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L’Europe dans les territoires ruraux : « je t’aime, moi non plus »

Comment les Français perçoivent-ils les politiques européennes qui influencent leur vie quotidienne ? Alors que l’échelon européen semble ignoré, voire dédaigné, Xavier Laurière-Tharaud, agent de développement d’un Pays en milieu rural, témoigne de l’implication concrète de ces institutions, au plus près de la vie locale.

L’action de l’Europe est peu perçue dans les territoires ruraux. Quand elle l’est, c’est surtout par les aides accordées aux agriculteurs par la Politique agricole commune (PAC), dont les exigences environnementales font débat. Mais la PAC finance aussi le développement rural, bien moins visible, alors qu’il concerne la population, au plus près des territoires.

En tant qu’animateur du programme Leader, puis comme directeur d’une structure de Pays, je suis amené au quotidien à parler de l’Europe. Depuis quinze ans au service des dynamiques territoriales en milieu rural, dans le Loir-et-Cher, je suis souvent effaré de l’image de l’Union européenne : au mieux, incompréhensible, au pire, inexistante. Alors que l’Europe agit localement, mais sans doute de manière trop silencieuse. Des améliorations sont possibles et nécessaires, notamment sur la cohérence entre les échelles d’action et les délais de paiement, et il faut penser la cohérence de la stratégie européenne entre échelles locale et continentale. Je regrette pourtant que les attaques qui lui sont adressées ne soient pas plus constructives : l’action européenne est complexe, hermétique ? Une simplification diminuant l’ambition écologique ou sociale des projets financés par l’Europe est-elle vraiment à défendre ? J’accompagne tous les jours des porteurs de projets dans leurs demandes de subventions, qu’elles soient européennes ou non. Faire connaître l’action de l’Europe et défendre les raisons de la prétendue complexité de ses dispositifs sont des enjeux, avec une ambition pour les territoires ruraux.

Leader : un programme européen riche de sens pour la ruralité, mais pauvre de notoriété

L’Union européenne a mis en place depuis les années 1990 un programme de développement rural appelé Leader. Ce dispositif permet d’encourager, dans les territoires ruraux ou périurbains, des initiatives portées par des communes, des associations ou des entreprises. L’objectif est de soutenir des projets qui fédèrent les acteurs locaux autour de stratégies partagées pour les territoires ruraux ou périurbains. Ce n’est pas Bruxelles qui décide des projets retenus ; l’Europe fait confiance aux stratégies décidées de manière locale : transition écologique, tourisme durable, développement culturel, politique d’accueil… Peu importe le choix de la stratégie, celle-ci doit émerger des besoins locaux. En France, ce sont les Régions, autorités de gestion de ces fonds européens, qui sélectionnent les territoires bénéficiant de ce programme. Les candidatures sont étudiées au regard de la pertinence entre les enjeux locaux et la stratégie proposée par les acteurs pour y répondre. La programmation actuelle, pour 2023-2027, vient de commencer.

Le Pays des Châteaux, en Loir-et-Cher (41), est une collectivité qui associe la Communauté d’agglomération de Blois et les Communautés de communes Beauce Val de Loire et Grand Chambord. À l’échelle des quatre-vingt-neuf communes du bassin de vie de Blois, ce programme soutient des projets depuis 2007. Compte tenu de la structuration du territoire autour du pôle urbain de Blois, dans un contexte de périurbanisation croissante, la stratégie soutenue par Leader est orientée sur le lien entre ville et campagne pour mieux préserver les ressources [1]. Le programme favorise la connexion entre des acteurs et des projets parfois isolés, afin d’encourager l’économie circulaire en limitant l’impact climatique des activités. Cette stratégie s’incarne de différentes manières : alimentation locale, agromatériaux, énergies renouvelables, slow-tourisme, mobilité durable

Faciliter les synergies locales est un moyen de « faire territoire », d’apaiser les tensions entre les logiques urbaines et rurales ou entre acteurs qui peuvent se considérer comme concurrents, comme les prestataires touristiques ou les agriculteurs. Cette stratégie donne une posture de partenaire aux porteurs de projet, avec une logique de filière locale.

