La question et le contexte
L’Envol, premier épisode de la série documentaire « L’aménageur et l’agriculteur », poursuit mes travaux antérieurs, qui s’intéressent aux transformations urbaines en lien avec l’action publique et au point de vue des acteurs, restituées sous la forme de films de recherche. Le film a été réalisé dans le cadre d’un post-doctorat de la Chaire Aménager le Grand Paris [1], dont l’objectif général était de rentrer dans les coulisses de l’agriculture urbaine et de chercher à saisir au mieux comment cette agriculture s’organise, lorsqu’elle se conçoit dans un contexte spécifique qui est celui d’une opération d’aménagement. La recherche investigue de manière privilégiée la séquence qui suit directement la décision de créer les projets, autrement dit leurs « premiers pas », au moment où se joue avec force (et s’appréhende dès lors d’autant mieux) la mise en place concrète de l’activité agricole, dans toute sa complexité : techniques culturales, irrigation, infrastructures, distribution, financement, rémunération, division du travail, gouvernance, pour ne citer que ces dimensions.
La recherche montre comment, dans ce cadre, l’agriculture urbaine se présente comme un espace social de rencontre entre « deux mondes », agricole et urbain, qui bouscule les modes de pensée et d’action des acteurs et actrices des projets. Elle apparaît en effet comme un espace commun où « praticien·nes » agricoles et « praticien·nes » de l’aménagement confrontent leurs repères, contraintes, exigences, habitudes... autour d’enjeux de différents ordres (social, économique, environnemental). Cette rencontre s’actualise dans un ensemble de rapports et de relations – de négociation, d’ajustement, de rupture parfois – et se révèle dans l’organisation concrète de l’activité agricole : elle se traduit dans des outils (juridiques, économiques, réglementaires) et se manifeste matériellement, dans des pratiques et dans des paysages.
Pour investiguer cette rencontre entre « L’aménageur et l’agriculteur » (pour reprendre le titre de la série), je me suis penchée sur quatre projets franciliens, diversifiés dans leur forme (ferme périurbaine maraîchère, ferme urbaine, jardins collectifs) et dans leur fonction (entre autres productive et/ou pédagogique). Le film L’Envol, dont il est ici question, se concentre sur la ferme du même nom, projet de ferme en polyculture-élevage sur 75 hectares installé sur la Base 217, une ancienne base aérienne à 30 kilomètres au sud de Paris.
Sources : rapport M2 DETER-EUP 2019 / Plan-guide AUC.
La Base 217 représente 300 hectares dont 110 ouverts à l’urbanisme à l’horizon 2030, situés sur le territoire de Cœur Essonne Agglomération (91), qui en est propriétaire. Le réaménagement de cette ancienne base militaire est opéré par la SPL Air217 depuis le début des années 2010. Bien qu’enclavée et encore peu accessible par les transports en commun, la Base développe une programmation originale orientée autour de l’accueil d’entreprises (Amazon, filières cinéma, drones), d’organisation événementielle (Fête de l’Humanité) et du développement de l’agriculture périurbaine avec la Ferme de l’Envol. Installée sur un terrain concédé par l’agglomération dans le cadre d’un bail emphytéotique avantageux (99 ans), L’Envol s’inscrit dans une dynamique plus large visant à créer une centaine de fermes sur le territoire au sein du programme Sésame, lauréat de l’appel à projets Territoire d’innovation de grande ambition de l’État, dont l’un des objectifs est d’atteindre en dix ans un approvisionnement de 10 % des besoins alimentaires de la population de l’agglomération en agriculture locale et bio. La mobilisation de foncier agricole dédié dans la Base intègre ainsi le plan d’actions visant à transformer le système agricole local.
À l’arrière-plan, l’entrepôt Amazon et une file de camions.
© Maxence Vamur.
Le défi du film
Le défi qui se posait à moi consistait à donner à voir une réalité sociale au premier abord peu engageante pour le cinéma : de l’ordre de l’organisation concrète, voire de l’ingénierie de projet. Comment rendre tout cela sensible, vivant et accessible ? L’idée, en faisant appel au film, était à la fois d’approfondir la connaissance grâce à l’image mais aussi de favoriser une discussion qui puisse sortir des murs de l’université (notamment du côté des professionnels de l’aménagement eux-mêmes). L’hypothèse du cinéma comme « transport en commun » rejoint ici l’hypothèse de la rencontre qui construit la recherche. Celle-ci pointe des positionnements d’acteurs·trices qui peuvent être sensiblement différents. Dans le film, ces différences se manifestent par exemple dans les écarts de langage des un·es et des autres : entre les mots de l’équipe de Fermes d’Avenir du groupe SOS (une des porteurs du projet) teintés de novlangue managériale, la parole très professionnalisée, voire experte des agriculteurs et de l’agricultrice (qui connaissent parfaitement bien les rouages contractuels, financiers, etc.) et les projections enthousiastes de l’aménageur et de l’agglomération, plus généralisantes. De ce point de vue, la recherche valide l’intérêt d’une discussion et la non-coïncidence spontanée des aspirations dans le projet urbain.
