« Petites villes de demain » (PVD) est un programme gouvernemental porté par l’Agence nationale pour la cohésion des territoires (ANCT), lancé en octobre 2020, qui doit durer jusqu’en 2026, ce qui correspond au temps d’un mandat municipal [1]. Il s’adresse aux communes de moins de 20 000 habitants et cible celles qui exercent des fonctions de centralité territoriale. 1 600 communes en sont bénéficiaires. Le programme finance spécifiquement de l’ingénierie, notamment des postes de chefs de projet PVD, qui sont financés à 75 % par l’État, à charge pour les collectivités (communes et/ou EPCI) de financer les 25 % restants.
Après plusieurs décennies de réduction d’effectifs dans les services déconcentrés de l’État en charge de la gestion de territoires (Reigner 2021) et d’un gouvernement à distance via le modèle de l’agence (Epstein 2005), ce programme est une réponse de l’État aux interpellations des élus des petites villes. Ceux-ci, via leurs représentants, rappellent en effet avec constance « le retrait de l’ingénierie d’État, […] et se sentent « abandonnés » par les services de l’État » (Costes et Guené 2020, p. 38). À cette ingénierie pérenne s’est substituée la généralisation des mécanismes d’appels à projets, accusés d’alimenter les inégalités territoriales, tant « l’aide ne va pas à ceux qui en ont le plus besoin mais à ceux qui disposent déjà d’une capacité technique minimale pour constituer leurs dossiers » (Costes et Guené 2020, p. 81).
Les chefs de projet sont les pivots du programme d’État PVD, conçu « pour donner aux collectivités les moyens de définir et mettre en œuvre leur projet de territoire, en particulier par le renforcement des équipes [2] ». Ils ont la responsabilité d’assurer le pilotage opérationnel de projets de revitalisation des territoires pour le compte des exécutifs communaux et/ou intercommunaux. L’enquête ici mobilisée, centrée sur ces professionnels, interroge la mise en œuvre du programme national. Appuyée sur un exercice pédagogique de « Pratique de la recherche en urbanisme et aménagement [3] », une vingtaine d’entretiens ont été réalisés au printemps 2023 auprès de chefs de projet en poste dans des petites villes [4] de la Région PACA, de référents départementaux et régionaux et de la responsable nationale du programme.
Carte réalisée par des étudiant·es du master 1 Urbanisme et Aménagement, IUAR, Aix-Marseille Université, promotion 2022-2023.
Les chefs de projet : quels profils et quels statuts dans l’organisation territoriale ?
Les chefs de projet PVD sont attendus sur leur capacité de mobilisation des sphères techniques, politiques, opérationnelles et citoyennes, et sur des compétences en management de projet. Si les cursus de formation en urbanisme et aménagement dominent le panel d’enquêtés (13 sur 22), ils côtoient des profils de science politique et de gestion. Recrutés en contrats de projet (3 ans, renouvelables une fois pour s’aligner sur la durée du programme et du mandat électoral) ou en CDD (de six mois à trois ans) . Les chefs de projet PVD sont donc le plus souvent non statutaires de la fonction publique, jeunes (dans notre enquête, dix-huit d’entre eux ont moins de 40 ans et huit moins de 30 ans), féminins (16 sur 22). Pour près d’un quart des interviewés, c’est un premier poste et un tiers d’entre eux n’avait aucune connaissance préalable du territoire.
Trouver sa place dans les systèmes politiques locaux : la quête de la bonne distance
Les chefs de projet sont le plus souvent placés en dehors des organigrammes, quelque part entre les services des intercommunalités et ceux des communes, tout en étant financés à 75 % par l’État. Trouver sa place relève d’un exercice d’équilibriste.
