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Rester à la campagne, en partir ou y revenir

Une mise en perspective statistique de Ceux qui restent de Benoît Coquard

L’enquête ethnographique de Benoît Coquard montre ce que signifie, pour des jeunes de milieux populaires, partir ou rester dans les campagnes en déclin de l’est de la France. Pierre Pistre précise ici, par des analyses statistiques, l’ampleur et les caractéristiques des problématiques migratoires qui touchent ces territoires.

Recensé : Benoît Coquard, Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, Paris, La Découverte, 216 p.

En s’intéressant à Ceux qui restent, Benoît Coquard éclaire la réalité des jeunes issus des milieux populaires dans les « campagnes en déclin » de l’est de la France. Il souligne les difficultés démographiques et migratoires de ces territoires par une enquête en immersion ; les analyses statistiques permettent d’en préciser l’ampleur et les caractéristiques.

Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin est le titre du livre de Benoît Coquard consacré aux jeunes adultes restés dans les campagnes de l’est de la France. Il est paru à l’automne 2019 aux éditions La Découverte (collection « L’Envers des faits »), quelques mois après le climax du mouvement des Gilets jaunes et l’attribution du prix Goncourt à Nicolas Mathieu (2018) pour son roman Leurs enfants après eux, qui évoque « une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde (industriel) qui meurt », « quelque part dans l’Est ». Ce contexte politique et littéraire explique en partie l’écho médiatique [1] rencontré par cet ouvrage de vulgarisation scientifique, tiré d’une thèse de sociologie soutenue en novembre 2016. Mais les raisons sont bien plus nombreuses : la clarté du propos et le sens de la synthèse de l’auteur ; la qualité et l’antériorité du travail « d’enquête par immersion » (p. 13) ; la sous-exposition, la caricature, ou « un regard extérieur […] un brin exotisant voire méprisant » (p. 10) qui est souvent porté sur les territoires ruraux étudiés…

L’ouvrage a déjà donné lieu à des comptes rendus universitaires. Olivier Masclet (2020) a, par exemple, souligné l’« éclairage neuf sur (les) entre-soi populaires, jeunes et masculins », dans la lignée des travaux de Nicolas Renahy (2005), qui, dans Les Gars du coin, a souligné les appartenances électives dans les milieux populaires ruraux, le capital d’autochtonie et le rôle des groupes d’amis. Kevin Diter (2020) a proposé une synthèse plus englobante de l’ouvrage, concluant sur la précision avec laquelle l’auteur dessine « les contours des modes de vie des gars du coin […] et met en avant la légitimité et l’homogénéité des manières d’être et de penser populaires » dans les campagnes du Nord-Est. La présente recension vise d’autres objectifs. Il s’agit d’abord de souligner l’intérêt thématique et scientifique de l’ouvrage sur les dynamiques démographiques et migratoires des jeunes adultes dans les campagnes. Deuxième objectif : éclairer quelques constats de l’auteur à partir d’analyses statistiques exploratoires ; les données chiffrées sont en effet peu présentes dans le livre, alors même qu’elles peuvent permettre de contextualiser, de discuter, de renforcer les conclusions de l’enquête sociologique, revendiquée par Benoît Coquard comme inductive et la moins surplombante possible (p. 15). Dans cette perspective, la région Grand Est est choisie ici comme espace de référence pour les traitements statistiques (figure 1), puisqu’elle rassemble l’ensemble des 200 enquêtés rencontrés par B. Coquard, répartis dans plusieurs « cantons et départements » (p. 16). En ajoutant des points de comparaison sur les campagnes de la France métropolitaine, il s’agit enfin de situer les dynamiques du Grand Est dans les tendances nationales. Entre autres choses, l’ouvrage présente comme intérêt de réaffirmer la nécessaire prise en compte des différences régionales dans l’analyse des dynamiques rurales françaises. De ce point de vue, la mise en perspective nationale peut permettre d’évaluer certaines spécificités démographiques et mobilitaires des jeunes adultes qui vivent dans les « campagnes en déclin » de cette région.

Figure 1. Grille communale de densité en France métropolitaine et dans la région Grand Est

Auteur : Pierre Pistre. Source : INSEE, grille communale de densité.

