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L’habitat pavillonnaire à rebours des idées reçues

S’appuyant sur une enquête approfondie dans un lotissement périurbain de la région lyonnaise, Anne Lambert analyse les effets des politiques de soutien à l’accession à la propriété. Loin des représentations stéréotypées du périurbain, elle montre comment l’habitat pavillonnaire contemporain fait cohabiter une population hétérogène – en termes de classe, de sexe ou d’origine – dont il affecte diversement les trajectoires.
Recensé : Anne Lambert, 2015, « Tous propriétaires ! » L’envers du décor pavillonnaire, Paris, Seuil (Liber), 278 pages.

Le livre d’Anne Lambert représente un apport majeur aux sciences sociales de la ville, à plusieurs titres. D’abord, parce que, fait rare, l’analyse monographique y est située dans le temps : dans l’histoire à la fois de la politique du logement et de la sociologie urbaine, en France comme aux États-Unis – l’auteure retraçant, à travers l’une et l’autre, les grandes étapes d’évolution de l’habitat pavillonnaire depuis le second après-guerre. Ensuite, en raison de sa méthodologie, car cet ouvrage confirme la fécondité d’une triple approche : la combinaison de l’analyse statistique et de l’enquête ethnographique, la seconde s’appuyant sur la première tout en la complétant ; la saisie de l’habitat pavillonnaire à travers ses multiples aspects morphologiques et effets sociologiques ; l’examen du peuplement de l’habitat considéré et des trajectoires sociales et spatiales des individus et ménages concernés, pour comprendre, dans le sillon ouvert par Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire (1970), les modes de vie et les relations sociales au sein de cet espace de cohabitation. Enfin et surtout, cet ouvrage est un apport parce qu’il propose de façon très explicite une véritable sociologie de l’espace, en montrant en quoi logement et habitat spécifient, voire modifient, les hiérarchies et les clivages sociaux, mais aussi les relations de genre, de classe et de « race », ainsi que les postures, représentations et pratiques dans le monde social et politique. À cet égard, un seul regret : le titre du livre aurait pu annoncer plus explicitement ce trait important de l’analyse de son auteure.

L’habitat pavillonnaire dans le temps : continuités et ruptures

Cette étude monographique concerne, précisons-le, un lieu et un moment précis. Elle porte sur un lotissement de maisons individuelles situé dans le nord industriel de l’Isère – dans une commune de la périphérie est de l’agglomération de Lyon – dont le peuplement débute en 2007, l’enquête se déroulant entre 2008 et 2012. Mais les retours en arrière de l’analyse permettent de prendre toute la mesure des changements sociologiques et spatiaux de l’habitat pavillonnaire, au prisme des travaux réalisés en histoire, géographie, sociologie et science politique. Il en ressort une série de continuités et ruptures, dont on soulignera ici celles qui sont, à nos yeux, les plus saillantes.

En premier lieu, le développement de l’habitat pavillonnaire, et tout spécialement de l’accession des classes populaires à la propriété d’une maison individuelle, est en France étroitement dépendant de la politique sociale du logement depuis les débuts de celle-ci au XIXe siècle. L’auteure revient sur les phases de plus ou moins grande largesse de l’aide publique réglant la solvabilité, et donc l’accès à la propriété, des catégories sociales modestes depuis les années 1950 – mais ceci est vrai également pour la période antérieure, qui a vu la première importante ouverture de crédits subventionnés avec la loi Loucheur de 1928. L’ouvrage n’est pas sans rappeler, en outre, le poids prépondérant des pouvoirs publics, de l’arène politique et médiatique, mais aussi du discours savant dans la production et la diffusion de l’image de l’habitat pavillonnaire. Le pavillon a été d’abord vilipendé, rappelons-le, comme une « lèpre » lors de l’exaltation des « grands ensembles » d’immeubles collectifs – au cours de ces années 1960 où les banlieues pavillonnaires étaient encore les bastions « rouges » bâtis sur le socle des « lotissements défectueux » des années vingt et trente. Il a été ensuite regardé comme une panacée par des pouvoirs publics qui remplacèrent en 1977 « l’aide à la pierre » par « l’aide à la personne », tandis que les défenseurs de « la classe ouvrière » – parmi lesquels se comptait un large pan de la sociologie française et britannique – le tenaient pour véhicule et symbole de l’embourgeoisement. Enfin, au tournant du XXIe siècle, c’est la stigmatisation des « grands ensembles » devenus « cités » – ou « quartiers » voire « bâtiments », selon le mot de ceux les ayant quittés, comme le relève l’auteure – qui donne au pavillon ses lettres de noblesse et en renforce le pouvoir d’attraction.