La relation avec le terrain
J’ai, d’abord, pris le temps d’établir la relation avec le terrain et les personnes qui allaient devenir des personnages, à la ferme en particulier : j’ai rencontré les agriculteurs et agricultrices mais aussi la directrice de la ferme (Fermes d’Avenir), l’aménageur, le responsable du projet à l’agglomération, les investisseurs principaux et le représentant des AMAP partenaires du projet J’y suis retournée à plusieurs reprises, sur une période de dix mois où j’ai écouté, observé et, en partie, participé à la vie de la ferme. « Mettre les mains dans la terre » me permettait de mieux épouser le mouvement et le rythme temporel propres au travail paysan [2]. Comme en matière de recherche ethnographique, on ne rappellera jamais assez l’importance de cette durée, d’autant qu’établir la confiance est un enjeu qui se voit exacerbé par le film et la sortie de l’anonymat.
J’ai essayé de déployer un point de vue propre, tout en respectant celui des personnes dit·es « enquêté·es » et en montrant comment la pensée qui s’échafaude est redevable de celle de mes interlocteurs·trices, qui se questionnent largement devant la caméra, ne masquent pas leurs doutes, jusqu’à celui sur la viabilité du projet ou son avenir.
La restitution du film auprès des protagonistes [3], qui est toujours une mise à l’épreuve du point de vue de l’auteur/autrice, m’a permis de constater avec soulagement que le film avait manifestement réussi à honorer cette posture à laquelle j’aspire, mais qui n’est jamais acquise. Non seulement ils et elles ont trouvé que le documentaire parvenait à faire comprendre le fonctionnement complexe de la ferme et ses différents enjeux, mais ils étaient également reconnaissants de la manière dont il dépeignait leur ferme et leur travail ; ils ont tous apprécié leur image et leurs propos à l’écran – voire se sont étonnés de se trouver « beaux » – et ont jugé « vivant » le portrait de l’organisation : avec la singularité de chacun·e, les aspects informels, les ambiances, les moments difficiles, aussi [4].
La dimension sensible
Ensuite, si le film se construit autour du verbe et de la parole, il fait également la part belle à la dimension plus proprement sensible du monde social (Balteau 2021), porteuse d’enseignements importants. C’est tout l’intérêt de l’image : les corps et les gestes, les éléments naturels et le paysage, les objets, les motivations et les émotions racontent des aspects de la réalité sociale et de notre compréhension du monde (figure 4).
Photogrammes du film L’Envol.
Notamment parce qu’il procède par association – il donne à voir plusieurs choses en même temps, dans un même plan – le film permet de saisir la multiplication des tâches de différents ordres à la ferme et la manière dont elles se réalisent souvent simultanément : le film montre comment le travail aux champs ne se limite pas au travail de la terre mais incorpore des tâches de gestion et de coordination (qui ne sont, du reste, pas toujours pensées comme telles par les acteurs). En témoignent les coups de fil incessants dans les champs et dans les serres, qui racontent un travail informel auquel les agriculteurs·trices font pourtant rarement référence lorsqu’il s’agit de décrire leur quotidien. De même, les mains burinées de l’agricultrice tapant sur le clavier de l’ordinateur évoquent cette dimension « multitâches » (pour reprendre les termes de l’intéressée), qui n’est pas sans poser problème. Plus généralement, les corps et les gestes décrivent la réalité du travail paysan pris dans le projet urbain. J’ai plus haut évoqué les manières de parler qui disent des appartenances et des positionnement différenciés. Filmer les personnes en groupe, lors de réunions notamment, permet de saisir les interactions au-delà du verbe lui-même : dans ce que la parole et l’échange revêtent de sensible et d’incarné (les postures, les regards, les silences, etc.). Quant aux paysages, au bâti et aux infrastructures, ils donnent à sentir, donc à comprendre, les échelles et les distances tout comme les contraintes du projet (circulation, entreposage, etc.).
La dynamique des points de vue et le cadre global
Enfin, le film rend également compte d’une dynamique, celle de l’organisation, qui lui confère son mouvement et, en définitive, sa tension narrative : il met en scène des acteurs multiples et met en perspective leurs différents positionnements (évoqués plus haut) : les différentes logiques, temporalités, intérêts et langages en présence (figure 5).
Photogrammes du film L’Envol.
Plus généralement, le film intègre plusieurs niveaux de lecture. Certes, il donne à voir les différentes facettes de l’organisation qui témoignent de sa complexité : il explicite l’organisation quotidienne de l’exploitation et les outils de l’organisation. Mais ces aspects très concrets sont loin de se limiter à une dimension « technique ». Ils mettent en jeu des questions plus larges, à la fois sociales, environnementales et économiques : le rapport au travail et au temps, la construction du collectif, l’enjeu écologique, le rapport au politique et aux institutions publiques notamment. Toutes ces questions, qui engagent les acteurs, construisent un ensemble de tensions (au sens large) qui invitent en définitive à interroger le cadre plus global de notre société capitaliste et de l’exploitation agro-industrielle des sols qui l’accompagne (Marot 2018), comme les moyens d’en sortir.
Bibliographie
- Balteau, É. 2018. « Bonjour–bonsoir. Des habitants face à la rénovation urbaine », Métropolitiques, 4 avril.
- Balteau, É. 2021. « Le sociologue et le sensible. Écrire la sociologie en images », Revue française des méthodes visuelles, n° 5.
- Balteau, É., Tilman, A. et Tilman, H. 2024. « La relation d’enquête dans la recherche-création en sciences du social », Hors-série : « Entre méthodologies audiovisuelles et création filmique », Revue française des méthodes visuelles.
- Marot, S. 2018. « L’envers du décor », in A. Rosenstiehl (dir.), Capital agricole. Chantiers pour une ville cultivée, Paris : Éditions du Pavillon de l’Arsenal, p. 451-465.