L’atténuation du changement climatique commande le recours aux sources d’énergie renouvelables et de récupération (ENR&R). Présentes sur l’ensemble du territoire, elles permettent une maîtrise locale et territorialisée de l’énergie, principalement sous forme de chaleur ou d’électricité [1].
Cette attention nouvelle portée sur la capacité des territoires et des acteurs locaux à être vecteurs de solutions de transition énergétique est notamment rendue possible par l’ouverture de l’activité de production et de fourniture d’énergie à la concurrence, à partir de 2004, qui accompagne un mouvement de revendication à une réappropriation des systèmes énergétiques locaux (Poupeau 2019). Si la multiplication des producteurs et des fournisseurs est un enjeu technique majeur pour les gestionnaires du réseau de distribution et de transport (Beeker 2019), le consommateur d’électricité n’avait pour l’heure été que très peu concerné. Mais la réappropriation de l’énergie le concerne également (Debizet et Pappalardo 2021). On observe, particulièrement pour l’électricité, un développement des opérations d’autoconsommation individuelle mais également, plus récemment, des opérations d’autoconsommation collective en électricité (ci-après ACCE), comme en Bretagne, à Langouët (Solai Lann Coat) ou dans le Sud, à Cabriès-Calas (SerenyCalas). Créant de façon inédite une relation directe entre le producteur et le consommateur d’électricité au niveau local, l’ACCE interroge l’organisation d’une gouvernance traditionnellement centralisée du système électrique quant aux modalités d’intégration d’individus – les consommateurs – désormais consomm’acteurs du système électrique.
Cette interrogation, centrale dans l’avenir d’un système électrique qui se décentralise par le recours aux ENR, engage des réflexions mobilisant le concept de justice énergétique. En effet, il qualifie, de façon opérationnelle, « un système énergétique mondial qui diffuse équitablement les avantages et les coûts des services énergétiques et qui a des représentants et des décideurs impartiaux dans le domaine de l’énergie » (Sovacool et Dworkin 2014). Ce concept emporte donc une prise en considération de la capacité d’un système énergétique, quelle que soit son échelle géographique, à équitablement répartir les droits et les obligations entre les acteurs, dont désormais, et de façon innovante, le consomm’acteur de l’énergie. C’est alors la satisfaction d’un critère d’une bonne gouvernance qui doit être recherchée, c’est-à-dire, pour garantir la répartition équitable des coûts et des avantages et la représentation de tous les acteurs, l’accès pour tous aux informations de haute qualité sur l’énergie et à des formes justes, transparentes et responsables de prise de décision énergétique dans un système énergétique donné. L’ACCE, comme système électrique local identifiant un lien direct entre le producteur et le consommateur, permet de réfléchir concrètement à cette opérationnalisation du concept de justice énergétique (van Bommel et Hoöfken 2021).
En France, l’ACCE a été permise par la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte de 2015. Fin 2022, 149 opérations sont actives, principalement dans les Hauts-de-France [2], dépassant de loin l’objectif de cinquante opérations pour 2023 inscrit à la Programmation pluriannuelle de l’énergie 2019-2023. Elle est désormais définie à l’article L315-2 du Code de l’énergie : c’est une opération qui regroupe un ou des consommateurs et un ou des producteurs d’électricité, au sein d’une même personne morale organisatrice, située dans un périmètre fondé sur un critère de proximité géographique entre le(s) site(s) de production et de consommation (du bâtiment à un périmètre de 2 km, voire 20 km pour des cas dérogatoires). Dans cette opération, chaque consommateur dispose, outre l’électricité du producteur, d’un fournisseur d’électricité pour satisfaire l’entièreté de ses besoins en énergie électrique, fournisseur demeurant extérieur à l’opération. Le producteur peut revendre le surplus de la production, c’est-à-dire la production qui n’est pas affectée au consommateur, à un acheteur de surplus. Enfin, le gestionnaire du réseau de distribution conclut avec la personne morale organisatrice (PMO) une convention d’autoconsommation collective permettant d’identifier les points de raccordement du ou des producteurs et du ou des consommateurs intégrés à l’opération et de veiller à la bonne affectation des flux de production suivant une clef de répartition définie par les membres de l’opération (Figure 1).
Ces opérations admettent une relation tout à fait nouvelle en droit, celle entre le producteur et le consommateur, convention initialement réservée au seul lien fournisseur-consommateur. Dès lors, et pour faire lien avec la justice énergétique, se pose la question de l’équilibre de ces relations au sein de ces structures de maîtrise territoriale de la production et de la consommation d’électricité de source renouvelable.
