e·s. D’autre part, ils rappellent qu’il ne suffit pas de prendre en compte les usages, mais qu’il faut aussi les réguler de telle sorte que ne s’impose pas parmi eux la loi du plus fort. Ces dernières décennies, l’urbanisme fonctionnaliste a conçu l’espace public comme une voirie destinée à favoriser avant tout la circulation motorisée et les réseaux techniques : au règne de la voiture dans la rue correspondait l’hégémonie de la technocratie dans la politique urbaine. Aujourd’hui, si l’on souhaite encourager une appropriation conviviale des rues par la plus grande variété d’usagers et d’usagères, la politique urbaine doit alors basculer du côté du droit des plus vulnérables à emprunter et occuper tranquillement l’espace public. Ce n’est pas gagné d’avance ; un projet comme Les Crocodiles illustre bien la lenteur du nécessaire processus de changement des mentalités.
Bibliographie
- Lofland, L. H. 1985. A World of Strangers : Order and Action in Urban Public Space, New York : Waveland Press.
- Goffman, E. 1971. Relations in Public. Microstudies of the Public Order, Londres : Penguin/New York : Basic Books (traduction française : 1973. La Mise en scène de la vie quotidienne, tome 2, Paris : Éditions de Minuit).