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Pourquoi s’installer en périurbain ?

Une explication par les trajectoires sociales
Les espaces périurbains, lieu de repli des couches intermédiaires en déclassement, fragilisées par la mondialisation et en proie à l’amertume politique ? Largement diffusée dans la presse ces dernières années, cette image est contestée par des sociologues, politistes et géographes de terrain. À la suite de travaux sur la composition sociale des espaces périurbains ou les votes de leurs habitants, Josette Debroux montre ici comment l’accession à la propriété d’une maison individuelle en périurbain vient souvent consolider ou prolonger des trajectoires sociales ascendantes.

Espaces de promotion pour les « nouvelles couches moyennes salariées » dans les années 1970 (Bidou 1984), les zones périurbaines seraient devenues, à la fin des années 1980, dans un contexte économique et social transformé, un refuge pour les « couches moyennes » menacées de déclassement (Jaillet 2004 ; Donzelot 2004 ; Chauvel 2006 ; Peugny 2009 ; Guilluy 2010). Ce modèle, discutable parce qu’il repose sur une vision unifiante d’un ensemble extrêmement hétérogène (Bosc 2008), a cependant le mérite de rappeler l’enjeu que peut représenter l’espace résidentiel dans les situations d’incertitude sociale (Chamboredon et al. 1984). Sous les effets conjugués de la précarité, de la flexibilité, de l’individualisation du rapport au travail, de l’affaiblissement des identités collectives (Dubar 2000), du déclassement (Peugny 2009) et face au retour de « l’insécurité sociale » (Castel 2003), on assisterait à « une certaine “relativisation” du travail au regard d’autres activités ou d’autres valeurs » (Garner et al. 2006). La sphère résidentielle, à travers de multiples éléments comme le type de logement occupé, le statut d’occupation, le lieu de résidence ou encore l’investissement dans la vie locale constitue également une source d’identité sociale (Cartier et al. 2008). Les choix résidentiels peuvent ainsi compenser une identité professionnelle (et sociale) insatisfaisante (Collet 2008), ou « rassurer » quand la position sociale est incertaine (Jaillet 2004).

Pour montrer les relations entre choix résidentiel périurbain et trajectoire sociale, nous nous appuyons sur une enquête par entretiens réalisée dans deux communes périurbaines équidistantes d’une trentaine de kilomètres de Grenoble au profil social contrasté, auprès de ménages socialement diversifiés qui ont fait construire ou, plus rarement, acheté une maison individuelle entre 1996 et 2008 [1]. Ces entretiens éclairent à la fois les logiques des choix résidentiels et les ressorts du développement des zones périurbaines. Nous allons voir que selon les caractéristiques de la trajectoire sociale des enquêtés, ce choix résidentiel ne revêt pas les mêmes enjeux : schématiquement, il peut conforter une position sociale « fragile » suite à une mobilité sociale ascendante, ou compenser une identité professionnelle insatisfaisante dans les situations de déclassement ou de mobilité ascendante interrompue.

Les deux communes de l’étude, par la composition sociale de leur population active, occupent des positions polaires au sein de l’aire urbaine de Grenoble. La première, une petite station de ski de 2 474 habitants [2], a connu une forte croissance démographique à partir des années 1990. Dans des lotissements de petite taille, les constructions sont libres sur des terrains de 1 000 à 1 500 m². Elle présente un profil sociologique clairement bourgeois : les cadres et professions intellectuelles supérieures et les professions intermédiaires sont surreprésentés par rapport à l’ensemble de l’aire urbaine de Grenoble [3] (leurs parts s’élèvent respectivement à 28 % et 31 % de la population active), tandis que les employés et ouvriers sont nettement sous-représentés (leurs parts étant respectivement de 20 % et 9 %). La seconde commune, plutôt agricole, peuplée de 557 habitants, se caractérise par une sous-représentation des catégories favorisées (13 % de cadres et professions intellectuelles supérieures et 26 % de professions intermédiaires) et une surreprésentation des ouvriers par rapport à l’aire urbaine de Grenoble (36 % des actifs ; et 20 % d’employés). La construction récente d’un lotissement de 31 maisons identiques (individuelles et jumelées), destinées à la vente sur des parcelles de 500 m² de moindre qualité, témoigne de ce profil plus populaire. Alors que les hommes au sein des ménages s’installant dans la commune touristique présentent majoritairement une trajectoire sociale ascendante, ils sont plus souvent en situation d’immobilité ou de déclassement quand ils s’installent dans la commune agricole [4].