La personne morale organisatrice pouvait être initialement perçue comme pouvant répondre à ces enjeux de bonne gouvernance, de répartition équitable des droits et des obligations et notamment par un accès de tous les acteurs aux informations sur les flux d’énergie propre à l’opération, permettant une participation active et éclairée. L’analyse du cadre juridique et une étude empirique des opérations développées tendent toutefois à révéler que les consommateurs membres des ACCE sont les grands oubliés du système, ce qui les vulnérabilise corrélativement.
D’une promesse initiale d’un consomm’acteur à une vulnérabilité nouvelle
L’ACCE innove particulièrement par la création d’un lien contractuel entre producteur et consommateur. L’autoconsommateur fait ainsi le choix de ne pas recourir exclusivement à un fournisseur et d’être acteur de sa consommation d’électricité en contractualisant directement avec un producteur, créant un rapport de proximité géographique, si ce n’est personnel.
L’ACCE permet donc de donner de nouveaux statuts et rôles aux consommateurs d’énergie, en référence au consomm’acteur [3] dans le secteur de l’énergie pour qualifier celui qui cherche à consommer une énergie « verte » et locale, voire à celui du « prosumer », qui participe activement au marché de l’énergie (IEA-RETD 2014). La politique européenne de l’énergie a d’ailleurs pleinement intégré cette nouvelle conception : le Comité économique et social européen (2016) expose que « la prosummation d’énergie peut être considérée comme un élément important de l’évolution vers une production décentralisée, représentant un schéma globalement souhaitable sous l’angle de la sécurité énergétique, ainsi que du point de vue environnemental et social ». Enfin, la directive de 2019 concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité adopte cette notion en reconnaissant, outre le droit à l’autoconsommation, l’existence de « client actif ». C’est un « client final, ou un groupe de clients finals agissant conjointement, qui consomme ou stocke de l’électricité produite dans ses locaux situés à l’intérieur d’une zone limitée ou [...] dans d’autres locaux, ou qui vend l’électricité qu’il a lui-même produite ou participe à des programmes de flexibilité ou d’efficacité énergétique [4] ».
Ce nouveau consomm’acteur de la transition énergétique, volontaire ou non, ne relève pas du cadre juridique protecteur du droit de la consommation. Ainsi, la responsabilisation par l’adoption du statut d’acteur du système électrique vulnérabilise les clients finals. Pour l’heure, sur le marché de l’électricité, une vente directe entre producteur et consommateur d’électricité ne peut être assimilée à une fourniture. C’est cette exclusion qui génère, juridiquement, une vulnérabilité du consommateur d’une ACCE, dès lors que ne s’applique pas, dans sa relation avec le producteur, le régime protecteur lié aux obligations s’imposant au fournisseur. Pour exemple, il ne bénéficie ni du chèque énergie sur les flux du producteur, ni des règles du droit de la consommation, ni de l’accès au Médiateur de l’énergie.
Le consomm’acteur de l’ACCE est ainsi placé dans une certaine vulnérabilité par rapport aux autres consommateurs, et ce d’autant qu’il ne maîtrise souvent que très peu les informations techniques et économiques entourant l’échange d’électricité (Gillard et al. 2017 ; Calver et Simcok 2021). La constitution d’une gouvernance commune, par le biais d’une personne morale organisatrice (PMO) rassemblant producteur et consommateur, permettrait d’atténuer ce constat.
Un consomm’acteur invisibilisé
En France, le cadre juridique de l’ACCE s’est mis en place en optant pour la structuration d’une entité ad hoc, la PMO, en charge de centraliser ces relations.
La PMO est constituée par le(s) producteur(s) et le(s) consommateur(s). Elle a pour mission de servir d’interface entre ces acteurs et le gestionnaire du réseau de distribution afin de fournir à ce dernier les informations nécessaires à la conduite des opérations (quantité d’énergie échangée ou stockée, clef de répartition des flux, etc.).
Toutes les structures sont imaginables, ouvrant le champ des possibles en termes de gouvernance, notamment pour inclure des personnes physiques privées (très souvent les consommateurs) aux côtés des personnes publiques morales (très souvent productrices) ou privées (très souvent productrices ou investisseuses). Le cadre juridique offre une certaine souplesse aux acteurs du projet pour déterminer eux-mêmes leurs règles de gouvernance. C’est ainsi que l’opération à Langouët est organisée autour d’une association, et SerenyCalas par un montage sous forme d’une société par action simplifiée. Mais corrélativement, cette souplesse ne permet pas de s’assurer de la réelle effectivité d’un partage de gouvernance entre des acteurs qui ne disposent pas du même degré d’information et de connaissance du système énergétique.
