Les essais scientifiques appartiennent à un registre particulier [1]. S’ils ne sont pas caractérisés par leur appareil de notes et leur cumulativité, ils cherchent en revanche, dans un style dissertatif, à enclencher une réflexion collective, voire un débat, proposant souvent un nouveau cadrage général et ses conséquences pour l’action. C’est bien dans ce registre que s’inscrit ce nouvel ouvrage de Michel Lussault, au titre certes un peu prétentieux [2] mais à l’écriture très maîtrisée, enrôlant de nombreux domaines de pensée. Si c’est un livre de géographe, il est très largement pétri de culture philosophique et de savoirs sociologiques et déploie une portée politique évidente, assumée dans l’illustration finale. On retrouve une telle caractéristique dans le dernier ouvrage d’Olivier Mongin (2013).
Il ne s’agit pas d’un énième ouvrage sur la mondialisation mais bien d’une réflexion, très proche de celle de Bruno Latour, sur les conditions de vie d’un monde désormais commun et qui, plus que jamais, est pluriel (Latour 2003). Elle s’établit sous les auspices d’une méditation sur les premières photographies de la planète terre prises par des humains. On se situe alors véritablement dans l’institution imaginaire de la société pour reprendre le beau titre d’un ouvrage de Cornélius Castoriadis et dans une réflexion liminaire sur l’évolution des figurations (comme celle que peut pratiquer Jean-Marc Besse). Le Monde est le personnage principal, il est pour bonne partie installé et il faut en tirer des conséquences et des principes d’action. Le sujet n’est donc pas tant la qualification du processus de la mondialisation (comme dans le cas de Cynthia Ghorra-Gobin qui distingue dans le dictionnaire qu’elle a dirigé (Ghorra-Gobin 2012) la planétarisation, la mondialisation et la globalisation) que l’analyse de l’urbain sous condition du monde et du monde sous condition de l’urbain.
Un livre de confirmation
La première partie de l’ouvrage reprend très largement les réflexions de L’Homme spatial et d’un autre ouvrage auquel l’auteur ne fait pourtant curieusement pas allusion, De la lutte des classes à la lutte des places (Lussault 2009). Véritable condensé de travaux de plusieurs géographes sur l’ampleur de l’urbanisation dans le monde et cherchant à identifier « la nouvelle prégnance urbaine qui fabrique le Monde » (p. 64), l’approche se fait un peu anhistorique certes mais mobilise de nombreux exemples, donnant l’impression d’un auteur qui peut être partout, souvent discret quant aux veilles scientifiques qu’il entretient et peu bavard sur ses méthodes d’approche. Mais la ligne de lecture est plutôt claire, c’est celle de l’attention au vécu spatial au quotidien, à son épaisseur comme source de la pensée (p. 35) et l’on trouve ainsi intérêt à considérer la dernière exposition universelle tenue à Shanghai (vue comme premier événement populaire global, ce qui pourrait sûrement se discuter) au prisme du visiteur qui fut aussi programmateur de rencontres hébergées au pavillon Rhône-Alpes inscrit au sein de « l’Espace Meilleures pratiques urbaines » ! L’autre terrain très présent est celui du mouvement Occupy Wall Street, tel que l’auteur a pu le suivre autour de Zuccotti Park à New York. Pour les autres cas mobilisés, et c’est vrai tout au long de l’ouvrage, Michel Lussault est plus allusif mais sait souvent bien mettre en scène et en récit des situations urbaines, à partir d’une étude d’un cabinet de consultants ou bien des actions d’une ONG analysant les « spatialités référentielles » des habitants de Mumbai pour contrer la production architecturale standard.
Lussault explicite dans cette partie une « grammaire générative », par analogie avec l’ensemble de règles qui permet de comprendre des phrases de manière inconsciente : il s’agit essentiellement de différents standards (dont la périphérie urbaine qualifiée de « paysage majeur du monde »). Il repère également des assemblages plutôt que des systèmes qui sont à la fois hétéroclites et fonctionnels : les grandes conurbations sont caractérisées par des différenciations locales de grands principes mondiaux (p. 59). Les assemblages urbains sont saisis comme étant à la fois des attracteurs, des connecteurs et des diffuseurs, non pas tant en écho avec la physique des fluides mais pour laisser se déployer un principe inscrit au frontispice de la deuxième partie qui est celui de l’hyperspatialité et de ses effets. Les sociétés urbaines sont analysées principalement via le prisme de l’accès (à différentes ressources).
