La « touristification » des villes est un événement nouveau lié à l’expansion de bulles de locations touristiques de courte durée dans certains quartiers urbains. Favorisées par les plateformes, notamment Airbnb, la démocratisation du tourisme et la réduction des coûts de transport, ces bulles apparaissent sous l’effet du dévoiement de l’économie de partage et de l’émergence de professionnels et d’investisseurs dans ce modèle économique. Précisément, le terme touristification décrit le processus par lequel l’espace (logements, commerces, espaces publics), de plus en plus dédié à des fins touristiques, devient incompatible avec les usages résidentiels, conduisant au départ des habitants (Cocola-Gant 2018).
Dans certaines villes, la touristification suscite la colère de ces résidents, relayée par la presse et difficilement régulée par les collectivités locales. À nouveau, les choix de politique de régulation animent l’actualité, un débat exacerbé par la tenue des Jeux olympiques et paralympiques 2024. Cet article s’interroge sur la dynamique de localisation des touristes dans l’espace urbain conduisant, par un effet de concentration, à la touristification de certains quartiers.
Cette concentration des hébergements touristiques résulte du choix des touristes de se localiser au plus près des attractions, minimisant ainsi les temps de transport lors d’une courte durée de séjour (3,8 jours en moyenne en France ; Faye 2021). Fruit de l’histoire des villes européennes et des politiques de rénovation urbaine, la concentration des aménités touristiques dans les centres-villes conduit les touristes à sélectionner des hébergements au centre-ville (Benítez-Aurioles 2018). De cette logique de localisation de la demande dérive un surtourisme et une touristification affectant la durabilité de l’activité touristique, même si l’offre croît récemment à distance des centralités touristiques (Piganiol et Aulnay 2021).
Dès le début du phénomène, l’Organisation mondiale du tourisme (UHWTO 2018) recommandait la dispersion intra-urbaine des visiteurs pour un tourisme plus durable. Des politiques de régulation ont pu, selon les villes, voir le jour (Bei et Celata 2023). Elles cherchent à mettre en œuvre des contraintes (taxes, quotas) visant à limiter l’offre dans les quartiers touristiques, notamment celle des loueurs professionnels. À l’exception de quelques villes dont le surtourisme excède leur capacité de charge, l’idée sous-jacente n’est généralement pas de réduire la fréquentation touristique, source d’activités économiques, ou la pratique des locations court séjour, source de revenus complémentaires pour les résidents, mais de mieux répartir l’hébergement touristique dans le tissu urbain. Néanmoins, la réussite d’une telle politique d’offre dépend de la volonté des touristes de se localiser ailleurs qu’à proximité des lieux touristiques. Si la demande refuse une telle relocalisation, les prix des hébergements s’élèveront et le volume de demande diminuera, avec des effets sur le chiffre d’affaires qui dépendront de la sensibilité des touristes à la variation du prix. En d’autres termes, si les touristes s’obstinent à vouloir résider dans le centre, où les hébergements à leur disposition seront moins nombreux, il faut s’attendre à ce que les prix augmentent et à ce que la fréquentation touristique de la ville en soit affectée. Or, les recherches ignorent le plus souvent les préférences des touristes pour d’autres choix de localisation.
Les études sur Airbnb, pourtant nombreuses, ont délaissé cette question des préférences de localisation des touristes. À quelques exceptions près (Deboosere et al. 2019 ; Perez-Sanchez et al. 2018 ; Jiao and Bai 2020 ; Faye 2021), le choix de localisation des touristes durant un court séjour résulte d’une minimisation des coûts/temps de transports (centralité ou proximité des points d’intérêt touristique), et non d’une recherche d’interactions sociales (voisinage). Implicitement, notre proximité aux voisins, nos interactions lors des achats, nos promenades autour de l’hébergement n’ont pas une fréquence suffisante pour infléchir notre choix de localisation… et la centralité l’emporte. Néanmoins, une dispersion des hébergements touristiques dans le tissu urbain exigerait que l’attirance pour les voisinages compense l’attirance pour la centralité.
