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Photo : Tomi Natri/All Over Press
Terrains

Une double relégation : l’accès aux soins des immigré·es dans un « désert médical »

À partir d’une enquête dans le Grand Est, Ana Portilla montre comment l’argument de la « pénurie de soins » pour l’ensemble de la population justifie l’éloignement des immigré·es vis-à-vis du système de santé en milieu rural et accentue leur relégation sociospatiale.

Le cas des immigré·es en milieu rural est révélateur des inégalités d’accès aux soins dans ce qu’on appelle couramment les « déserts médicaux ». À travers une enquête de terrain menée en 2022-2023 dans une petite ville rurale de la région Grand Est, nous montrons comment ces inégalités sont à la fois invisibilisées et naturalisées par un discours dominant, qui présente la pénurie de médecins comme un problème touchant indistinctement toute la population, alors même que les immigré·es, déjà relégué·es socialement et spatialement, subissent une forme particulière de marginalisation dans l’accès aux soins. Comment se légitime et se construit la place subalterne des immigré·es dans le contexte des « déserts médicaux » ? En quoi ces dynamiques sociales locales participent-elles à la reproduction des inégalités d’accès aux soins ?

Les immigré·es dépendent en effet de proches, bénévoles, travailleuses sociales ou de santé pour parvenir à se soigner. Ces femmes jouent un rôle d’intermédiaire indispensable, mais se heurtent à des justifications invoquant la pénurie médicale pour limiter l’accès des immigré·es aux services de santé.

La pénurie de soins dans une campagne fragilisée et ségrégée

Les effets de la pénurie de soins sur un territoire se comprennent au regard de sa morphologie sociale, de l’histoire de son peuplement et des logiques d’implantation des structures de santé (Bruneau et al. 2018). Archétype de ce que l’action publique définit comme un « désert médical », le bassin de vie où nous avons enquêté compte 8,3 médecins généralistes pour 10 000 habitant·es, ce qui est inférieur aux taux observés sur le territoire national (14,7) [1]. Le nombre d’infirmier·es y est également réduit [2]. Dès lors, les urgences de l’hôpital local sont régulièrement saturées. Le département où l’enquête s’est déroulée, historiquement caractérisé par une moindre présence de personnels et de structures de santé, fait face au vieillissement des médecins (56 % ont plus de 55 ans [3]), mais aussi de la population elle-même (32,4 % ont plus de 60 ans), et donc à une demande plus importante en matière de soins. De surcroît, cette petite ville est composée à 60 % d’ouvrier·es et d’employé·es, que l’on sait davantage susceptibles de faire face à des maladies cardiovasculaires ou respiratoires (Leclerc et al. 2000 ; Allain et Costemalle 2002).

Pour les immigré·es, ces entraves structurelles s’imbriquent avec une relégation sociale et spatiale construite de longue date. Le territoire correspond à ce que Julie Fromentin qualifie de bassin de vie de l’ancienne immigration de travail et de l’immigration peu qualifiée (Fromentin 2022). L’immigration – de provenance européenne, puis maghrébine – s’est implantée dans des quartiers populaires construits à l’écart du centre-ville. Tandis que la région n’attire pas ou peu d’habitant·es, immigré·es ou non immigré·es, l’État y installe en revanche, depuis la fin des années 1990, des centres d’accueil des demandeurs d’asile (CADA) qui assurent un flux constant de personnes aux origines nationales et sociales variées (Berthomière et al. 2020). Dans la ville enquêtée, ces demandeur·euses d’asile rejoignent les immigré·es des anciennes vagues migratoires et leurs enfants au sein du quartier populaire excentré. De fait, le taux d’habitant·es né·es à l’étranger – 31 % – y avoisine ceux des quartiers populaires des grandes villes [4]. On retrouve également une forte diversité interne à la population en termes d’origine sociale, de trajectoire migratoire (on compte une quarantaine de nationalités différentes) et de niveau de diplôme. Ce quartier ne dispose que d’un faible réseau de transports en commun, ce qui rend l’accès aux soins difficile. À cela s’ajoute une offre inadaptée aux publics non francophones, avec une absence d’interprètes et d’informations médicales traduites dans d’autres langues. Pour ces différentes raisons, les dispositions des personnes ou de leur entourage à solliciter les professionnel·les de santé en deviennent d’autant plus déterminantes dans l’accès aux soins.