Leader a permis de financer, en 2014-2022, une soixantaine de projets, pour un total de plus d’1,5 million d’euros d’aides européennes [2] : un accompagnement dans des cantines scolaires sur l’approvisionnement local et de qualité ; un camping-car France Services pour apporter dans les communes les plus rurales une aide administrative aux usagers ; une recyclerie ; des parcours pédestres présentant la biodiversité dans des fermes ; la création d’un festival culturel et environnemental dans la vallée de la Cisse, affluent de la Loire ; un magasin de producteurs locaux ; la muséographie d’une maison des vins à Cheverny ; un tronçon de la Route d’Artagnan (itinéraire européen de randonnée équestre) ; l’aménagement d’aires vélo maillant le territoire… Leader finance des initiatives locales proches de celles présentées dans l’émission Carnets de campagne [3]. Ces projets sont soutenus financièrement, mais aussi accompagnés : dans chaque territoire bénéficiaire, une personne en charge de l’animation du programme conseille les porteurs de projet et accompagne le montage du dossier. Leader crée donc des synergies entre des projets isolés, du lien entre des acteurs qui ne sont pas habitués à travailler ensemble. Il peut s’agir par exemple de croisements entre des associations environnementales et des agriculteurs, entre des municipalités et des startups, voire entre des chasseurs et des artistes… Mais entend-on les porteurs de projets, dans les médias ou ailleurs, indiquer qu’ils ont bénéficié de ce programme ? On perçoit plutôt un autre son de cloche : « l’Europe c’est compliqué », « l’Europe c’est inaccessible, c’est long, c’est une vraie usine à gaz »… On trouve rarement quelqu’un pour défendre les dispositifs européens. Tout le monde sourit d’un air entendu, lorsque cette litanie réapparaît une énième fois en assemblée.

Il pourrait sembler logique que l’Europe soit lointaine, hors-sol, déconnectée de la réalité des territoires. À chaque nouvelle programmation, des voix s’élèvent pour demander une simplification, toujours bienvenue. Qui défendrait une complexification des dispositifs européens ?

« L’Europe, c’est compliqué » ?

Or, la lourdeur qui engendre des délais de paiement – qui peuvent se compter en années ! – est surtout imputable à l’organisation franco-française de l’instruction des dispositifs européens. Thibaut Guignard, président de l’association Leader France, qui fédère au niveau national les territoires bénéficiaires, regrette une programmation 2014-2020 « particulièrement complexe », avec une inertie de paiement très élevée en France [4].

Il ne faudrait pas confondre lourdeur administrative et exigence de qualité. On peut voir d’un bon œil le fait qu’un programme de l’Europe tire les territoires « vers le haut », exigeant plus d’exemplarité que des dispositifs régionaux ou nationaux. On parle là du respect de la commande publique, d’égalité de traitement des candidats, de parité, de prise en compte de l’environnement, d’un processus démocratique, etc. Si l’obtention de ces financements oblige les bénéficiaires à se montrer plus vertueux, est-ce de l’argent perdu ?

Un exemple concret : sur le montage d’un dossier dans le cadre du programme Leader, pour toute dépense comprise entre 1 000 et 40 000 euros, il est demandé de présenter au moins deux devis. On peut y voir une lourdeur administrative, le code des marchés publics n’étant pas si contraignant sous le seuil de 40 000 euros. Mais cette demande de double devis est une garantie pour s’assurer du coût le plus intéressant. C’est aussi une assurance que le bénéficiaire de l’aide ne va pas « gonfler » la dépense par un prestataire « complice ». En effet, le financement public pouvant atteindre jusqu’à 80 % de la dépense, il pourrait susciter quelques tentations.

La recherche d’efficacité des financements est un enjeu de l’évaluation des politiques publiques. Or, le mythe de la simplification peut être contre-productif : une subvention, pour déclencher « l’effet levier » le plus intéressant possible, doit pouvoir s’adapter à la situation réelle du porteur de projet et à son ambition (plafond de subvention, taux d’aide, choix des dépenses éligibles…). Cette adaptabilité nécessite d’intégrer un minimum de complexité – ou de subtilité. Un dispositif trop « simple » risque de manquer d’efficacité dans l’usage des deniers publics. Si le dispositif d’aide, par sa « complexité », permet de se montrer plus efficace, plus intelligent, alors il mérite d’être valorisé pour sa finesse, plutôt que blâmé pour sa lourdeur.

Des collectivités, devant cette complexité, préfèrent ne pas solliciter ces programmes européens ; d’autres ont compris l’intérêt de ces financements. La Ville de Blois et sa Communauté d’agglomération ont créé en 2017 une mission dédiée aux financements extérieurs (Europe, État, Fondations…) ; ceux-ci permettent d’augmenter la capacité de la collectivité à investir. Mais les territoires deviennent concurrents sur certains appels à projets, ce qui les pousse à se montrer d’autant plus exigeants sur les projets présentés.