En second lieu, au-delà d’une simple analyse de morphologie sociale de l’habitat considéré, le livre insiste sur ce qui distingue les catégories les plus modestes et les petites classes moyennes quant au mode d’entrée dans le lotissement pavillonnaire – et donc aussi la confrontation avec les agents qui rendent cette entrée possible –, au mode de construction de la maison, aux styles de vie, aux relations sociales et pratiques politiques. À propos des catégories les plus modestes, de grandes continuités historiques sautent aux yeux. L’auto-construction et le recours à l’entraide pour bâtir apparaissent, tout d’abord, comme une constante : de l’entre-deux-guerres aux années 2000, ce mode de réalisation de la maison est propre aux classes populaires – y compris les professions intermédiaires manuelles. L’âge d’accès à la propriété ensuite : toujours plus tardif que celui des classes moyennes et supérieures, il varie néanmoins dans le temps selon les modalités et l’ampleur de l’aide publique qui déterminent les possibilités de recours au crédit et la durée de l’endettement, celle-ci ayant augmenté considérablement dans les années 2000. Dernière continuité : la réussite de l’accession à la propriété pour les couples appartenant aux classes populaires est favorisée, voire conditionnée, par le maintien dans l’emploi de la femme et donc par la proximité au nouveau domicile à la fois de son lieu de travail et du lieu de résidence de sa famille, qui assure la garde des enfants. Anne Lambert confirme et précise à cet égard les travaux portant sur le logement des ouvriers et petits employés, mais elle porte aussi au jour continuités ou changements souvent passés sous silence quand, par exemple, elle insiste sur les « ressources » que peut procurer le pavillon, lieu d’hébergement de parents qui procurent un service, se retrouvent au chômage, ou y séjournent en vacances – le pavillon étant alors siège de la « maisonnée » (Gollac 2011) plus que de la famille nucléaire.

Enfin, le livre souligne une dernière constante : l’habitat pavillonnaire rapproche des ménages que distinguent le statut social, l’origine, la durée de l’implantation locale. Si l’on excepte les lotissements fermés de la grande bourgeoisie, dont Le Vésinet étudié par Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon a été un emblème (1994), ceux qui ont vu le jour à partir de la fin du XIXe siècle sont hétérogènes. Populaires, ils ont vu coexister les ouvriers à l’emploi stable, les petits employés et souvent les indépendants – petits commerçants et artisans. Marqués par les classes moyennes (« nouvelles » ou non (Bidou 1984)), ils ont fait cohabiter les multiples professions intermédiaires et les cadres salariés. Dans le périurbain d’aujourd’hui comme dans les anciennes banlieues industrielles, l’hétérogénéité n’est pas seulement sociale, elle concerne aussi le pays d’origine – l’auteure le montre bien à l’encontre d’études récentes montant trop vite en généralité (voir, par exemple, Guilluy 2014), le seul reproche qu’on puisse lui faire étant d’utiliser, avec le mot « mixité sociale », le vocabulaire de la politique du logement. Or cette coexistence est aussi une confrontation de modes de vie génératrice de clivages porteurs de tensions, sinon de conflits. Elle ne va pas, en outre, sans la domination du groupe au statut supérieur à celui des autres – ou, dans certains cas, depuis plus longtemps présent localement – groupe qui se donne les moyens d’exercer un contrôle social sur l’ensemble du lotissement. Analysant ce phénomène à propos des petites classes moyennes de l’habitat qu’elle étudie, l’auteure n’est pas sans rappeler l’étude menée par l’historienne Annie Fourcaut sur le lotissement de Domont dans l’ancienne Seine-et-Oise : entre 1928 et 1938, au-delà de la proche banlieue parisienne, une « élite française d’employés et d’ouvriers » imposait à des briquetiers italiens et polonais venus les rejoindre les normes d’hygiène, d’esthétique urbaine et d’urbanité qu’elle avait fait siennes, transformant ainsi un lotissement « défectueux » aux allures rurales en un quartier pavillonnaire moderne (1991).