Des femmes « du coin » en intermédiaires de l’accès au soin

Les immigré·es dépendent alors plus souvent d’une personne tierce pour connaître l’offre de soins, prendre des rendez-vous médicaux, exprimer leur demande en face des soignant·es et se rendre (en voiture généralement) aux rendez-vous. Au cours de l’enquête, ces tiers-aidants étaient systématiquement des femmes.

Dans le cas des immigré·es arrivé·es entre les années 1970 et 1990, l’aide la plus intense a été observée chez les proches familiales, notamment les filles (Siblot 2006). Cette aide aux parents est conditionnée, d’une part, par les capacités de leurs filles à se saisir d’une offre de soins au-delà du territoire de vie (souvent la grande ville la plus proche) et, d’autre part, par le fait qu’elles restent vivre près de leurs parents malgré un manque d’opportunités professionnelles sur place, en particulier pour les diplômées (Agnoux 2022). Pour les immigré·es arrivé·es ces dernières années par le biais du CADA et généralement sans réseau communautaire préalable (principalement des demandeur·euses d’asile, des réfugié·es et des personnes dont la demande d’asile a été refusée), les intermédiaires d’accès aux soins sont, d’après l’enquête, surtout des femmes travaillant dans le secteur social, dont certaines spécialisées dans l’accueil des immigré·es et, dans une moindre mesure, des professionnelles de santé engagées elles aussi dans le secteur social. En effectuant ce travail d’intermédiation, ces travailleuses salariées et bénévoles débordent généralement de leurs fonctions prescrites (Spire 2007). Elles peuvent ainsi appartenir à des structures dont les missions ne sont pas orientées a priori ou exclusivement vers les immigré·es (i.e. maintien du lien social, gestion des populations désaffiliées). En l’absence d’un plan de collaboration institué par les autorités compétentes, ces intermédiaires coopèrent entre elles et avec les institutions de santé selon des logiques d’interdépendance et d’interconnaissance de longue durée. De manière récurrente, elles insistent sur la spécificité d’un contexte local où « tout le monde se connaît bien ». Cependant, dans ces espaces ruraux en déclin d’où les jeunes ont tendance à partir massivement (Coquard 2019 ; Guéraut et al. 2021), le tissu associatif est moins développé que dans les espaces ruraux plus dynamiques où il existe une « culture de l’initiative locale » (Hoyez 2021) favorable à l’engagement bénévole. La prise en charge repose d’autant plus sur les initiatives personnelles des intermédiaires salariées et bénévoles, qui vont à l’encontre d’une culture politique locale caractérisée par un rejet des immigré·es. Cet esprit d’initiative, personnel ou interpersonnel, n’est pas sans lien avec les trajectoires de ces femmes pour la plupart « du coin » (Amsellem-Mainguy 2021 ; Orange et Renard 2022), chez qui l’ancrage et l’engagement contrastent avec le fort turn-over de l’emploi public d’encadrement dans les petites villes en déclin (Guéraut 2023).

Des intermédiaires de santé face aux injonctions contradictoires : « faire le tri » pour « faire avec » la pénurie ?

Les intermédiaires rencontrées en viennent à « bricoler », selon leurs mots, des manières de « faire avec » la pénurie. Certaines initiatives relevant initialement d’une adaptation d’urgence à une situation critique se pérennisent devant l’absence de perspectives d’amélioration. Un aspect central du mot d’ordre du « faire avec » consiste à devoir assumer un « tri » en amont de l’accès au soin. Professionnelle de santé, l’une de ces intermédiaires explique « faire le tri » et lutter contre la « bobologie » afin de conserver la confiance du seul médecin généraliste (exerçant en libéral isolé) qui accepte de recevoir des patient·es immigré·es. Elle propose ainsi à ces dernier·es de « remettre à plus tard » les demandes de consultation qu’elle estime les « moins graves ». Dès lors, en amont d’un diagnostic médical, ces intermédiaires en viennent à devoir hiérarchiser elles-mêmes les symptômes des individus. Et pourtant, une partie centrale de leur travail consiste à encourager et faciliter la consultation préventive, étant donné la fréquence du non-recours chez les immigré·es (Dourgnon et al. 2009). Comme l’explique une professionnelle du social : « Clairement, les gens ne font pas leur mammographie, ne font pas les visites annuelles chez la gynéco, ne font pas la visite chez le médecin. Ils ont mal quelque part, mais oui, ça peut attendre… Puis, à un moment donné, ça ne va pas. Donc en fait nous, on travaille plus sur de la prévention parce qu’on se rend compte qu’il y a des personnes qui attendent au lieu de consulter. »