Pourtant, il existe bien une préférence significative des touristes pour le voisinage (Faye 2024). Nos données (scrapées en 2016) portent sur 45 600 annonces d’hébergement Airbnb (logements entiers et chambres privées) dans les trente et une villes françaises les plus peuplées (excepté Paris). Elles renseignent sur le prix à la nuitée, la localisation (coordonnées GPS) et les caractéristiques des hébergements (taille, équipements). La localisation GPS permet d’identifier la distance au centre-ville et aux principaux points d’intérêt touristique (centralités), mais permet aussi d’identifier l’IRIS d’appartenance de chaque hébergement (voisinage). Ces 45 600 annonces sont situées dans 2 186 quartiers. Pour les qualifier, un premier ensemble de descripteurs issus des bases de données Insee concerne leur structure locative (type de logements, statut d’occupation, âge et taille des logements, durée d’occupation des logements, densité) et la population (origine, âge, catégorie professionnelle, taille du ménage, revenu, formation). Un deuxième ensemble de descripteurs, issu des bases Insee et Sirene, liste les activités commerciales (nombre de magasins), culturelles (nombre de théâtres, cinémas, galeries, musées), sportives (nombre d’équipements sportifs), de détente (bars et restaurants, night-clubs, parcs et jardins…). Un dernier ensemble s’intéresse plus spécifiquement à l’attractivité touristique, en identifiant les points d’intérêt touristique dans chaque IRIS (base Mérimée et liste des immeubles protégés) pondérés par le nombre de reviews sur le site Tripadvisor. Au total, plus de quatre-vingts variables décrivent les caractéristiques des IRIS. Cependant, l’analyse statistique révèle quatre dimensions restituant une part significative (70 %) de la réalité des quartiers (voir Faye 2024 pour les détails de la méthode), dont les grands traits sont décrits ci-dessous.
– La dimension touristique : zones historiques, commerciales, culturelles et touristiques ;
– la dimension étudiante : logements récents avec de jeunes étudiants et des célibataires vivant dans de petits appartements avec un taux de rotation élevé ;
– la dimension aisée : quartier sûr et confortable, de propriétaires, catégories professionnelles supérieures et retraités, résidents permanents et personnes âgées, grandes unités d’habitation ;
– la dimension populaire : ménages ouvriers, familiaux et cosmopolites ; locataires vivant dans des logements de taille moyenne, logements sociaux.
Chaque IRIS se projette alors, selon son intensité, sur chacune des quatre dimensions. Les graphiques ci-dessous montrent la position de chaque IRIS sur la dimension touristique, croisée avec les trois autres dimensions. La forme conique (étirée à droite) des nuages de points montre que toutes les dimensions peuvent connaître une touristification, et que cette dernière, au-delà d’un seuil assez faible (1 à 2), détruit le caractère initial de l’IRIS. En effet, les graphiques montrent que lorsqu’on se déplace à droite sur l’axe horizontal de la dimension touristique, l’autre dimension – qu’elle soit étudiante, aisée ou populaire – perd très vite son caractère, même pour des intensités touristiques assez modérées.
Source : Faye (2024), données retraitées par l’auteur.
Il est désormais possible d’estimer le consentement à payer pour un type de quartier. Parmi les méthodes permettant une telle estimation, la méthode hédonique est certainement la plus populaire. Elle est notamment utilisée pour estimer les prix des logements.
Rappelons que la première étape de la méthode hédonique (Rosen 1974) consiste à estimer les prix (implicites) des différents attributs d’un bien différencié, comme un hébergement touristique, en régressant son prix de marché sur ses caractéristiques, permettant ainsi d’évaluer la contribution de chaque attribut à la formation du prix total. La contribution des quartiers au prix des hébergements Airbnb peut donc être estimée. La seconde étape hédonique vérifie que le prix d’un attribut particulier (ici le quartier) ne dépend pas de l’intensité des autres caractéristiques. Par exemple, est-ce qu’un quartier populaire est dévalorisé parce qu’il est populaire, ou parce que ces logements sont de moindre qualité et plus éloignés du centre ? L’estimation économétrique de la première étape utilise une régression géographiquement pondérée, celle de la seconde une régression instrumentale. Toutefois, les résultats peuvent varier selon la taille des villes et leur attractivité touristique. Les estimations seront donc faites sur différents échantillons de villes, qui ont été catégorisées de la façon suivante : grandes villes touristiques, autres grandes villes, villes moyennes touristiques, autres villes moyennes (voir le détail dans la figure ci-dessous).