Le programme affiche la nécessité d’articuler le projet communal d’une petite centralité qui doit profiter au projet intercommunal du territoire dans lequel elle s’insère. Pour autant, un certain nombre d’acteurs reconnaissent une forme de contradiction entre cette ambition affichée et l’élaboration d’un projet ciblé sur la commune-centre. Cette ambiguïté se traduit par un positionnement institutionnel jugé difficile par les chefs de projet qui avouent, quel que soit par ailleurs leur rattachement contractuel, se sentir « pris en sandwich entre le cabinet du maire et l’administration intercommunale ». D’un côté, la tentation est forte, dans des communes en manque d’ingénierie, de s’appuyer sur le chef de projet au-delà de ses missions liées au programme PVD. Mais, à l’inverse, lorsque le chef de projet est embauché par l’EPCI, le lien plus ténu avec la commune peut être préjudiciable au pilotage du projet. C’est en particulier le cas lorsque les petites villes sont incluses dans un territoire métropolitain et que leur chef de projet est rattaché aux services de la Métropole.
Dès lors, comment être à « bonne distance » des deux échelles territoriales ? L’expertise des acteurs techniques ancrés au long cours dans les territoires est alors décisive pour les accompagner.
Les renforts indispensables de l’expertise pérenne
Les entretiens montrent l’importance des services déconcentrés de l’État, préfecture et Direction départementale des territoires (et de la mer). Les chefs de projet s’accordent à les reconnaître comme un maillon essentiel du fonctionnement du réseau PVD local. Ces interlocuteurs assurent une pluralité de fonctions : du suivi des démarches conduites dans chaque petite ville à l’animation du réseau des chefs de projet en passant par les soutiens techniques et financiers.
Dans les Alpes-de-Haute-Provence, le Conseil départemental a missionné une salariée dédiée au programme PVD pour assurer le suivi des projets et accompagner leur montage financier. L’importance de l’institution départementale peut s’expliquer par l’absence de Conseil d’architecture, de l’urbanisme et de l’environnement (CAUE) dans ce département.
Dans les départements plus urbains, les chefs de projet saluent le rôle des agences d’urbanisme en matière de diagnostic préalable à la définition de la stratégie territoriale et du plan d’actions, puis d’appui à l’élaboration de l’Opération de revitalisation du territoire (ORT). Malgré les soutiens techniques trouvés dans la sphère locale, un questionnement est systématiquement soulevé, celui du passage à la mise en œuvre du projet, traversé par une multitude de tensions liées à la temporalité du projet, à sa nature, à son contenu ou à son financement.
Un passage à la mise en œuvre sous tensions
On sait que le projet urbain est par définition « en prise avec une multitude de temporalités » (Mallet et Zanetti 2015), qui rend périlleuse la « concordance des temps ». Le projet de redynamisation des petites villes n’y échappe pas et les chefs de projet sont pris en tension entre la nécessaire construction d’une stratégie et d’une vision urbaine et territoriale de long terme (un projet de territoire) et les attentes, citoyennes aussi bien que politiques, de projets localisés, réalisés à court terme qui rendraient visible une transformation à l’œuvre.
Le temps long est considéré comme proportionnel à l’ampleur de la tâche : « la dévitalisation des petites villes s’est faite sur le temps long. Il faudra du temps aussi pour la revitalisation ». L’intérêt du programme PVD réside alors dans le « coup d’accélérateur » enclenché par le recrutement d’un chef de projet. Mais pour tendre vers cet horizon, lancer quelques opérations à court terme semble tout aussi important afin de répondre aux attentes des élus et des citoyens et de maintenir l’engagement des responsables de projet. Quand s’ajoute à cette tension temporelle celle liée à la durée du contrat de travail du chef de projet, c’est un sentiment de course qui domine.