Selon les intermédiaires rencontrées, les médecins justifieraient leur refus de prendre en charge des patient·es immigré·es par l’impossibilité d’intégrer de nouveaux·elles patient·es faute de place ou de temps, mais aussi par la « surcharge administrative » et le manque de rémunération que supposerait la prise en charge de cette population. Pourtant, selon une étude du Défenseur des droits, la difficulté à traiter les patient·es immigré·es ne relève pas d’un surcoût de travail administratif pour les praticien·nes, notamment depuis la simplification des procédures (Le Rolland et al. 2023). Derrière l’argument des contraintes administratives et du « tri » nécessaire se cache in fine une idée reçue selon laquelle la pénurie de médecins généralistes sur le territoire obligerait ces dernier·es à donner priorité à une population perçue comme « plus délaissée » et plus légitime que les populations immigré·es (Gabarro 2018). Les intermédiaires sont ainsi confrontées, dans leur travail d’aide à l’accès au soin, à une vision du monde partagée par différents acteurs de santé et de la politique locale, se fondant sur l’idée d’une préférence nationale et ainsi raciale. Une intermédiaire nous explique ainsi : « Il y a des gens qui nous disent : “on n’a pas de médecin libéral. Donc, pourquoi on irait soigner les gens du CADA ou les gens du quartier, avant nous ?” [Ou encore, des médecins qui affirment :] “la moitié de mes petits vieux n’ont pas de médecin, qui n’ont pas de mutuelle. Il faut bien que quelqu’un s’occupe d’eux aussi.” »

Au-delà de la pénurie, la relégation des immigré·es

Dans le territoire enquêté, la santé est le domaine dans lequel les populations immigrées sollicitent un service qui ne leur est pas exclusivement dédié. Sur le marché du logement, elles sont reléguées dans des quartiers d’habitat social déclassés. Dans l’espace public, leurs journées se déroulent généralement loin du centre-ville, à proximité de leur domicile. Dès lors, la sollicitation d’un médecin est un révélateur de leur présence dans la ville, contre l’invisibilisation permise par la ségrégation spatiale. En la matière, la double relégation des immigré·es ne saurait s’expliquer par une différence fondamentale entre le rural et l’urbain en matière de « déserts médicaux » dans les territoires appauvris (Mariette et Pitti 2020 ; 2021). L’évidence du désert médical partagée par l’ensemble des personnes rencontrées semble justifier la mise à l’écart des immigré·es, notamment au nom de la priorité aux « petits vieux » des villages alentour, que l’on se représente comme une population silencieuse et davantage démunie. Comme nous l’a dit un membre du milieu associatif local qui se bat contre la désertification médicale de sa commune : « La précarité, c’est la ruralité, ce n’est pas les gens du quartier. » Cette mise à l’écart se justifie plus encore, au nom de l’idée d’un surcroît de travail pour des professionnel·les de santé déjà débordé·es. À leur niveau, les tiers-aidantes et les intermédiaires doivent alors « faire avec » ces justifications, avant même d’affronter le manque effectif de médecins. Elles occupent ainsi un rôle paradoxal, car pour garantir l’accès aux soins, elles doivent suivre des logiques de tri qui renforcent la place subalterne des immigré·es jusque dans le système de santé.

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Pour citer cet article :

Ana Portilla, « Une double relégation : l’accès aux soins des immigré·es dans un « désert médical » », Métropolitiques, 6 février 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Une-double-relegation-l-acces-aux-soins-des-immigre-es-dans-un-desert-medical.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2127

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