Enquête en terrain connu dans une des plus jeunes régions rurales françaises

Benoît Coquard a choisi d’enquêter dans sa région d’origine, essayant d’adopter une posture de « traducteur » (p. 13) et pouvant s’appuyer sur des « amis d’enfance » et des « compatibilités – ou affinités d’habitus – » avec ses enquêtés. Il justifie son étude par un manque de visibilité des « campagnes en déclin », par opposition aux « campagnes riches », attractives, des « littoraux touristiques », des « territoires viticoles » ou des « régions rurales qui bénéficient de l’influence des grandes villes » (p. 9). Autre motivation avancée par l’auteur, déconstruire « deux représentations opposées » des classes populaires de ces espaces ruraux qui ont remplacé une « représentation idéalisée des communautés villageoises de jadis » : pour les uns, plutôt à gauche, elle prend la forme d’un « récit misérabiliste du style de vie de prétendus “beaufs racistes” » ; pour les autres, plutôt à droite, celle d’« une ode à ladite “France oubliée”, “périphérique”, qui incarnerait […] le “vrai peuple” à défendre » (p. 10).

Le poids des jeunes adultes dans les espaces peu et très peu denses [2] du Grand Est renforce aussi l’intérêt de l’étude. En effet, avec 14,6 % d’habitants de 15 à 29 ans au recensement de 2016, soit plus de 330 000 individus, les territoires ruraux de cette région comptent parmi les plus jeunes de la France métropolitaine (figure 2) – uniquement dépassés en part de la population par les communes peu et très peu denses de l’Île-de-France (16,1 %), des Hauts-de-France (15,7 %) et de la Corse (15,2 %). L’explication est ici surtout démographique, en raison du surplus ancien de natalité au nord du territoire national, qui se conjugue avec une moindre espérance de vie.

Figure 2. Les jeunes adultes ruraux dans la région Grand Est et en France métropolitaine (2016)

Lecture : les communes peu et très peu denses de la région Grand Est – au sens de la grille communale de densité de l’INSEE – comptaient 130 313 habitants âgés de 15 à 19 ans au recensement 2016, soit 5,7 % de leur population totale.

Source : INSEE, recensement de la population 2016 (données collectées entre 2014 et 2018 ; exploitation complémentaire, fichier MIGCOM en accès libre : www.insee.fr/fr/statistiques/4171543?sommaire=4171558).

Des départs dans la moyenne nationale mais de moindres retours ou nouvelles installations

En outre, le nombre et le poids des jeunes adultes dans les campagnes diffèrent fortement au cours des premières années de leur majorité. Dans la région Grand Est – de manière équivalente aux tendances nationales –, les effectifs des 20‑24 ans sont par exemple inférieurs de 28 % à ceux des 15‑19 ans (figure 2). Des comportements à risque (mortalité routière…) peuvent intervenir à la marge, mais l’explication est avant tout migratoire. En effet, ces catégories d’âge – avec les plus de 75 ans – sont les seules qui dans les campagnes françaises présentent un déficit significatif (plus de départs que d’arrivées), et le Grand Est en est un exemple (figure 3). Le schéma élémentaire des échanges migratoires des campagnes avec les autres espaces, pour les jeunes adultes de cette région, est le suivant : surtout des départs entre 15 et 19 ans, encore plus de départs et des arrivées qui ne les compensent pas entre 20 et 24 ans, et toujours beaucoup de départs mais davantage d’arrivées entre 25 et 29 ans. Sur cette base, les campagnes du Grand Est suivent grosso modo la tendance nationale mais une spécificité est intéressante à noter : si les pourcentages de départ sont équivalents à la dynamique nationale, la région d’enquête de Benoît Coquard se singularise par des parts d’arrivées bien moins importantes (par exemple, pour les 20‑24 ans : 9 % dans la région Grand Est versus 11 % en France métropolitaine). Ainsi, ceux qui restent y sont nombreux, surtout par des effets démographiques structurels (plus forte natalité et plus faible espérance de vie) ; ceux qui partent sont également nombreux mais à hauteur des proportions nationales, et selon un « tri scolaire » (p. 20) qui s’opère assurément de manière comparable dans les autres régions ; par contre, ceux qui reviennent dans leurs territoires d’origine sont bien moins nombreux. Si on ajoute à ces faibles retours le faible nombre de nouvelles installations de jeunes adultes originaires des villes de la région ou des autres régions, voici une spécificité territoriale de moindre attractivité qui tient aussi bien aux caractéristiques paysagères qu’au marché de l’emploi local.

