Empruntée au sociologue François-Xavier Trivière [1], l’expression « bocage pavillonnaire » est utilisée par Pauline Frileux pour désigner aussi bien les anciennes haies agricoles préservées que les nouvelles plantations clôturant les jardins d’habitat pavillonnaire sur ses terrains d’étude de Bussy-Saint-Georges (dans la ville nouvelle de Marne-la-Vallée) et de Saint-Gilles et La Chapelle-des-Fougeretz (dans l’agglomération rennaise). C’est par l’analyse de cet objet spécifique – la haie, de ses formes et de ses évolutions, des pratiques et des représentations qui y sont associées – que l’auteur aborde les paysages pavillonnaires périurbains. Cherchant à prendre le contre-pied d’un discours trop mécaniquement accusateur émis par les professionnels de l’aménagement sur l’étalement urbain, le premier chapitre fait un bilan de la stigmatisation, en particulier les arguments sur la banalisation des paysages et la dégradation de la biodiversité. En dépit des critiques, la maison avec jardin est l’habitat rêvé des Français. L’auteur parvient à rendre compte de l’attachement des habitants à ces paysages, de leur diversité et des pratiques sociales qui les produisent. Pour autant, le lecteur n’y trouvera pas une entreprise de réhabilitation de l’habitat pavillonnaire car Pauline Frileux n’enjolive pas une réalité sociale marquée par des pratiques centrées sur la cellule familiale (la première fonction du bocage pavillonnaire est de préserver l’intimité de ses habitants) et une réalité économique où pèse de tout son poids la filière horticole et ses modèles d’aménagement (déterminante dans le choix des essences végétales des haies).
Écouter les habitants évoquer leur rapport au jardin
À travers trois portraits d’habitants-jardiniers, Pauline Frileux décèle trois grands types de jardins – ou plutôt de relations au jardin : l’espace de retrait des « anti-jardiniers » pour qui le jardinage est une corvée, l’espace de représentation « des maniaques du désherbage » (majoritaires), et l’espace de nature des « éco-centrés » pour qui le jardin est un lieu d’observation et d’apprentissage de la nature. Cette typologie est issue de l’analyse de 60 entretiens dont le matériau constitue la grande qualité du livre (leur retranscription représente peut-être le tiers de l’ouvrage). Cette attention reflète une posture scientifique distanciée appréciable qui conduit l’ethnoécologue à toujours privilégier la parole habitante sur son propre point de vue. Cependant, cette attitude a l’inconvénient de ne pas toujours bien permettre au lecteur de comprendre le positionnement personnel de l’auteur sur un certain nombre de questions abordées au cours des entretiens, en particulier sur les enjeux de biodiversité (le discours accusateur sur ces formes urbaines est-il ou non légitime ?), de l’identité (quelle interprétation politique faut-il faire de la préférence des essences végétales « locales » ?) ou des règles à adopter pour réguler ces paysages ordinaires (ne sont-ils pas trop soumis aux règlements ?). A contrario, le lecteur pourra apprécier les prudences de l’auteur dans un contexte éditorial qui fait aujourd’hui du périurbain (l’habitant, l’espace) un symptôme et un enjeu politique crucial. L’ouvrage de Pauline Frileux ne participe pas de cette surenchère et de cette dramatisation.
Des jardiniers surtout issus des classes… supérieures
L’auteur prend ses distances avec la critique de l’entre-soi trop facilement exprimée, selon elle, à l’encontre des pavillonnaires. La recherche d’intimité qui domine leurs pratiques jardinières – le jardinage principalement, mais plus largement leurs pratiques au jardin – n’est pas un repli dans la mesure où les échanges, bien que limités, restent importants entre voisins-jardiniers (on se conseille, on se donne un coup de main, on se prête des outils). Elle adopte donc un point de vue bienveillant sur des habitants pour qui la haie occlusive leur est garante d’un certain nombre de libertés : de s’habiller négligemment, de bronzer, voire même de « cultiver un carré de légumes quand le règlement l’interdit ». La haie pavillonnaire alimente donc un jeu social complexe, en particulier par son entretien qui soumet les jardiniers non pas à une règle collective (c’est rare) mais au regard des voisins (c’est sans doute tout aussi efficace car « faire propre en coupant régulièrement la haie, c’est aussi montrer une bonne image de soi »).
