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Terrains

Projet Alimentaire Territorial et grandes exploitations : une opportunité nourricière dans les confins métropolitains ?

Comment les politiques publiques locales de l’alimentation peuvent-elles intégrer les espaces agricoles de la grande culture ? Dans le Sud-Artois, un Projet alimentaire territorial (PAT) renouvelle les liens entre villes, campagnes et systèmes agricoles.


Dossier : La grande exploitation dans un nouvel âge du capitalisme agricole et des rapports villes-campagnes

La Communauté de communes du Sud-Artois (CCSA) est située aux confins des aires d’attraction d’Arras et d’Amiens, en périphérie sud de l’Aire métropolitaine de Lille (AML) [1]. Depuis 2020, cette intercommunalité, centrée autour de la petite ville de Bapaume, a mis en place un Projet Alimentaire Territorial (PAT) [2], dans un territoire a priori peu propice au déploiement d’un « système alimentaire territorial » (LOAAF du 13 octobre 2014, Corade et Lemarié-Boutry 2020) [3]. En effet, loin d’un maillage de petites exploitations maraîchères en circuits courts, le Sud-Artois est dominé par la grande exploitation en grandes cultures, peu susceptible de nourrir les ménages en circuits courts. En effet, au-delà de sa définition statistique, la grande exploitation se caractérise par la taille de sa Surface agricole utile (SAU) et une tendance à l’expansion, un niveau de technologie très élevé (Guillemin 2019) et une orientation vers la monoculture intégrée dans des filières agro-industrielles longues.

La Communauté de communes du Sud-Artois souhaite, néanmoins, inclure dans ses politiques les réalités locales de l’agriculture ainsi que la demande alimentaire des habitants. L’enjeu est de taille et la doctorante recrutée est mandatée pour interroger les possibles évolutions dans ce territoire que l’on pourrait qualifier d’ordinaire, tant il est représentatif de larges portions de l’espace français, où domine encore la grande exploitation. À partir d’enquêtes de terrain menées en 2020, 2021 et 2022 auprès des différents acteurs du territoire (monde agricole, acteurs publics et habitants), cet article entend caractériser les représentations des uns et des autres pour appréhender les capacités de dialogue entre les parties prenantes. Au-delà, il souhaite interroger la capacité des PAT à faciliter la « transition agricole », entendue comme un changement de modèle agricole, dans un type de territoire jusqu’ici peu coutumier de ces dispositifs (Maréchal et al. 2018).

Figure 1. Situation de la Communauté de communes du Sud-Artois, aux confins des aires d’attraction d’Arras et d’Amiens

© Géoclip 2022 – IGN GéoFla
Source : INSEE, 2020.

Grandes exploitations et grande culture à l’écart de la transition agricole ?

Le profil agricole du Sud-Artois est caractéristique du Modèle agro-industriel tertiarisé (MAIT) (Rastoin 2008) et de ses tendances les plus marquées : agrandissement et concentration des exploitations agricoles, spécialisation vers les grandes cultures et cultures industrielles, itinéraires techniques conventionnels fondés sur l’utilisation d’intrants, commercialisation en filières longues dans le cadre de contrats avec des entreprises agro-industrielles (sucreries, conserveries…), capitalisation grandissante des exploitations. Les exploitations agricoles du territoire présentent une SAU moyenne de 85 ha en 2020 (contre 69 en France métropolitaine), avec un gain de 10,5 ha depuis 2010 (Recensement agricole, 2010 et 2020). Elles affichent une Production brute standard [4] moyenne de 336 000 euros (Agreste, 2020) – supérieure au seuil définissant la grande exploitation pour l’INSEE [5]. Les grandes cultures, contenues dans les Orientations technico-économiques des exploitations (OTEX [6]), « Céréales et/ou protéagineux” et “Autres grandes cultures », couvrent 81 % des terres agricoles du territoire (Agreste, 2020). Par ailleurs, seulement 1,4 % de cette SAU était convertie en bio en 2020, contre 9,5 % en France métropolitaine (Agence bio, 2020).

S’ils ne reflètent pas la diversité des systèmes agricoles qui coexistent en France, les territoires tels que le Sud-Artois restent majoritaires dans le paysage agricole national, notamment dans les bassins parisien et aquitain. Selon l’INSEE, les grandes exploitations représentent une exploitation sur cinq, avec une SAU moyenne de 136 ha. De fait, c’est la seule classe d’exploitations ayant augmenté entre 2010 et 2020 ; et l’OTEX « Grandes cultures » se déploie sur 42,8 % de la SAU française (Agreste, 2020). Enfin, s’agissant des dynamiques de l’agriculture biologique, le secteur des grandes cultures ne comptait que 4,9 % de ses surfaces converties à l’agriculture biologique en 2019 (Agence bio, 2020). Les enjeux que représentent les grandes cultures dites conventionnelles, caractéristiques du modèle agro-industriel tertiarisé et de ses espaces, comme le Sud-Artois, sont donc de premier ordre dans les attentes de relocalisation et de transition agricole.