Figure 3. Arrivées et départs dans les campagnes peu et très peu denses de la région Grand Est (2016)

Lecture : au recensement 2016 (par rapport à la commune de résidence un an avant le recensement), les communes peu et très peu denses de la région Grand Est ont enregistré le départ de 10 404 individus de 15 à 19 ans, soit 8 % de cette catégorie d’âge. Parallèlement, elles ont enregistré l’arrivée de 3 609 individus de la même catégorie d’âge – soit 2,8 % – et donc un solde migratoire négatif de 6 795 individus pour les 15‑19 ans.

Source : INSEE, recensement de la population 2016 (données collectées entre 2014 et 2018 ; exploitation complémentaire, fichier MIGCOM en accès libre : www.insee.fr/fr/statistiques/4171543?sommaire=4171558).

Néanmoins, Benoît Coquard rend compte à juste titre de différentes expériences de migrations de départ puis de retour, certains de ses enquêtés étant revenus par la suite peu ou prou au lieu de départ, avec plus ou moins de réussite et de reconnaissance. Qu’il s’agisse de « l’eldorado suisse » (p. 113), dans une moindre mesure « du sud de la France » (p. 118), ou de « voies nationales » (militaires, pompiers de Paris) qui permettent à la fois la stabilité et l’honorabilité locale – tout en multipliant les allers-retours avec la région d’origine –, il souligne ainsi les « “ailleurs” possibles et impossibles » de ces jeunes adultes ruraux des classes populaires. En définitive, ils restent pour beaucoup sur place, mais selon des schémas de vie souvent moins simplistes que le « par défaut » et en intégrant dans leurs choix résidentiels des facteurs d’attachement au lieu, à la « bande de potes », à la « bonne réputation (locale) ».

Des départs féminins majoritaires, principalement vers les villes de la même région

Dans l’analyse des dynamiques migratoires, l’auteur insiste également sur la différence de sexe qui s’opère dans la poursuite des études hors du territoire rural d’origine ou pour quitter un marché du travail essentiellement « pourvu en emplois considérés comme masculins » (p. 20). En effet, Benoît Coquard avance que les jeunes femmes partent plus fréquemment, et les données du recensement le confirment (figure 4). Elles représentent environ 55 % des départs des communes peu et très peu denses de la région Grand Est. Cette proportion est équivalente à la tendance nationale pour les 15‑19 ans, mais sensiblement plus élevée pour les 20‑29 ans. Ainsi, la spécificité régionale paraît ici surtout correspondre à la faiblesse des emplois à dominante féminine sur place et à la nécessité de se déplacer pour trouver du travail.

Figure 4. Focus sur les départs des jeunes femmes des campagnes de la région Grand Est et de la France métropolitaine (2016)

Lecture : au recensement 2016 (par rapport à la commune de résidence un an avant le recensement), 6 026 femmes de 15 à 19 ans, soit 54,5 % des départs de cette catégorie d’âge, ont quitté les communes peu et très peu denses de la région Grand Est pour, d’une part, des communes intermédiaires et denses de la même région (5 022) et, d’autre part, des communes d’autres régions (1 004).

Source : INSEE, recensement de la population 2016 (données collectées entre 2014 et 2018 ; exploitation complémentaire, fichier MIGCOM en accès libre : www.insee.fr/fr/statistiques/4171543?sommaire=4171558).

Deuxième constat et spécificité des migrations des jeunes femmes rurales au départ de la région Grand Est : elles sont beaucoup plus nombreuses que les hommes – en volume et en proportion – à rejoindre les villes de la même région. Si cette tendance est à nouveau équivalente à la dynamique nationale pour les 15‑19 ans, les jeunes femmes de 20 à 29 ans sont largement surreprésentées dans le Grand Est parmi ces migrations urbaines « de proximité ». Pour autant, elles ne sont pas absentes des migrations vers d’autres régions ; simplement, les proportions observées sont équivalentes à la France métropolitaine, autour de 50 % des départs.