Conforter une position sociale « fragile »

Les hommes en situation de mobilité ascendante sont ingénieurs, chargés de recherche, enseignants, cadres, architectes, plus rarement techniciens ou infirmiers, avec des pères ouvriers, employés, artisans ou agriculteurs. Leurs parents, qui ont très souvent connu des petits déplacements dans l’espace social sans autre diplôme que le certificat d’études primaires, les ont encouragés à suivre des études, les titres scolaires conditionnant, plus que jamais, l’accès aux positions sociales valorisées. La plupart des enquêtés se décrivent comme ayant été des élèves « moyens », progressant parfois très lentement vers l’enseignement supérieur, empruntant exceptionnellement les filières nobles, comptant sur le temps qui passe et leurs performances scolaires pour « se déterminer ». Leur entrée dans la vie professionnelle a très souvent été laborieuse. Certains ont connu le chômage, d’autres ont accumulé les stages, d’autres encore ont même renoncé à trouver un emploi correspondant à leur diplôme. Leur progression s’est faite « sur le tas ». Romain, titulaire d’un master d’ingénieur en environnement, a, par exemple, accepté un emploi d’ouvrier après avoir cherché pendant un an et demi un poste d’ingénieur. C’est de manière fortuite que les responsables de l’entreprise font finalement appel à ses compétences en environnement : ayant perdu un important marché, faute d’avoir respecté les normes environnementales, ils lui proposent alors un poste d’ingénieur. Paul, qui a obtenu successivement un BEP (brevet d’études professionnelles), un baccalauréat professionnel et un DUT (diplôme universitaire de technologie), a commencé sa vie professionnelle comme ouvrier. Il est progressivement « monté dans les bureaux » et occupe, après plusieurs années, un poste de technicien. S’ils ont pu opérer un rétablissement ou éviter le déclassement, c’est, selon eux, à la faveur du « hasard », de « la chance » : une lecture qui dénote un sentiment d’impuissance sociale et une distance faite de prudence et d’expectative à l’égard de leur nouvelle position sociale.

Alors qu’ils sont encore incertains de leur appartenance professionnelle et sociale, faute d’une « identification anticipée » qui favorise la construction de l’« identité professionnelle » (Dubar 2000), ou parce qu’ils craignent des revers, l’accès à la propriété d’une maison individuelle et à un environnement « rural » à distance de la ville et de l’emploi, permis par leur accès à un emploi qualifié et par une situation conjugale stabilisée, les rassure. Ce modèle résidentiel, incorporé au cours de la socialisation primaire (un des membres du couple, au moins, a vécu en maison et dans un environnement rural), reste associé à la réussite sociale dans leur milieu d’origine. Tandis que les cadres et ingénieurs en ascension achètent dans la commune touristique, accédant à un espace distinctif offrant de nombreux services, les membres des professions intermédiaires en ascension deviennent propriétaires d’une maison « à la campagne » dans la commune agricole. L’éloignement géographique de Grenoble recherché par les plus diplômés leur permet d’éviter le risque d’un surclassement, qui pourrait être source de tensions. En effet, par le tri social qu’opère le foncier, le choix d’une localisation plus proche de Grenoble les aurait non seulement davantage contraints économiquement, mais aussi amenés à voisiner avec des ménages plus aisés, plus stables professionnellement, et dont les pratiques résidentielles leur rappelleraient sans cesse la plus grande fragilité de leur position.

À l’achat d’une maison ancienne rénovée, rare et chère, à laquelle la plupart disent avoir pensé, ils ont préféré la construction neuve qui permettait d’adapter plus facilement le coût à leur budget en recourant notamment à l’auto-construction. Il s’agissait, pour les uns comme pour les autres, de « faire au plus simple » (Vincent, chargé de recherche installé dans la commune touristique). Dans cet environnement ajusté à leurs dispositions, ils sont « tranquilles », « en vacances », renouant avec les habitudes spatio-temporelles acquises dans leur milieu d’origine, avec lequel ils n’ont pas rompu. S’adossant à la représentation romantique de la campagne comme nature et paysage, ils peuvent s’extraire d’un univers de classe (symbolisé par le travail et la « ville »), l’opposition entre « locaux » et « nouveaux » subsumant les différences de positions sociales. Lieu de la vie quotidienne, l’espace résidentiel s’apparente à un « espace de secondarité » (Remy 1996) dans lequel les « rôles », en particulier celui tenu dans la sphère professionnelle, sont mis à distance.