Le cadre relativement pacifique qui est peint ici (quelques controverses sont évoquées mais la conflictualité n’est pas centrale dans l’ouvrage) tient peut-être à l’objet étudié mais surtout à la nature des terrains choisis et au profil peu diversifié des habitants rencontrés, la plupart issus des catégories supérieures aisées. L’auteur assume ce parti pris méthodologique qui lui permet de compléter d’autres travaux antérieurs sur la culture populaire des jardins et potagers (Dubost 1997) qui préfacent l’ouvrage et en soulignent la valeur, en particulier celle de bien mettre en évidence la faible culture naturaliste vernaculaire de ces habitants au regard de ceux issus d’une culture prolétaire plus manuelle et davantage marquée par le « goût de l’exploit jardiner ». L’ouvrage permet ainsi de saisir comment ces habitants aisés, attirés par le mode de vie pavillonnaire mais dénués de savoir-faire de jardinage hérités (l’homogénéité générationnelle des lotissements ne favorise pas le transfert d’expériences des anciens) sont des proies très vulnérables mais très consentantes pour les jardineries qui les « accompagnent » dans la matérialisation de leurs représentations idéales de la nature et de la campagne.
L’un des chapitres les plus intéressants de l’ouvrage est le récit de la savante construction de la norme « haie champêtre » (avec le rôle majeur joué par l’ingénieur Dominique Soltner et par l’écologue Denis Pépin), comme alternative à la haie de thuya ou de laurier-cerise, puis de sa diffusion à partir de son foyer initial à Angers/Rennes au début des années soixante-dix (Soltner 1973). Cette forme de haie qui se veut plus fidèle à son héritage agraire (la haie du bocage) est composée d’essences « locales » plus typiques et diversifiées (physionomie mais aussi « habitat » pour la biodiversité) que les haies mono-spécifiques auxquelles elle s’oppose. Ce modèle s’impose aujourd’hui dans les normes paysagères, en particulier dans les règlements de lotissements du périurbain qui déterminent le choix des essences, la hauteur des plantations, et leur présence sur les différentes faces de la parcelle (la plantation pouvant être interdite côté rue pour se conformer au modèle du lotissement « à l’américaine »). Si l’ouvrage n’a pas vocation à dresser un tableau sociologique valable pour l’ensemble des facettes de l’habitat pavillonnaire, sa focale réduite aux jardins – et même en deçà à la haie en habitat pavillonnaire – a donc une valeur heuristique évidente sur les pratiques jardinières des habitants et sur les modèles d’aménagement qui prévalent à leurs pratiques (la haie champêtre subit aujourd’hui la concurrence des palissades en bois qui évitent tout entretien).
Conclusion
L’ouvrage possède une valeur pédagogique précieuse pour démontrer les apports de l’approche ethnographique sur une question a priori réservée aux professionnels de l’aménagement. Les dessins d’Alain Freytet, paysagiste et enseignant (ainsi que l’auteur) à l’École nationale supérieure du paysage de Versailles, renforcent cette dimension didactique : un premier dessin représente la vision caricaturale mais dominante des zones pavillonnaires ; puis se succèdent une dizaine d’autres très précis, en particulier sur la palette végétale, soulignant la diversité ignorée de ces paysages. Parce qu’il apporte une contribution utile à la description et l’analyse des « paysages ordinaires », l’ouvrage de Pauline Frileux doit devenir une référence indispensable aux étudiants en urbanisme, paysage, architecture, et – au-delà – mérite d’acquérir un lectorat plus large.
Bibliographie
- Dubost, F. 1997. Les Jardins ordinaires, Paris : L’Harmattan.
- Soltner, D. 1973. L’Arbre et la Haie, Saint-Gemmes-sur-Loire : Sciences et techniques agricoles.