L’espace comme objet d’étude sociologique

Menant en profondeur l’étude ethnographique de l’hétérogénéité du lotissement pris en considération, Anne Lambert analyse finement ce que le social doit à la configuration de l’espace résidentiel, à plusieurs niveaux.

Tout d’abord, l’examen de la morphologie physique du lotissement – l’emplacement des pavillons au sein de celui-ci, leur disposition les uns par rapport aux autres, leurs qualités et aspects matériels – lui permet d’affiner les différenciations entre catégories sociales et de montrer comment celles-ci s’articulent aux diversités d’origine autant qu’à la durée d’implantation dans le secteur du nouvel habitat. Le livre montre, en particulier, comment une trajectoire résidentielle ascendante peut s’accompagner d’une trajectoire sociale sans progression quand, par exemple, des ouvriers d’origine portugaise, turque ou maghrébine, jouissant depuis longtemps d’un emploi stable dans le secteur, quittent l’HLM pour une maison qu’ils sont les seuls à construire de façon artisanale et qu’ils aménagent et meublent conformément à l’échelon le plus haut des goûts en vigueur dans le groupe de même origine. Ici, l’assurance que procure un emploi sûr se combine au « capital d’autochtonie » (Retière 2003) lié à l’enracinement, pour transformer l’accès à la propriété en élévation sociale : les réseaux locaux « valident » et reconnaissent comme tels l’achat et l’aménagement de la maison. Le logement est alors moins marqueur que créateur de statut social.

L’intérieur de l’habitation est une composante importante du statut : il exprime à travers le style de vie, à la fois la position socioprofessionnelle, l’origine géographique et le projet résidentiel. Anne Lambert le montre bien, avec Sabrina Bresson et Pierre Gilbert (Bresson 2010 ; Gilbert 2014) : l’ameublement le plus « parcimonieux » signale les plus faibles revenus et l’assèchement du pouvoir d’achat par le crédit immobilier ; la « modernité » des meubles neufs, la cuisine ouverte et un second œuvre très soigné sont, chez les jeunes couples des professions intermédiaires, à la fois signe d’appartenance aux classes moyennes, fussent-elles très « petites », et d’une valorisation d’un patrimoine immobilier indispensable pour poursuivre ailleurs la trajectoire résidentielle vers le haut ; à l’inverse, la cuisine fermée, les pièces de séjour accueillantes et très colorées signent l’appartenance au monde ouvrier, mais aussi l’origine, quand la première exprime, par exemple, les habitudes culinaires de primo-immigrants de l’Afrique subsaharienne.

L’espace, ensuite, peut infléchir les parcours sociaux. Le livre en fait la démonstration en suivant la voie, déjà ouverte mais pas toujours pratiquée, de la décomposition analytique de l’unité « ménage » : femme, homme, enfants sont ici pris en considération séparément et en interrelation pour rendre compte des effets de l’espace, ou de ce que celui-ci révèle de la société qu’il circonscrit. L’attention particulière que l’auteure porte à la femme et aux relations au sein du couple confirme tout d’abord l’importance de son rôle dans l’accès à la propriété du logement, soulignée dès 1982, en « pionniers », par Paul Cuturello et Francis Godard (1982). Mais l’analyse est ici plus précise et novatrice, quand elle fait comprendre comment s’opèrent au sein du couple les choix résidentiels, ou encore comment la localisation du lotissement pavillonnaire peut, en dégradant la situation d’emploi de la femme ou la contraignant à devenir ménagère, rompre la trajectoire sociale de celle-ci, l’enfermer dans une « prison dorée », aggraver son infériorisation et rendre davantage inégal le partage des tâches domestiques au sein du couple. Les enfants sont eux aussi des acteurs à part entière : souvent révélateurs des clivages et conflits – sociaux ou « racialisés » – au sein de l’habitat, ils peuvent aussi en être les facteurs. Porteurs, en outre, de l’espoir d’un meilleur avenir social, ils cristallisent et aggravent le désenchantement que comporte l’installation dans le nouvel habitat, quand la municipalité, après avoir créé une « microségrégation » par la réalisation du lotissement en deux tranches au peuplement contrasté, opère une affectation scolaire discriminatoire aux dépens des catégories de ménages les plus modestes et d’immigration récente.