Compenser dans la sphère professionnelle une identité sociale insatisfaisante

Un second ensemble de ménages est formé de couples dont un des conjoints au moins est insatisfait de sa position sociale. Faute de réussite scolaire, ils n’ont pu satisfaire les attentes de mobilité de leurs parents ou maintenir la position du milieu d’origine mais sont porteurs de dispositions à se promouvoir. Ils cherchent, dans un premier temps, à faire correspondre leur position professionnelle à leurs ambitions, sans y parvenir. Benoît, ouvrier non qualifié, fils d’un maçon devenu cogérant d’une société, cherche à faire reconnaître ses compétences de carrossier-peintre pour accéder à un poste plus qualifié au sein de son entreprise, sans y parvenir. Philippe, technicien, fils d’un cadre de promotion, prend ainsi des cours pour devenir ingénieur puis abandonne. Christine, technicienne, fille d’un chercheur et d’une institutrice, a entamé diverses formations donnant accès à des métiers qualifiés dans le tourisme ; mais devant l’incertitude des débouchés et la crainte d’être à nouveau au chômage, elle a finalement abandonné.

Dans un premier temps, la plupart ont acquis un appartement situé en banlieue ou dans le périurbain proche, tandis qu’ils poursuivaient leurs efforts de promotion professionnelle. Mais alors que leur mobilité professionnelle semble compromise, leur mobilité résidentielle se poursuit dans un second temps avec l’acquisition d’une maison individuelle, les enquêtés d’origine populaire privilégiant la commune agricole, les autres la commune touristique. Celle-ci ne relève pas de la fuite d’un environnement disqualifié mais plutôt de l’adhésion à ce modèle de promotion socio-résidentielle, intériorisé dans leur famille d’origine et largement soutenu et légitimé par les pouvoirs publics (Bourdieu et de Saint Martin 1990 ; Lambert 2012). Parce que l’enjeu de la mobilité résidentielle est de faire correspondre la position résidentielle à la position sociale espérée, celle-ci est souvent placée sous le sceau de l’effort, de la privation, de la tension.

Les plus diplômés, qui s’installent dans la commune touristique, cherchent à convertir leur capital culturel et leurs dispositions à l’engagement en investissant la vie associative ou la scène politique locale. Maryline, fille d’un agent de maîtrise devenu cadre, titulaire d’un BTS et secrétaire, a passé différents entretiens pour quitter cet emploi qu’elle considère comme « alimentaire », mais sans succès. Son conjoint, fils de technicien lui-même technicien, a refusé une mobilité professionnelle ascendante à Paris. Ils vendent la maison dont ils ont hérité dans une commune périurbaine proche de Grenoble plutôt populaire pour faire construire une maison plus grande dans la commune touristique qui offre un environnement distinctif. Maryline s’implique alors très rapidement dans différentes associations ; elle préside notamment une association sportive et acquiert une notoriété locale, trouvant la reconnaissance qui lui fait défaut dans sa vie professionnelle.

Sans en avoir l’exclusivité, les enquêtés les plus populaires portent une grande attention à la maison qui, plus que l’appartement, permet de jouer sur l’image de soi. Occupant des emplois souvent peu qualifiés, subissant des décisions concernant leur avenir sur lesquelles ils n’ont pas de prise, ils retrouvent dans la sphère résidentielle une certaine maîtrise (Jaillet 2004). En outre, leurs compétences, non reconnues dans leur emploi, peuvent être valorisées comme le montre l’exemple de Benoît, qui a hérité de son père maçon des compétences dans le bâtiment et qui, par de multiples travaux, donne de la valeur à la maison en série qu’il vient d’acheter dans la commune agricole. Ayant contracté un emprunt d’une durée de 30 ans, son objectif est de la revendre pour « faire du bénéfice ».

