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Photo : Aeroceanaute/CC-BY-SA 4.0
Entretiens

Les classes populaires rurales, « un sujet obligé des campagnes électorales » ?

Le sociologue Benoît Coquard livre dans un entretien à Métropolitiques ses réflexions sur le rapport à la politique des classes populaires rurales trop souvent stigmatisées. Il souligne que le véritable enjeu reste celui de la lutte contre les inégalités et les dominations.


Dossier : Élections nationales 2022 : pour une analyse localisée du vote et de ses enjeux

Entretien réalisé par Emmanuel Bellanger et Jean Rivière.

Dans votre ouvrage Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin (La Découverte, 2019), vous avez déconstruit les représentations associées aux classes populaires des campagnes du nord-est de la France. Que pensez-vous des discours médiatiques, voire semi-savants, qui présentent l’espace français au prisme des « fractures » territoriales, et que disent ces discours et ces représentations de la place des mondes ruraux ?

Pour ce qui est du rural, le registre du « territoire » s’impose comme un principe de vision et de division du monde lorsqu’il s’agit de penser les inégalités. Et c’est bien là que réside le tour de force, dans le fait de substituer la question sociale à une question « territoriale ». À mon sens, le thème des « fractures territoriales » fonctionne très bien dans le champ politique, précisément parce qu’il dépolitise tout un ensemble de choses. Cela occulte par exemple les inégalités au sein d’un même espace local, ou encore les conditions communes entre classes populaires rurales et urbaines. Et cette dépolitisation explique aussi, au moins en partie, que l’on parle de plus en plus de ruralité depuis quelques années. Pour un ensemble de partis conservateurs au sein du champ politique, le rural est en effet une cause à défendre à moindres frais, qui ne les engage pas a priori vers une réduction des inégalités et permet de construire un storytelling ad hoc du dirigeant politique ayant un pied dans les lieux de pouvoir parisien et l’autre dans « sa terre » où il revendique un ancrage profond. Bien sûr, ce lexique occulte les différences de classe, et fait comme si une condition commune découlait de la simple résidence dans un même territoire.

Avec le recul, pourriez-vous nous dire comment les mondes ruraux populaires étaient évoqués durant les élections de 2022 ? Ont-ils constitué un enjeu électoral ?

Je n’aurai pas la capacité de faire un compte rendu objectif de ce traitement, que ce soit dans le champ politique, dans les médias mainstream ou sur les réseaux sociaux. Et si je devais répondre franchement, je dirais que je ne m’y intéresse pas directement. Ce que je fais, ce sont des enquêtes sur la vie des gens en m’intégrant, tant que faire se peut, à leur quotidien, et dans ce cadre-là, je me retrouve parfois à observer des réactions, des commentaires sur l’actualité politique. J’aborde ça plutôt « par le bas » donc. Mais pour ne pas esquiver complètement cette question importante, je dirais mon impression que les classes populaires rurales sont devenues un sujet obligé des campagnes électorales, et ce depuis les gilets jaunes surtout, et, avant cela, depuis la montée du vote FN chez les ouvriers et employés qui vivent loin des grandes villes, en particulier depuis l’élection présidentielle de 2002. Par contre, je me demande si ce sujet de discours a été un véritable sujet de débat politique et un enjeu de lutte. Pour la plupart des candidats, il s’agit surtout de faire allusion à « une France » qui serait « oubliée », « invisible », tout cela n’étant pas nouveau dans le langage politique. Ces politiques ou, à leur suite, les journalistes, ajoutent souvent que cette France serait, désormais, « en colère », l’idée étant que chaque aspirant élu affirme « entendre les colères » et les « comprendre » ou mieux encore « être proche » de « ces gens ». C’est pratique, puisqu’on peut toujours trouver un élément du programme qui réponde aux attentes prétendues d’une population dont les contours restent très flous.

Quant au fait de savoir si ces mondes populaires ruraux ont constitué un enjeu électoral, je dirais que oui, parce que c’est une part numériquement importante de la population. On retrouve notamment dans les communes rurales un tiers des ouvriers et un quart des employés. On peut aussi préciser que les électeurs ruraux s’abstiennent moins souvent que les urbains. Dans le champ politique, il me semble que c’est surtout la droite et l’extrême droite qui pensent les ruraux comme un vivier d’électeurs assez homogène et aisément récupérable. À gauche, il y a plus de méfiance et les stratégies pour conquérir ou reconquérir ce type d’électorat ont plutôt tendance à diviser. Ces divisions étant elles-mêmes liées à des représentations tantôt stigmatisantes, tantôt populistes des classes populaires rurales.