Les résultats confirment que la valorisation des quartiers est bien indépendante des caractéristiques des logements qu’ils contiennent et de leur centralité. En effet, ces caractéristiques n’expliquent pas plus de 5 % de la valeur que les touristes confèrent aux dimensions des quartiers. La figure suivante montre quant à elle la valeur (en euros) que les touristes consentent à payer en moyenne pour chaque unité additionnelle d’une intensité de voisinage (touristique, populaire, aisé, étudiant) dans chaque catégorie de ville. Par exemple, dans les grandes villes touristiques, les touristes seraient prêts à dépenser 1,72 euro de plus par nuitée, si le quartier devient plus touristique (pour chaque unité supplémentaire de la dimension touristique), soit une somme de 20,52 euros pour les quartiers les plus touristiques (présentant une intensité de 10/10). Cela représente près de 80 euros pour une durée de séjour moyenne de 3,8 nuitées.
Source : Faye (2024), données retraitées par l’auteur.
Ces résultats nous amènent à plusieurs constats :
– Contrairement à ce que la littérature académique suggère en focalisant sur quelques cas de villes particulièrement touristiques, toutes les catégories de villes sont, à divers degrés, concernées par une structure similaire des préférences de voisinage des touristes : une forte prime accordée aux quartiers touristiques et une prime (significative) très faible accordée aux quartiers aisés ; une assez forte décote des quartiers populaires et une décote faible mais significative des quartiers étudiants.
– La préférence marquée des touristes pour les quartiers touristiques (quelle que soit leur catégorie socio-économique [1]), en regard des autres quartiers, laisse peu de place à une éventuelle répartition de l’hébergement touristique dans le tissu urbain. Cependant, la préférence pour la dimension touristique n’est pas linéaire, puisqu’elle se tasse lorsque les quartiers sont très touristiques. En effet, elle devient légèrement négative lorsque l’intensité touristique atteint le dernier quartile et fortement négative au dernier décile. Les visiteurs sanctionnent le surtourisme. La saturation des quartiers touristiques peut alors conduire à des débordements vers les autres quartiers, résultant d’un arbitrage entre préférence pour la centralité et préférence pour le voisinage.
– Dans ces conditions, les quartiers aisés centraux sont les plus exposés à la touristification et dans une moindre mesure les quartiers étudiants. Les quartiers populaires restent répulsifs, dès lors que le consentement (positif) à payer pour la proximité d’un quartier touristique ne compense pas le consentement (négatif) à payer pour l’inclusion dans un quartier populaire. Dans les villes moyennes touristiques, la quasi-égalité entre ces deux consentements en valeur expose particulièrement les quartiers populaires à la touristification. Rappelons également que le « rent gap [2] » des quartiers populaires aux marges des quartiers touristiques pousse les loueurs professionnels d’Airbnb et les néorésidents à y investir. Chacun participe alors à gentrifier des parties de quartiers populaires, qui deviennent plus attractives pour les touristes en regard de leur préférence pour les quartiers touristiques et aisés. Dès lors, il ne s’agit plus là d’espaces urbains populaires.
Pour conclure, cette étude montre pour la première fois que les touristes ont une préférence significative pour leur voisinage, faisant de ce dernier un concept de l’économie touristique. Cependant, la prédominance (en moyenne) de la préférence pour les quartiers touristiques laisse peu d’espoir en une dispersion intra-urbaine des visiteurs pour un tourisme plus durable. En revanche, la décroissance (voire la négativité) de la préférence pour les quartiers touristiques les plus « touristifiés » conduit à des effets de débordement des quartiers touristiques dans les espaces environnants. Dès lors, les quartiers aisés, et dans une moindre mesure les quartiers étudiants, peuvent connaître des concentrations croissantes de touristes. Sauf dans le cas des villes touristiques moyennes, les quartiers populaires sont peu exposés, dès lors que l’existence d’un rent gap ou d’un processus de gentrification ne modifie pas leurs caractéristiques.