L’auteur se nourrit à l’évidence ici d’expertises qu’il a pu conduire et accompagner, dont le travail de l’un des groupes prospectifs de Territoires 2040 (DATAR 2012) ayant concerné « l’urbain métropolisé français dans la mondialisation ». Cette partie sur le « genre urbain » discute certains travaux de Richard Florida (mis en filiation avec ceux de Jane Jacobs), en reconnaissant leur intérêt aussi bien qu’en critiquant leurs effets pour tout ce qui concerne les luttes de classement entre métropoles notamment, et qui parlent avant tout des constructeurs des dynamiques urbaines de telle ou telle métropole voulant valoriser sa trajectoire ; la critique du ranking et du benchmarking affleure et c’est le moins que l’on puisse attendre.
Mobilité généralisée et accessibilité contrôlée
La deuxième partie s’inscrit directement dans les pas de François Ascher, avec une réflexion principalement orientée sur la mobilité et sur les caractéristiques principales d’un Monde hyperspatial. L’ouvrage se fait plus original et part des réalités économiques et spatiales du dégroupage, dont les conséquences sont trop souvent ignorées. Retrouvant Pierre Veltz, Lussault examine la coexistence de processus d’atomisation, de globalisation et de localisation, à la lumière notamment d’un secteur économique clé (la logistique) et de l’un de ses opérateurs principaux (le conteneur). Activité matricielle de l’espace contemporain, la logistique est ainsi l’infrastructure déterminante d’un Monde qui est de plus en plus construit par le tourisme, devenu un attracteur de l’organisation sociale (c’est-à-dire « un champ qui organise la convergence d’autres champs sociaux », p. 141). L’auteur cherche à réhabiliter les activités qui relèvent du tourisme, en particulier du fait qu’elles participent fortement à la construction de l’individu. Cependant, il tend du coup à minimiser tout le travail de formatage spatial que les opérateurs touristiques peuvent réaliser (combien de centres historiques muséifiés, par exemple ?). Le chapitre sur les hyperspatialités porte la critique sur les textes de Paul Virilio et Hartmut Rosa : renvoyant au rôle inédit et crucial de la connectivité et de la systématisation de la possibilité de connexion, l’hyperspatialité désigne des processus relevant du constat selon lequel « l’embrayage sur la vie spatiale matérielle de l’autre spatialité (celle que permet de déployer Internet) ne laisse pas de devenir de plus en plus puissant » (p. 156). À partir de cette réalité, Lussault examine les résistances qu’elle a pu générer et rencontrer. D’abord ce qu’il nomme des mythologies de « réponse » à la mondialisation qui sont autant d’idéologies spatiales d’autant plus performatives que le dégroupage a occasionné et déployé une spatialisation opaque. Dans le prolongement, l’auteur pointe le développement d’une nouvelle culture populaire de la géo-traçabilité en réponse à l’opacité du trajet des choses : « il est devenu de plus en plus compliqué pour un simple quidam de savoir d’où viennent les choses – mais aussi où elles vont une fois qu’on les a utilisées. » (p. 169). On prolongerait volontiers du côté de l’enjeu des dispositifs et cultures qui rendent l’urbain visible, actualisation du rôle des panoramas, par exemple. Un autre facteur contrariant la mobilité est le développement de toutes sortes d’ « encapsulations spatiales », d’autant plus fort justement que la fluidité doit être encadrée. Les connexions produisent assurément des limites et cette relation de contrariété (que l’auteur préfère à la notion dialectique de contradiction) occasionne le déploiement de compétences de filtrage et de franchissement. Loin du laissez-passer et du libre-échange, l’urbain contemporain témoigne de nombreuses mises en réseau affinitaires (les bulles ne sont jamais complètement étanches). Queuing, « filtrage » et « profilage » sont autant de techniques de contrôle qui se sont développées de manière subreptice ces dernières années, participant d’une société de contrôle qu’avait pu décrire dans un court essai le philosophe Olivier Razac (2000).
Les ressources de la vulnérabilité
La troisième partie déploie le « principe vulnérabilité » à partir d’une critique du principe responsabilité mis en avant par Hans Jonas, dont Lussault trouve l’approche très « conservatrice et européo-centrée » (p. 224). En dépit des critiques adressées à la dromologie [3] de Virilio (1977), le point de départ de cette partie n’est finalement pas sans évoquer l’exposition qu’avait contribué à monter le philosophe à la fondation Cartier en 2002/2003, intitulée Ce qui arrive. Lussault repart ici de ses réflexions sur la place de la nature dans la société, stabilisées dans L’Homme spatial. De manière pertinente, il instruit une critique de l’acception courante du principe de précaution, liée selon lui à trois caractéristiques : l’obsession du patrimoine, l’angoisse permanente de l’actualité et la protection nécessaire de ce qui n’est pas encore advenu.