Vous êtes spécialiste de la sociologie des jeunesses et des classes populaires rurales, ces jeunesses se sont-elles exprimées, mobilisées ? Plus généralement quel rapport entretiennent-elles avec la politique ? Est-il réducteur de les réduire à un vote RN ?

Comme à chaque fois, et je ne vois pas de raison que cela change, ces jeunesses populaires et rurales n’ont pas eu leur mot à dire. Ou alors, c’est à titre anecdotique, pour constituer un panel de Français prétendu représentatif, avec l’ouvrier ou l’aide à domicile qui vient parler de ses difficultés. On sait bien que les dominés ne parviennent pas à imposer leurs thématiques dans le débat politique. Mais même en le sachant, j’ai été étonné de la manière avec laquelle l’élection présidentielle s’est déroulée en ignorant le mouvement des gilets jaunes. Du point de vue des personnes que j’ai pu suivre durant la période des présidentielles, cette élection et le semblant de débat qui l’a précédé sont restés au second plan de leurs préoccupations quotidiennes. En suivant les mêmes personnes depuis l’élection de 2012, j’ai observé un intérêt en dents de scie pour la politique qui, depuis l’après-gilets jaunes, a coïncidé avec un désenchantement encore plus radical. Il y a eu chez certains la prise de conscience que le système leur serait intrinsèquement défavorable, même avec des petites réformes allant éventuellement dans le sens de leur revendication. Je dois attendre de voir ce que cela donne à long terme, mais quoi qu’il en soit, ils et elles se sont depuis complètement désintéressés de la politique, y compris du mouvement social pour les retraites.

Que nous disent ces élections de l’écart social grandissant entre les classes populaires et le personnel politique ? Peut-on parler de leur exclusion politique ou, au contraire, les mondes ruraux que vous avez étudiés peuvent-ils aussi être des laboratoires d’apprentissage et de socialisation politiques ?

En lien avec ce qu’on vient de dire à l’instant, j’ai l’impression qu’il n’y a pas eu de moment de captation et d’intégration dans le jeu politique de celles et ceux qui sont sociologiquement les plus éloignés de la politique, notamment parce qu’ils appartiennent aux classes sociales les moins représentées, mais aussi parce que la manière dont se déroule le jeu politique ne leur parle pas.

La deuxième partie de votre question est porteuse de pistes de réflexion très intéressantes. Les travaux sur les dynamiques politiques en milieu rural montrent plutôt une dépossession, une mise à l’écart, y compris au niveau local, ou alors, un conformisme puissant qui force à suivre la tendance dominante portée par la bourgeoisie locale. Je ne suis pas convaincu que remettre de la politique au niveau local permette aux classes populaires de s’engager. Ce que j’observe dans mes enquêtes de terrain, c’est la pesanteur des hiérarchies sociales dans les espaces où tout le monde se connaît. En tant qu’employée ou ouvrier, sans une histoire sociale particulière qui a renversé le rapport de force habituel, ou sans la rencontre peu probable de personnes de gauche, c’est très compliqué de tenir tête politiquement au notable local, ou simplement au petit patron et autres membres de catégories localement dominantes. Il y a un vrai enjeu sur ce point. Si je prends le cas des campagnes en déclin, déjà, on ne voit pas beaucoup de néoruraux venir s’installer. Ensuite, même les classes intermédiaires à capital culturel témoignent plutôt, dans les enquêtes, d’un sentiment d’isolement qui est à la fois un isolement de classe, mais plus encore de genre, car ce sont souvent des métiers féminisés. Par opposition, il y a les zones rurales plus attractives, dans lesquelles on pourrait penser que les classes populaires locales bénéficient de l’arrivée d’une population plutôt de gauche. Mais ceci reste à démontrer. On sait qu’il y a d’autres logiques de distanciation, voire d’affrontement potentiel entre ces groupes, notamment dans les usages du territoire, dans les styles de vie, etc. ; cela rend peu probables des alliances durables, même si des alliances spontanées peuvent émerger. De toute manière, les groupes sociaux plus diplômés restent mieux disposés à occuper l’espace politique, au détriment des autres.

Pour en découvrir davantage :

  • Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 2019 (2022, édition poche avec postface), 216 p.

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Pour citer cet article :

Benoît Coquard, « Les classes populaires rurales, « un sujet obligé des campagnes électorales » ? », Métropolitiques, 22 mai 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Les-classes-populaires-rurales-un-sujet-oblige-des-campagnes-electorales.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1917

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