Ces résultats suggèrent des politiques de gestion du tourisme plus granulaires. D’une part, l’effet négatif du surtourisme sur le consentement à payer des visiteurs est une justification pertinente des mesures de régulation, même auprès des loueurs professionnels. D’autre part, la différence de consentement à payer entre les quartiers touristiques et les autres quartiers peut servir de base de calcul à une taxation favorisant la dispersion intra-urbaine des hébergements touristiques. Enfin, répartir les offres entre les différents quartiers suppose de réduire l’asymétrie d’information entre offreurs et demandeurs sur les spécificités des quartiers : accessibilité, agréments, histoire, offres commerciales. Ainsi, le consentement à payer pour un quartier se fonderait moins sur une image préconçue, les touristes auraient une chance de devenir des voyageurs en quête de découverte et le tourisme se ferait plus socialement acceptable. En ce sens, une collaboration entre politiques publiques de tourisme et plateformes pourrait être utile pour la diffusion d’une information sur les quartiers et pour inciter les touristes à sortir des chemins battus. Les sites de location offrent des cartes permettant de géolocaliser les hébergements et d’identifier les noms des quartiers. Des pop-ups pourraient par exemple renvoyer à des descriptifs des quartiers réduisant l’asymétrie d’information entre résidents et touristes.
Bibliographie
- Bei, G. et Celata, F. 2023. « Challenges and effects of short-term rentals regulation : A counterfactual assessment of European cities », Annals of Tourism Research, vol. 101, p. 103605.
- Benítez-Aurioles, B. 2018. « The role of distance in the peer-to-peer market for tourist Accommodation », Tourism Economics, vol. 24, n°3, p. 237-250.
- Cocola-Gant, A. 2018. « Tourism gentrification », in L. Lees et M. Phillips (dir.), Handbook of Gentrification Studies, Edward Elgar Publishing.
- Deboosere, R., Kerrigan, D. J., Wachsmuth, D. et El-Geneidy, A. 2019. « Location, location and professionalization : A multilevel hedonic analysis of Airbnb listing prices and revenue. Regional Studies », Regional Science, vol. 6, n° 1, p. 143-156.
- Faye, B. 2024. « Neighborhood trip. How do guests’ neighborhood preferences shape the touristification process ? », Tourism Management, vol. 102, art. 104880. DOI : https://doi.org/10.1016/j.tourman.2023.104880.
- Faye, B. 2023. « Le temps et la valeur hédonique des hébergements locatifs entre pairs », Revue d’économie régionale et urbaine, n° 2, p. 209-245.
- Faye, B. 2021. « Methodological discussion of Airbnb’s hedonic study : A review of the problems and some proposals tested on Bordeaux city data », Annals of Tourism Research, n° 86, p. 103079.
- Ioannides, D., Roslmaier, M. et Van Der Zee, E. 2019. « Airbnb as an instigator of “tourism bubble” expansion in Utrecht’s Lombok neighbourhood », Tourism Geographies, vol. 21, n° 5, p. 822-840.
- Jiao, J. et Bai, S. 2020. « An empirical analysis of Airbnb listings in forty American cities », Cities, vol. 99, article 102618.
- Perez-Sanchez, V. R., Serrano-Estrada, L., Marti, P. et Mora-Garcia, R. T. 2018. « The what, where, and why of Airbnb price determinants », Sustainability, vol. 10, n° 12, 4596.
- Piganiol, V. et Aulnay, V. 2021. « Carte à la une. La France d’AirBnB », Géoconfluences.
- Rosen, S. 1974. « Hedonic prices and implicit markets : Product differentiation in pure competition », Journal of Political Economy, vol. 82, n° 1, p. 34-55.
- UHWTO. 2018. « “Overtourism” ? – Understanding and managing urban tourism growth beyond perceptions ».