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Débats

Vers une territorialisation de la prise en charge de la précarité énergétique en Europe ?

La précarité énergétique n’épargne désormais aucun pays de l’Union européenne. Rachel Guyet souligne combien la lutte contre ce phénomène dépend d’une action combinée des institutions européennes et des territoires locaux.

La précarité énergétique, définie comme l’incapacité d’un ménage à accéder à des services énergétiques socialement et matériellement adaptés à leurs besoins dans le logement (Bouzarovski et Petrova 2015), est un sujet complexe en raison de son caractère multidimensionnel. Elle pose des défis en termes de décloisonnement de l’action publique et nécessite une gouvernance multiniveaux pour être abordée efficacement.

Les enjeux qu’elle soulève se situent à l’intersection de faibles revenus, de prix élevés de l’énergie et d’une mauvaise qualité des logements. De ce fait, son ampleur et sa gravité varient en fonction des cadres institutionnels nationaux, des infrastructures énergétiques et de logements et de politiques publiques fiscales, climatiques, énergétiques, salariales ou encore sociales hérités de choix historiques. Ces éléments de « path dependency » expliquent les disparités régionales observées. La nature multiforme et les spécificités spatiales de la précarité énergétique rendent sa définition et sa mesure difficile (Meyer et al. 2018). L’Observatoire européen de la précarité énergétique (EPOV) et son successeur l’Energy Poverty Advisory Hub (EPAH [1]) recommandent la mise en place d’indicateurs composites. À titre d’exemple, en 2018, 6,6 % de la population européenne avait des arriérés de paiement, mais seulement 2,4 % en Autriche contre 35,6 % en Grèce (Bouzarovski et Thomson 2020). La crise des prix de l’énergie de l’hiver 2022-2023 a encore aggravé cette situation. En 2020, 6,9 % des Européens vivaient dans des logements qu’ils ne pouvaient pas chauffer correctement, un chiffre qui est passé à 9,3 % à l’hiver 2022-2023 [2].

En outre, la lutte contre la précarité énergétique se caractérise par un traitement partiel et en « silo », et comporte généralement deux volets distincts. Un volet curatif qui comprend des aides aux revenus pour le chauffage, notamment dans le cadre des politiques sociales, comme en Allemagne ou dans de nombreux pays du nord de l’Europe. D’autres pays ont développé des politiques publiques dédiées sous forme de chèques énergie (France), des tarifs sociaux (Belgique) ou des bonus sociaux (Italie, Espagne ou Portugal). Le volet préventif, quant à lui, consiste en des programmes d’efficacité énergétique pour les appareils ménagers, la rénovation énergétique des logements, l’investissement dans des énergies renouvelables et des programmes d’économies d’énergie. Ces mesures peuvent cibler les ménages modestes et très modestes, comme en France avec les aides de l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) [3]. Cependant, ce ciblage n’existe pas dans tous les pays, à l’instar de l’Allemagne. Le manque de ciblage, combiné à un traitement segmenté, empêche une prise en compte transversale de la précarité énergétique.

Enfin, bien que les politiques de lutte contre la précarité énergétique soient décidées au niveau national, l’Union européenne a accru son influence au fil du temps pour finalement intégrer une définition européenne de la précarité énergétique dans le règlement sur le fonds social pour le climat du 10 mai 2023 [4], puis dans la directive révisée de l’efficacité énergétique du 13 septembre 2023 [5]. Ce faisant, l’Union européenne place la précarité énergétique dans l’agenda politique européen et national. Sans nier le rôle des États dans l’élaboration de politiques de protection sociale, de politiques énergétiques ou de logement, le phénomène de précarité énergétique présente également une dimension très locale. Les municipalités, en tant que premiers acteurs de la protection sociale et derniers remparts contre la fragilisation socio-économique des populations, jouent un rôle clé dans la territorialisation de la lutte contre la précarité énergétique.

Dans un contexte législatif européen évolutif et un contexte national de plus en plus marqué du sceau de l’austérité, les municipalités ont-elles la capacité d’agir pour réduire la précarité énergétique ? Si elles disposent de leviers d’actions concrets, elles sont également confrontées à des défis pour apporter des réponses adéquates aux ménages, défis qui font l’objet de cet article.

Compétences locales dans la lutte contre la précarité énergétique

Les dispositifs de lutte contre la précarité énergétique se distinguent en trois catégories en fonction de leur gouvernance.

Les aides directes au paiement des factures, telles que les chèques énergies, les tarifs sociaux ou les bonus sociaux, sont généralement gérées centralement par les ministères des Affaires sociales, ou par les administrations fiscales. Les décisions relatives aux programmes de rénovation énergétique sont prises à l’échelle des ministères du Logement, de l’Environnement ou de l’Énergie.