Si l’on pouvait suivre la crise du SRAS dans son ouvrage de 2007, c’est cette fois une chronique de la « crise spatiale » liée à l’éruption du volcan Eyjafjöl qui permet de montrer la fragilité du système-monde. On découvre ensuite une certaine fascination pour la culture spatiale japonaise qui sous-tend plusieurs réflexions sur la vulnérabilité et plus précisément ce que l’auteur nomme « la sensibilité à la configuration spatiale ». En comparant les manières dont ont été gérées les crises spatiales du dernier grand tsunami au Japon et de l’après-Katrina à La Nouvelle-Orléans, Lussault met en scène comment s’articulent des cultures, des dispositifs et des politiques publiques. On retrouve la notion de mythologie dans cette partie via l’examen de trois « mythologies programmées » qui aujourd’hui occupent les consciences, à savoir le catastrophisme assuré, le catastrophisme maîtrisé (dont les politiques de prévention des risques) et le catastrophisme de rupture. Tous trois problématiques à plusieurs égards, Lussault leur préfère ce qu’il nomme une problématique de la « sobriété dynamique », montrant que la vulnérabilité peut aussi bien être constructrice que destructrice. Le propos est alors plus facilement indexable aux débats politiques contemporains, déroutant aussi bien les militants de la décroissance que les apôtres de l’économie verte qui se déploierait dans toutes les niches de risque possibles et imaginables. Via une transposition des réflexions du philosophe Peter Sloterdijk, Lussault propose trois concepts pour renouveler l’aménagement, qui reste son champ d’action privilégié : un principe de vulnérabilité globalisé, un principe de résilience des spatialités et un autre d’immunité spatiale. Cherchant à ébranler la domination absolue des ingénieries, il invite à davantage apprendre du passé que des anticipations prospectives et fait une apologie du vernaculaire qui, on l’a compris, n’est pas l’ode à un local-terroir que l’auteur ne cesse de brocarder.
L’illustration finale a une portée directement politique, réhabilitant ce que sont les cohabitations concrètes à partir du cas des occupations de place par le mouvement 99 %. Au-delà des grandes différences de motivation des rassemblés, le point commun sur lequel l’auteur insiste est bien « l’utilisation du rassemblement collectif au sein de l’espace urbain comme acte performatif d’expression politique » (p. 271). Au-delà donc du développement de la juxtaposition de différentes formes de communautés (dont certaines sont particulièrement puissantes, songeons à la mafia) et pouvant générer une forte conflictualité intra-urbaine, c’est dans l’immanence que Lussault trouve des motifs d’optimisme (on le voit même qualifier la rave party de « communisme spatial immanent » !). Dans la perspective d’une question sociale saisie comme justice spatiale pour tous (entendue comme capacité pour chacun d’habiter dignement), Lussault suggère un sérieux aggiornamento de la gouvernementalité du Monde, distinguant trois niveaux : le Monde (l’universel relatif) comme sphère de débats et de décisions effectives – le détour par les cultures spatiales devant aider dans cette perspective ; l’individu (le relatif absolu) et enfin « le commun localisé », l’auteur pointant au passage l’efficacité du community organizing sur différents continents. On termine alors sur une conception renouvelée de la puissance potentielle du local.
Bibliographie
- DATAR. 2012. Territoires 2040, n°3.
- Ghorra-Gobin, Cynthia (dir.). 2012. Dictionnaire critique de la mondialisation, Paris : Armand Colin, 2e édition.
- Latour, Bruno. 2003. Un Monde pluriel mais commun. Entretiens avec François Ewald, La Tour d’Aigues : Éditions de l’Aube.
- Lussault, Michel. 2007. L’Homme spatial. La construction sociale de l’espace humain, Paris : Seuil.
- Lussault, Michel. 2009. De la lutte des classes à la lutte des places, Paris : Grasset.
- Mongin, Olivier. 2013. La Ville des flux, l’envers et l’endroit de la mondialisation urbaine, Paris : Fayard.
- Razac, Olivier. 2000. Histoire politique du barbelé : la prairie, la tranchée, le camp, Paris : La Fabrique.
- Virilio, Paul. 1977. Vitesse et politique, essai de dromologie, Paris : Éditions Galilée.