Une cohérence stratégique européenne difficile

L’Europe compte en son sein plusieurs sensibilités, qui se concrétisent dans ses politiques publiques. S’il en est une qui cristallise les tensions dans les territoires ruraux, c’est bien la politique agricole commune (PAC). La PAC s’appuie sur deux fonds complémentaires, qui ne visent pas les mêmes objectifs :
– le Fonds européen agricole de garantie (FEAGA) apporte un soutien direct aux agriculteurs et finance des mesures pour soutenir et stabiliser les marchés agricoles ;
– le Fonds européen agricole pour le développement rural (FEADER) finance le développement rural : maintien des services (santé, commerces…), préservation de l’environnement, développement de dynamiques locales (tourisme, culture, alimentation…).
Avec le FEADER, l’Europe finance des mesures agro-environnementales et climatiques (MAEC), le programme Natura 2000 (protection de la biodiversité) ou encore le programme Leader, qui finance notamment des projets alimentaires territoriaux (PAT), visant à relocaliser l’alimentation.

Le Pays des Châteaux porte un PAT depuis 2020. Parmi les objectifs de cette stratégie alimentaire figure l’atteinte des Accords de Paris sur le climat [5]. Une étude a été menée sur l’agriculture [6] de ce territoire diversifié, à la convergence entre Sologne, Petite Beauce, Val de Loire, Gâtine tourangelle et Sologne viticole. Pour respecter les accords, il faut d’ici 2050 diviser par deux les émissions de gaz à effet de serre issus des activités agricoles.

Or, à l’échelle du Pays des Châteaux, la fertilisation azotée utilisée dans les grandes cultures est le principal poste émetteur. Cet engrais, très gourmand en énergie, nécessite de brûler du gaz naturel ; une fois épandu dans les champs, il émet du protoxyde d’azote (N2O), gaz à effet de serre 300 fois plus important que le CO2 [7]. Les engrais azotés, importés d’Europe de l’Est (Russie, Ukraine), sont intégrés dans le modèle agricole dominant issu de la PAC. À l’échelle du territoire, pour baisser le recours à ces engrais, il faut passer de 4 à 40 % les surfaces en agriculture biologique et multiplier par six les surfaces de légumineuses, qui fixent l’azote dans le sol par leur système racinaire (Selosse 2021). L’agriculture du Pays des Châteaux, avec ses 90 000 hectares de surface agricole utile (SAU), peut théoriquement nourrir trois fois ses 150 000 habitants. L’alimentation locale, même poussée à l’extrême, ne pourrait consommer plus de 33 % des productions du territoire. Atteindre 40 % de surfaces bio ne pourra se faire avec la seule consommation locale.

À titre d’exemple, l’approvisionnement de la restauration collective publique, levier le plus facile pour les collectivités, ne représente qu’une part minime du débouché pour les agriculteurs, quand bien même la loi Egalim serait pleinement appliquée [8]. Sur le Pays des Châteaux, la surface théorique pour fournir la restauration collective est estimée à 2 500 hectares, soit moins de 3 % de la SAU ! Les financements du FEAGA sur les marchés agricoles doivent entrer en cohérence avec les financements du FEADER dédiés à la transition agroécologique dans les territoires.

Élargir l’échelle, une nécessité

Les agriculteurs rencontrés dans les réunions de travail du PAT ne voient pas d’inconvénient à cultiver des légumineuses (lentilles, pois…) ou même des cultures à bas niveau d’intrant, comme le chanvre, dès lors que le fruit de leur travail sera acheté à un prix juste.

Le blocage que rencontrent de nombreux territoires est la structuration des filières. Les territoires, pour décliner la stratégie mondiale de baisse des gaz à effet de serre, ou même pour répondre à un enjeu local environnemental ou de santé, comme la préservation de la qualité et de la quantité de l’eau, encouragent leurs agriculteurs vers les pratiques d’agroécologie et l’émergence de filières plus vertueuses. Mais ces filières ne peuvent pas se structurer uniquement sur le levier du local. Il faut que des filières régionales, nationales, voire européennes appuient cette transition. Ce levier existe, les instances européennes souhaitaient le mobiliser : « verdir la PAC », jusqu’à ce que la crise agricole de 2024 les oblige à revoir à la baisse leurs ambitions environnementales.

Les élections européennes devraient être le moment idéal pour comprendre la relation entre les politiques qui influencent l’agriculture, l’alimentation, la ruralité, l’état de l’eau, la biodiversité, et la vie quotidienne des habitants. Seule une impulsion politique à cette échelle permettra de dépasser les blocages et de faire de l’Europe l’outil le mieux adapté pour mener les transitions.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Xavier Laurière-Tharaud, « L’Europe dans les territoires ruraux : « je t’aime, moi non plus » », Métropolitiques, 6 juin 2024. URL : https://metropolitiques.eu/L-Europe-dans-les-territoires-ruraux-je-t-aime-moi-non-plus.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2047

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