Les aides d’urgence à l’énergie relèvent des collectivités territoriales tandis que la mise en œuvre des programmes de financement pour la rénovation énergétique dépend des ressources et des acteurs locaux. En France, par exemple, les conditions d’éligibilité aux aides à la rénovation de l’ANAH [6] sont établies au niveau national et s’appliquent à l’ensemble du territoire. En revanche, les modalités d’organisation et d’accompagnement dépendent des réseaux d’acteurs locaux, formels et informels, et vont donc varier d’un territoire à l’autre.

Enfin, la troisième catégorie renvoie à des projets locaux expérimentaux qui complètent les dispositifs nationaux ou compensent leur absence dans certains cas. Au Royaume-Uni par exemple, des villes comme Coventry ont misé sur des actions combinant santé et précarité énergétique [7] ; en Belgique, la ville d’Eeklo s’est alliée à une communauté d’énergie renouvelable, EcoPower, qui propose des tarifs d’électricité inférieurs à ceux du marché, afin que les ménages vulnérables de la commune puissent en bénéficier [8], etc.

Les points forts de la territorialisation résident dans la connaissance du territoire et la légitimité dont jouissent les acteurs locaux auprès des ménages. Toutefois, elle risque d’accroître les inégalités territoriales en raison de la variabilité de la solidité et de la stabilité des réseaux d’acteurs locaux ainsi que de la disponibilité des financements et des ressources d’un territoire à l’autre.

Le repérage des ménages : un défi

Dans le processus de territorialisation du traitement de la précarité énergétique, les municipalités sont confrontées à de nombreux défis. L’un des plus cruciaux est l’identification des ménages concernés [9]. Or, les municipalités se heurtent souvent à l’absence de données, à leur dispersion et par conséquent à la difficulté de dresser un diagnostic territorial précis. En effet, différents acteurs détiennent des informations pertinentes. Par exemple, les fournisseurs possèdent des données sur les impayés, les services sociaux sur les aides sociales distribuées, les services fiscaux sur les revenus des ménages, etc. (Martín-Consuegra et al. 2020 ; Camboni et al. 2021). Bien que ces éléments de connaissance soient disponibles, organiser le partage des données reste complexe en raison de limites juridiques. À titre d’illustration, le Règlement général sur la protection des données (RGPD) protège les ménages contre l’utilisation inappropriée de leurs données personnelles, mais cette protection peut aussi les priver des aides auxquelles ils pourraient prétendre si elles pouvaient être recoupées. Autre obstacle, celui de la précarité énergétique cachée. La complexité des dossiers de demande, la stigmatisation attachée à certaines aides, le manque d’information sur les dispositifs et la méconnaissance des conditions d’éligibilité [10] à ces aides peuvent agir comme repoussoir et provoquer une invisibilisation des publics qui rend leur repérage difficile. En 2022, la Cour des comptes en France a alerté les pouvoirs publics sur un taux de non-recours de 25 % pour le chèque énergie, qui s’ajoute au non-recours aux aides sociales, malgré l’automatisation des versements [11].

Une gouvernance locale transversale et partenariale : une nécessité

La précarité énergétique en tant que phénomène multidimensionnel et transversal requiert une approche trans-sectorielle coordonnée, impliquant de multiples parties prenantes (Stojilovska et al. 2022). Or, une telle approche se heurte à la segmentation des politiques publiques et aux périmètres d’intervention des acteurs définis par leurs statuts. La capacité des territoires à prendre en charge les ménages de manière coordonnée et décloisonnée dépend alors de la solidité et de la stabilité des réseaux locaux ainsi que de leur aptitude à partager un diagnostic commun, à mutualiser les ressources et à concilier leurs intérêts respectifs. Toutefois, l’instabilité des dispositifs et la volatilité des financements nuisent à la « durabilité » des actions des municipalités, ce qui affecte la crédibilité des programmes et dégrade la confiance des ménages dans des mécanismes souvent complexes et longs qui ne répondent pas toujours à leurs besoins.

Ignorer ces défis, particulièrement à une époque où les prix de l’énergie ne cessent d’augmenter, pourrait contribuer à aggraver la fracture territoriale et sociale.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Rachel Guyet, « Vers une territorialisation de la prise en charge de la précarité énergétique en Europe ? », Métropolitiques, 16 décembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Vers-une-territorialisation-de-la-prise-en-charge-de-la-precarite-energetique.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2108

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