Or, les politiques publiques qui partagent et accompagnent la demande sociale de proximité et d’écologisation de la production alimentaire (Lamine et al. 2015 ; Mzoughi et al. 2013) peinent à intégrer ces espaces agricoles dans leurs réflexions autour d’une transition agricole et alimentaire. Elles fondent leurs représentations des agricultures sur une mise en opposition des modèles (grande culture versus agriculture diversifiée, grande exploitation versus exploitation familiale…), des catégories de valeurs et des intérêts autour de ces modèles (de La Haye Saint Hilaire et al. 2021 ; Laurens 2021). La transition est pensée davantage en termes d’alternatives et de rupture que d’inclusion de l’ensemble des espaces agricoles (Rouget et al. 2021 ; Wallet 2021) et des différents types d’exploitation. L’agriculture dominante, bien qu’ordinaire, reste d’une certaine manière un impensé notable des politiques publiques comme de la recherche autour des questions de transition.

Comment renouer le dialogue entre les différentes parties prenantes ?

L’intercommunalité du Sud-Artois a construit le PAT sur les caractéristiques du territoire et elle affiche le souhait d’intégrer l’agriculture existante au dialogue territorial autour d’une transition agricole et alimentaire. L’un des présupposés de cette volonté d’inclusion est bien celui d’une diversité de pratiques, de trajectoires, de visions jusque-là peu sondées, avec laquelle la politique de PAT pourrait trouver des points de convergence. Et, de fait, les enquêtes menées auprès des acteurs du secteur agricole et alimentaire du territoire [7], puis auprès d’habitants [8], ont démontré la pluralité des représentations de l’agriculture « désirée » avec de possibles prises pour l’action publique (Lescureux 2005).

Les habitants enquêtés ont exprimé le désir d’une alimentation de proximité, motivés par le soutien à l’économie locale et au monde agricole en place, une meilleure connaissance des conditions de production, une quête de lien social et la réduction de l’impact écologique de la consommation. Le peu d’intérêt pour « la bio » relevé dans l’enquête (à la question ouverte « que souhaiteriez-vous changer en priorité dans votre alimentation ? », 5,7% des enquêtés ont cité le bio, contre 41,8 % le local et 9 % la réduction du gaspillage alimentaire) s’accompagne néanmoins, chez certains enquêtés, du souhait d’une moindre présence des produits phytosanitaires dans l’environnement et dans les produits consommés.

Un homme d’une cinquantaine d’années, habitant Bapaume, explique à propos de ses habitudes de consommation : « Je ne regarde pas la provenance, les produits chimiques… [...] Si je pouvais changer un truc, ce serait de manger plus de fruits et légumes frais. Cinq fruits et légumes par jour, c’est bien pour les gens qui en ont les moyens. La bio, le local, ce ne serait pas les premières choses que je changerais. » Sur les politiques publiques d’écologisation et notamment l’institution de zones non traitées (ZNT), il déclare : « La loi est bonne mais il faut aller plus loin et avec plus de contrôle. Par exemple, le président avait promis l’arrêt du glyphosate pendant sa campagne, et il y en a toujours aujourd’hui. Mais comme les agriculteurs ont la santé solide et ne se plaignent jamais, c’est moins scandaleux. »

La position des élus est tout aussi complexe. Si la communauté de communes est motrice en matière de relocalisation agricole et alimentaire du fait de la saisie de certaines compétences (environnement, urbanisme, aide aux entreprises, une partie de la restauration collective, insertion sociale) et de certains leviers, l’échelon de l’intercommunalité souffre d’un manque de légitimité pour agir en matière agricole et alimentaire. C’est un groupement récent, issu de la fusion de trois autres, dont l’étendue ne correspond pas à un bassin de vie unifié et qui reste mal connu de ses habitants. Outre une communication lacunaire entre élus communautaires, élus municipaux et habitants, l’intercommunalité n’a pas de compétence spécifique dans le domaine agricole, à l’image de l’ensemble des EPCI. Enfin, si une partie des élus comme des techniciens est portée par une vision environnementale forte, celle-ci ne fait pas consensus. Ainsi, un élu communautaire, agriculteur à la retraite, considère le développement de l’agriculture biologique comme « important », sous réserve qu’il ne « menace pas l’autre agriculture » et que les « différents types d’agriculture coexistent ».

Ce discours modéré peut se faire plus mordant dans certains milieux agricoles. Un délégué de l’Interprofession des fruits et légumes missionné sur le secteur regrette une agriculture biologique promue localement « à travers des pilotes comme les Jardins de Cocagne [9] » et y oppose « la nécessité de faire des projections économiques ». Plus généralement, le monde agricole retient des ambitions de l’intercommunalité la promesse d’une intervention publique supplémentaire et plus contraignante sans réelles opportunités pour les agriculteurs du territoire (Maréchal et al. 2018). Le levier environnemental est pourtant au cœur du dialogue collectivité-agriculteurs, ces derniers étant à la fois acteurs et victimes des problèmes d’érosion et de ruissellement sur le territoire.

Un PAT à inventer : vers un PAT « du milieu », modèle pour d’autres territoires ?