En dépit de la diversité de leurs positions sociales, les périurbains enquêtés ont en commun d’entretenir un rapport ambivalent à leur groupe d’appartenance. L’espace résidentiel permet un ajustement social (Collet 2008 ; Cousin 2008). Par ses propriétés (maison individuelle, propriété, éloignement de la ville et de l’emploi, opportunités en termes d’investissements associatifs et politiques), l’espace périurbain est particulièrement propice à l’ajustement social des membres issus des classes populaires et petites classes moyennes. L’approche par les trajectoires sociales qui prend en compte la « relation pratique et représentée » (Bourdieu 1984) à la position sociale liée à l’origine sociale, aux « aspirations sociales » et aux caractéristiques de la trajectoire scolaire et professionnelle, permet ainsi de nuancer la représentation d’un espace périurbain refuge de classes moyennes globalement « fragilisées » (Jaillet 2004) ou fuyant des banlieues disqualifiées (Maurin 2004 ; Donzelot 2004 ; Charmes 2005).

Bibliographie

  • Bidou, Catherine. 1984. Les Aventuriers du quotidien, Paris : Presses universitaires de France.
  • Bosc, Serge. 2008. Sociologie des classes moyennes, Paris : La Découverte.
  • Bourdieu, Pierre. 1984. « La représentation de la position sociale », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 52‑53, p. 14‑15.
  • Bourdieu, Pierre et de Saint Martin, Monique. 1990. « Le sens de la propriété », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 81‑82, p. 52‑64.
  • Cartier, Marie, Coutant, Isabelle, Masclet, Oliver et Siblot, Yasmine. 2008. La France des « petits-moyens », enquête sur la banlieue pavillonnaire, Paris : La Découverte.
  • Castel, Robert. 2003. L’Insécurité sociale, qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris : Seuil.
  • Chamboredon, Jean-Claude, Mathy, Jean-Philippe, Mejean, Annie et Weber, Florence. 1984. « L’appartenance territoriale comme principe de classement et d’identification », Sociologie du Sud-Est, n° 41‑44, p. 61‑82.
  • Collet, Anaïs. 2008. « Les “gentrifieurs” du Bas Montreuil : vie résidentielle et vie professionnelle », Espaces et Sociétés, n° 132‑133, p. 125‑141.
  • Cousin, Bruno. 2008. Cadres d’entreprise et quartiers de refondation à Paris et à Milan : contribution à l’analyse différenciée du rapport des classes supérieures à la mixité socio-spatiale et aux dynamiques d’auto-ségrégation, thèse de doctorat en sociologie, Sciences Po.
  • Charmes, Éric. 2005. La Vie périurbaine face à la menace des gated communities, Paris : L’Harmattan.
  • Donzelot, Jacques. 2004. « La ville à trois vitesses : relégation, périurbanisation, gentrification », Esprit, n° 303, p. 14‑39.
  • Dubar, Claude. 2000. La Socialisation, Paris : Armand Colin.
  • Garner, Hélène, Méda, Dominique et Senik, Claudia. 2006. « La place du travail dans les identités », Économie et Statistique, n° 393‑394, p. 21‑40.
  • Guilluy, Christophe. 2010. Fractures françaises, Paris : Bourin.
  • Jaillet, Marie-Christine. 2004. « L’espace périurbain : un univers pour les classes moyennes », Esprit, n° 303, p. 40‑62.
  • Lambert, Anne. 2012. « Tous propriétaires ! » Politiques urbaines et parcours d’accédants dans les lotissements périurbains (des années 1970 à 2010), thèse de doctorat en sociologie, École des hautes études en sciences sociales.
  • Maurin, Éric. 2004. Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris : Seuil.
  • Peugny, Camille. 2009. Le Déclassement, Paris : Grasset.
  • Remy, Jean. 1996. « Mobilités et ancrages, une autre définition de la ville », in Hirschhorn, Monique et Berthelot, Jean-Michel, Mobilités et ancrages, vers un nouveau mode de spatialisation ?, Paris : L’Harmattan, p. 135‑153.

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Pour citer cet article :

Josette Debroux, « Pourquoi s’installer en périurbain ?. Une explication par les trajectoires sociales », Métropolitiques, 15 novembre 2013. URL : https://metropolitiques.eu/Pourquoi-s-installer-en-periurbain.html

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