Une enquête éclairante sur le mouvement des Gilets jaunes dans les territoires ruraux

Concluons cette « recension augmentée » en revenant aux raisons du large écho médiatique du livre de Benoît Coquard depuis l’automne 2019. Comme évoqué en introduction, la résonance du propos avec le mouvement des Gilets jaunes est aussi une explication importante. En effet, l’enquête immersive sur le long terme apporte des éléments de compréhension de ce mouvement assez neufs, telle l’importance des réseaux amicaux dans les débuts du mouvement sur les ronds-points des zones rurales et périurbaines. Mentionnons aussi le poids très fort des classes populaires, en premier lieu des « femmes employées et (des) hommes ouvriers », comme constaté par l’auteur dès le 17 novembre 2018 (Coquard 2018). Après une introduction claire sur le contexte et les objectifs de l’ouvrage, Ceux qui restent débute d’ailleurs par un décryptage du mouvement dans les terrains d’étude, sous le joli intitulé « La partie fluorescente de l’iceberg » (p. 25).

Certains germes du mouvement des Gilets jaunes transparaissent donc de l’enquête sociologique localisée de Benoît Coquard. De manière complémentaire, la statistique peut apporter quelques éclairages sur les causes de ce mouvement inédit en France et dans bon nombre de ses territoires ruraux. En contexte de crise économique et de renchérissement du prix des carburants, de précédentes analyses ont montré que les ménages des espaces peu denses ont eu tendance à réduire le nombre de kilomètres parcourus en voiture et, pour les actifs, à donner la priorité aux déplacements domicile–travail (Hubert et al. 2016). L’étude de l’évolution des distances de ces mobilités essentielles pour les jeunes actifs renforce les constats précédents (figure 5). Dans la région Grand Est en particulier, la dépendance kilométrique à la voiture pour aller travailler est d’abord très liée à la densité des territoires de résidence ; par exemple, alors que plus de la moitié des jeunes adultes des communes denses travaillent dans la commune de leur domicile (cf. la médiane des déplacements, égale à 0 kilomètre [3]), la majorité de celles et ceux qui habitent dans les communes très peu denses doivent a minima parcourir 10 à 15 kilomètres (à vol d’oiseau). De plus, comment ne pas voir dans la forte croissance des distances domicile–travail, au cours des années 2000, d’une proportion importante de ces jeunes ruraux (cf. médiane, quartile 3 ou décile 9) surtout des classes populaires, une raison légitime de se mobiliser ?

Figure 5. Distances à vol d’oiseau entre commune de résidence et commune de travail des jeunes actifs dans la région Grand Est

Lecture : au recensement 2016, environ la moitié des actifs occupés âgés de 15 à 19 ans qui résidaient dans les communes denses de la région Grand Est travaillaient dans leur commune de résidence (cf. médiane à 0). Ils étaient aussi 25 % à habiter à au moins 5,5 km à vol d’oiseau de leur commune de travail (cf. quartile 3), et pour 10 % d’entre eux la distance dépassait 24 km (cf. décile 9).

Source : INSEE, recensements de la population 2006, 2011 et 2016 (données collectées entre 2004 et 2018 ; exploitation complémentaire, fichier MOBPRO en accès libre – par exemple, pour 2016 : www.insee.fr/fr/statistiques/4171531?sommaire=4171558).

Benoît Coquard ne cherche pas prioritairement à légitimer les modes de vie et les actions de ses enquêtés. Il cherche d’abord à « parler » (p. 1) d’eux avec précision, rigueur, honnêteté et compréhension : une posture d’analyse des populations rurales contemporaines plus que bienvenue, aussi bien dans la sphère scientifique que dans celle des médias.

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Pour citer cet article :

Pierre Pistre, « Rester à la campagne, en partir ou y revenir. Une mise en perspective statistique de Ceux qui restent de Benoît Coquard », Métropolitiques, 22 mars 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Rester-a-la-campagne-en-partir-ou-y-revenir.html

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