Enfin, et à l’inverse, le chapitre consacré aux pratiques et représentations politiques qui clôt le livre, dément l’effet de lieu et de la propriété du logement dans ce domaine – serpent de mer des sciences sociales françaises qui établissent volontiers une correspondance mécanique entre habitat pavillonnaire et comportement politique. L’auteure insiste une fois de plus sur l’hétérogénéité existante au sein du lotissement : sur le contraste des rapports aux élus locaux, sur lesquels le groupe des professions intermédiaires étend son contrôle social, en lieu et place des ouvriers les plus enracinés ; sur la diversité des orientations politiques qui doivent bien plus à la socialisation politique – acquise en usine par les ouvriers enracinés, ou en HLM par les immigrés récents – qu’à la propriété d’un pavillon ; sur l’opposition des comportements électoraux, plus difficiles à saisir au niveau du lotissement, mais dont l’enquête ethnographique parvient à révéler les ressorts, en montrant que le vote à gauche est en relation étroite avec la socialisation politique, tandis que le vote à droite peut traduire ressentiment et peur du déclassement à l’encontre des voisins immigrés.

On l’aura compris : pour saisir les transformations sociales liées aux politiques de développement de l’accès à la propriété dans le périurbain, il est urgent de lire ce livre – et pour les chercheurs de suivre et creuser plus loin son sillon. Mais il n’est pas moins important, pour l’action publique, d’en méditer les analyses pour se convaincre, en particulier, de la nécessité impérieuse d’une politique efficace de transports publics reliant les habitats nouveaux aux bassins d’emploi et d’une politique scolaire non discriminatoire.

Bibliographie

  • Bidou, C. 1984. Les Aventuriers du quotidien : essai sur les nouvelles classes moyennes, Paris : Presses universitaires de France.
  • Bresson, S. 2010. Du plan au vécu. Analyse sociologique des expérimentations de Le Corbusier et de Jean Renaudie pour l’habitat social, thèse de doctorat en sociologie, université François-Rabelais, Tours.
  • Chamboredon, J.-C. et Lemaire, M. 1970. « Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement », Revue française de sociologie, vol. 11, n° 1, p. 3‑33.
  • Cuturello, P. et Godard, F. 1982. Familles mobilisées. Accession à la propriété du logement et notion de l’effort des ménages, Paris : Ministère de l’Urbanisme et du logement, Plan Construction.
  • Fourcaut, A. 1991. « Naissance d’un quartier ordinaire en banlieue parisienne : le Nouveau Domont (1923‑1938) », in Faure, A. (dir.). Les Premiers Banlieusards. Aux origines des banlieues de Paris, 1860‑1940, Paris : Éditions Créaphis, p. 215‑247.
  • Gilbert, P. 2014. Les classes populaires à l’épreuve de la rénovation urbaine. Transformations spatiales et changement social dans une cité HLM, thèse de doctorat en sociologie, université Lyon‑2.
  • Gollac, S. 2011. La pierre de discorde : stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, thèse de doctorat en sociologie, Paris : École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
  • Guilluy, C. 2014. La France périphérique : comment on a sacrifié les classes populaires, Paris : Flammarion.
  • Pinçon, M. et Pinçon-Charlot, M. 1994. « Propriété individuelle et gestion collective. Les lotissements chics », Les Annales de la recherche urbaine, n° 65, p. 34‑46.
  • Retière, J.-N. 2003. « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, n° 63, p. 121‑143.

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Pour citer cet article :

Susanna Magri, « L’habitat pavillonnaire à rebours des idées reçues », Métropolitiques, 11 décembre 2015. URL : https://metropolitiques.eu/L-habitat-pavillonnaire-a-rebours.html

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