Une deuxième tension pèse sur le passage à l’opérationnel, liée à l’ambiguïté qui traverse le programme PVD au regard des objectifs attendus en matière de revitalisation des petites centralités. Doit-elle tendre vers une mise à niveau, un rattrapage (en termes de niveau de services, d’équipements, d’aménités) ou au contraire favoriser l’expérimentation et l’innovation ? Le regard neuf porté sur ces petites villes par des chefs de projet recrutés ad hoc pourrait en être le socle. On sent au contraire une forme de résignation des enquêtés face au retard cumulé et à l’ampleur de la tâche : « Nous, on n’est pas dans quelque chose d’extrêmement inventif. Dans certaines communes, on a 30 % des bâtiments qui sont à l’état d’abandon, donc sans rentrer dans l’innovation, il faut rénover ces bâtiments-là. C’est assez basique finalement ce qu’on fait pour l’instant. »
L’épuisante chasse aux financements par appels à projets
À l’intersection de ces deux premières tensions et contribuant à les accroître, un troisième problème réside dans la généralisation des mécanismes d’appels à projets. Elle met sous pression des chefs de projet dont le temps de travail est dominé par la recherche de subventions et le montage de dossiers. Cette généralisation des appels à projets joue aussi sur la nature et le contenu du plan d’actions lui-même, qui devient davantage orienté par l’opportunité des financements et des priorités définies par l’État, qui limite ainsi la marge de manœuvre des élus comme celle des responsables de projet. Ainsi, « les élus ont l’impression que l’État impose des choses, que finalement la décentralisation n’existe pas et qu’avec PVD il faut un projet qui rentre dans les cases. L’État impose ses doctrines par le financement ».
Cette allocation compétitive des ressources ne profite pas à tous, c’est la question des moyens alloués au programme PVD qui inquiète le plus des chefs de projet, circonspects quant à leur capacité à passer à l’opérationnel. Si tous reconnaissent l’importance de financer les études préalables, la frustration guette face à l’insuffisance des fonds de droit commun qui permettraient de passer à l’action, avec pour conséquences possibles la démobilisation des élus, la révision à la baisse de l’ambition initiale, le statu quo, voire la dégradation de la situation.
Avec la mise en place de chefs de projet financés en majorité par l’État pour des durées courtes, dans le cadre de contrats dits de projet, c’est un État start-up qui arrive dans les petites villes, pour activer, accélérer les « projets de territoire ». Certes, les chefs de projet PVD peuvent s’appuyer sur l’expertise territoriale pérenne et stable, ancrée dans les territoires : celle des Direction départementales des territoires (DDT) souvent, celle des services des départements, des agences d’urbanisme ou des CAUE. Soulignons également à quel point la délégation de la fonction « études » à des bureaux d’études privés est organisée au sein du programme, via notamment la Banque des territoires. Le temps de l’État savant et expert paraît bien loin. Dans l’État start-up, on ne s’encombre plus de savants fonctionnaires titulaires.
Chasse aux subventions, course à l’appel à projets, l’État start-up temporaire et innovant a tendance à épuiser ses travailleurs quand l’opérationnalisation se heurte aux difficultés ordinaires des moyens disponibles. Il est tôt, certainement, pour évaluer le programme. Pourtant, on décèle qu’il ne suffira pas à répondre aux attentes fortes en matière d’accompagnement des territoires pour imaginer, concevoir, concrétiser de nouvelles politiques publiques dans le contexte contemporain de bifurcation écologique, économique et sociale. Le programme doit être déployé jusqu’en 2026 : sa trajectoire mérite d’être observée pour confirmer ces premiers résultats.
Bibliographie
- Costes, J. et Guené, C. 2020. « Les collectivités et l’ANCT au défi de l’ingénierie dans les territoires », rapport d’information de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales n° 591.
- Epstein, R. 2005. « Gouverner à distance. Quand l’État se retire des territoires », Esprit, n° 11, p. 96-111.
- Mallet, S. et Zanetti, T. 2015. « Le développement durable réinterroge-t-il les temporalités du projet urbain ? », Vertigo, vol. 15, n° 2.
- Reigner, H. 2021. L’Expertise territoriale dans tous ses états, Paris, Éditions du PUCA, « Les conférences POPSU ».