Pour exemple, on observe une distorsion dans la mise en œuvre d’un droit à l’information. Ainsi, le législateur n’encadre que les informations délivrées aux consommateurs d’une opération menée par un bailleur social [5], sans que celles délivrées aux participants des opérations de droit commun ne soient encadrées. Cet accès à l’information est pourtant fondamental pour garantir une gouvernance efficace et effective, notamment l’aspect procédural de la justice énergétique (Burchell et al. 2016), comme une maîtrise des enjeux de la détermination de la clef de répartition de la production, autrement dit : qui consomme quoi et à quel moment. Ces éléments prennent une importance particulière lorsque certains des consommateurs sont, par exemple, en télétravail.
De même, nombre d’opérations d’ACCE sont dites « patrimoniales », c’est-à-dire que le(s) site(s) de production et le(s) site(s) de consommation appartiennent à une même personne morale, très souvent une collectivité territoriale. On retrouve ce type de montage sur le territoire de la Communauté de communes du Haut-Pays du Montreuillois (62). Ainsi, l’usager du bâtiment, celui qui consomme effectivement l’électricité, n’est pas directement un consommateur d’énergie, il n’est donc pas représenté au sein de la PMO. Les analyses empiriques développées démontrent qu’il est bien souvent ignorant de l’existence même de l’opération (Poupeau et Lormeteau 2022). L’usager-consommateur de facto ne peut donc être acteur de sa consommation, sauf à ce que le porteur de l’opération rende visible l’installation de production. Morbihan Energie a ainsi privilégié l’installation d’un tracker solaire et d’une ombrière pouvant engager des actions de maîtrise individuelle et volontaire de sa consommation.
L’ACCE caractérise donc une mise en place progressive d’une gouvernance locale de l’énergie par la décentralisation des échanges réalisés dans le cadre de contrats ad hoc. L’absence d’encadrement juridique de la relation entre le producteur et le consommateur ne permet toutefois pas d’inscrire pleinement l’ACCE comme un moyen effectif d’une gouvernance répondant à la justice énergétique, dès lors qu’il peut manquer, le droit étant strictement silencieux sur ce point, des éléments déterminants : représentation équitable des individus ; égalité des droits et notamment la capacité des acteurs à la prise de décisions des politiques et projets énergétiques ; accès à l’information, etc. Gageons que la future opérationnalisation des communautés d’énergie permette de travailler sur ces éléments déterminants de la transition énergétique.
Bibliographie
- Beeker, E. 2019. « Les réseaux de distribution d’électricité dans la transition énergétique », France Stratégie, n° 2019-07.
- Burchell, K., Rettie, R. et Roberts, T.C. 2016. « Householder engagement with energy consumption feedback : the role of community action and communications », Energy Policy, vol. 88, p. 178-186.
- Calver, P. et Simcok, N. 2021. « Demand response and energy justice : a critical overview of ethical risks and opportunities within digital, decentralised, and decaronised futures », Energy Policy, vol. 151.
- Debizet, G. et Pappalardo, M. 2021. « Communautés énergétiques locales, coopératives citoyennes et autoconsommation collective : formes et trajectoires en France », Flux, n° 126, p. 1-13.
- EESC Opinion, 2016, Prosumer Energy and Prosumer Power Cooperatives : Opportunities and challenges in the EU countries, rapporteur.
- Gillard, R., Snell, C. et Bevan, M. 2017. « Advancing an energy justice perspective of fuel poverty : household vulnerability and domestic retrofit policy in the United Kingdom », Energy Research and Social Science, vol. 29, p. 53-61.
- IEA-RETD, 2014, « Residential prosumers-drivers and policy options ».
- Poupeau, F.-M. 2019. « Central-local relations in French energy policy-making : towards a new pattern of territorial governance : central-local relations in French energy policy-making », Environmental Policy and Governance, vol. 24, n° 3.
- Poupeau, F.-M. et Lormeteau, B. (dir.). 2022. « Émergence de l’autoconsommation collective d’électricité en France : modèles et perspectives Rapport final ».
- Sovacool, B. et Dworkin, L. 2014. Global Energy Justice. Principles, Problems, and Practices, Cambridge : Cambridge University Press.
- Van Bommel, N. et Höffken, J. I. 2021. « Energy justice within, between and beyond European community energy initiative : A revew », Energy Research and Social Science, vol. 79, p. 102-157.