Les défis de la mise en œuvre du PAT du Sud-Artois interrogent les apports de la confrontation entre espaces agricoles productifs de grande exploitation et politiques de transitions agricoles et alimentaires territorialisées. En effet, le PAT du Sud-Artois entend relocaliser un système agri-alimentaire dont les multiples maillons – grandes exploitations, transformateurs, logisticiens, distributeurs – échappent largement à ses limites spatiales et politiques. Se pose alors la question du sens à donner à cet outil : est-il voué à servir le seul territoire du PAT, soit l’hyperlocal (Maréchal et al. 2018), ou doit-il, au vu du positionnement stratégique du territoire et de son potentiel productif, contribuer à la création de nouvelles relations villes-campagnes à une échelle métropolitaine ? À cette réflexion sur l’échelle s’ajoute celle de l’intégration des acteurs dominant le système agri-alimentaire. Quels interlocuteurs privilégier : les agriculteurs, finalement peu maîtres de leurs filières, les intermédiaires, décisionnaires et pour beaucoup présents sur le territoire, ou encore les agro-industriels, dont les stratégies sont le plus souvent internationales ?

L’enquête menée auprès des habitants révèle d’ailleurs des points de rapprochement avec les acteurs agricoles. D’une part, les habitants ont une vision très « régionale » de ce que pourrait être un système alimentaire « local ». De l’autre, les discours montrent des réticences vis-à-vis de l’action publique. La proximité physique et culturelle des habitants avec l’agriculture est un élément majeur d’explication, chaque famille ayant encore un agriculteur dans sa parentèle proche (Lescureux 2005). Les objectifs du PAT de la CCSA restent perçus comme hors-sol, inadaptés au Sud-Artois, comme de simples décalques des objectifs politiques nationaux.

Ces constats relancent l’interrogation sur l’outil PAT. S’agit-il d’accompagner vraiment la demande des acteurs (habitants, agents économiques) d’un territoire, au risque que l’environnement passe au second plan, ou de formater cette demande pour qu’elle tende vers les changements de pratiques jugés nécessaires au nom de la transition ? (Baret et Antier 2021). Loin d’une alternative [10] radicale, très éloignée de ce terrain mais aussi de la majorité des acteurs concernés, notre recherche action révèle un autre modèle de PAT, qui entend faire « coexister » les modèles d’agriculture sur un même territoire ; la coexistence renvoyant à un processus simultané, d’un côté d’industrialisation, de massification et de désagrarisation du secteur agricole, de l’autre de repaysannisation, observée notamment dans les mouvements agro-écologiques (Gasselin et al. 2021). Le PAT du Sud-Artois participe de fait de cette coexistence d’agricultures, d’aucuns disent des « systèmes alimentaires du milieu » (Chazoule et al. 2018).

Ainsi, la nécessité d’infléchir les pratiques agricoles sur un tel territoire ne se traduirait-elle pas par un « PAT du milieu », ni tout à fait alternatif, ni tout à fait tributaire des seules pratiques productivistes ? Il s’agirait de formaliser une hybridation des systèmes de production et de commercialisation et une mobilisation collective d’acteurs « peu habitués à collaborer (acteurs publics, producteur, grande distribution, transformateurs, PMEs, sociétés de restauration collective) », d’accompagner les porosités entre les systèmes, le tout pour une meilleure répartition de la valeur produite entre les différents maillons de la filière (Chazoule et al. 2018).

Vers des programmes régionaux ?

En Sud-Artois, les habitants paraissent épouser les préoccupations et visions des agriculteurs quand la collectivité et ses partenaires institutionnels, initiateurs du PAT, avancent surtout autour d’enjeux environnementaux et pensent le projet dans les limites du périmètre de l’EPCI et relativement aux seuls besoins perçus des populations de l’intercommunalité, dans l’esprit des PAT déjà en cours.

Cet écart constaté pose la question du possible rôle des habitants de ces territoires de l’agriculture « ordinaire » dans l’infléchissement des représentations (bio versus conventionnel, vente directe et circuits courts versus allongement des filières), des objectifs et des discours (solutions alternatives versus système dominant) des politiques publiques locales pour envisager l’intégration de la grande exploitation et des filières dans leurs PAT. L’importance de cet enjeu se mesure à l’aune des territoires français qui partagent des caractéristiques proches, notamment les bassins céréaliers, devenus l’élément majeur de proximité de la ville dans la périurbanisation qui s’est développée depuis les années 1970. Dans la troisième région la plus dense de France, les territoires institutionnels, et a fortiori à forte tonalité agricole, peuvent-ils continuer de construire des projets de relocalisation alimentaire pour eux-mêmes ? Leur articulation à des besoins et marchés déclinés à des échelles régionales – a minima celles des aires métropolitaines – ferait sans doute sens, impliquant dès lors l’ensemble des acteurs susceptibles de contribuer à une mutation du système agri-alimentaire dominant.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Marine Bré-Garnier & Nicolas Rouget & Monique Poulot, « Projet Alimentaire Territorial et grandes exploitations : une opportunité nourricière dans les confins métropolitains ? », Métropolitiques, 10 avril 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Projet-Alimentaire-Territorial-et-grandes-exploitations-une-opportunite.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1905

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Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

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