À quelques semaines du huitième scrutin européen (du 22 au 25 mai 2014), Antoine Vauchez publie Démocratiser l’Europe, un bref opus (94 pages hors annexes et bibliographie) dans lequel il livre dans un style alerte une réflexion critique sur le fonctionnement de l’Union européenne (UE). Ce livre part d’un constat : l’UE connaît une « crise démocratique » profonde. Si l’affaire n’est pas neuve, il est vrai que les quatre dernières années ont mis au devant de la scène un gouvernement de l’Europe tiraillé par la « crise de l’euro » et confèrent au diagnostic une dramaturgie inédite depuis le crash électoral du TCE (Traité Constitutionnel Européen) en 2005. Mais l’intérêt du livre d’Antoine Vauchez est justement de révoquer cette chronologie à courte vue pour prendre à revers la plupart des thèses qui monopolisent aujourd’hui le marché des explications sur le sujet, comme les façons de poser le débat. L’auteur s’applique, en effet, à montrer que cette « crise démocratique » de l’UE n’est liée ni à la conjoncture économique (dégradation des fondamentaux des économies européennes, explosion des dettes publiques menaçant d’éclatement la zone euro), ni à une récente recomposition des équilibres politiques (domination de l’Allemagne, avantage majoritaire des gouvernements conservateurs et libéraux) ou institutionnels (affirmation de la BCE) au sein de l’UE. De façon convaincante, Vauchez invite ainsi à repenser et l’antériorité et l’origine des raisons de l’état de « crise » de l’UE qu’il faut imputer selon lui au pouvoir considérable acquis dans et sur le gouvernement de l’Europe par les « indépendantes », c’est-à-dire les institutions ne procédant pas du suffrage universel direct : la Commission, la Cour de justice européenne (CJE) et la Banque centrale européenne (BCE). L’emprise de la Commission et de la BCE sur l’agenda et l’orientation de la gestion de la crise de l’euro ne serait que la dernière manifestation d’un mal génétique de la « démocratie européenne » auquel Vauchez propose quelques éléments de remède pour Démocratiser l’Europe.
L’Europe telle qu’elle est
La thèse que Vauchez étaye et défend sans temps mort à travers cet ouvrage tient en une phrase : nous nous trompons sur le diagnostic de la crise dont souffre l’Europe car nous nous trompons sur l’Europe elle-même. Nous ne la regardons pas telle qu’elle est, mais telle qu’elle devrait ou prétend être ; souvent, qui plus est, à travers ces lunettes inadaptées que sont les concepts, les catégories et les représentations de la politique nationale (« citoyenneté », « gouvernement », « Parlement »…). Vauchez entreprend donc de déconstruire cet effet de trompe-l’œil qui brouille le regard savant comme le rapport citoyen à l’Europe. Pour bien saisir la nature du contre-pied proposé, il n’est pas inutile de rappeler que Vauchez, directeur de recherche au CNRS (CESSP, Université de Paris 1) est l’un des meilleurs spécialistes français des institutions européennes avec ses nombreux travaux sur le rôle des juristes dans la construction européenne. Pour être plus précis encore, il faut ajouter qu’il compte parmi les sociologues du politique qui, sans réfuter la validité des paradigmes canoniques des European studies (où s’opposent depuis six décennies tenants de l’inter-gouvernementalisme et partisans du néo-fonctionnalisme), proposent une autre façon de faire des sciences sociales sur l’ « objet Europe ». Ils se donnent pour programme d’étudier l’Europe au concret, à travers la sociographie de ses agents (commissaires, eurodéputés, juges, hauts fonctionnaires, lobbyistes…) et l’analyse de leurs interactions, mais aussi par l’observation ethnographique et archivistique des institutions et de leurs effets (voir notamment Joana et Smith 2002 ; Michel 2006 ; Guiraudon et Favell 2010 ; Georgakakis 2012 et Cohen 2012). Il s’agit de passer l’UE à l’épreuve des faits et de se déprendre des déclarations comme des visions du gouvernement de l’Europe mises en circulation par les acteurs institutionnels de l’UE.
C’est cette démarche que Vauchez prolonge dans ce dernier ouvrage en s’affranchissant – comme y invite la collection « La République des idées » du Seuil – des normes de l’écriture académique. « Prenant l’Europe au mot, écrit Vauchez, la science politique s’est fait une spécialité de cet exercice, aussi salubre que cruel, de “chasseur de mythes” (pour reprendre l’expression de Norbert Elias). Il consiste à faire l’inventaire des écarts entre les fictions politiques des traités et les pratiques des acteurs bruxellois » (p. 25). Débarrassée des conventions de l’assertion universitaire (revue de littérature, références obligées, préventions rhétoriques et théoriques) qui jouent habituellement comme autant de gages d’objectivité-neutralité mais peuvent obscurcir les enjeux en lecture, l’analyse gagne en percussion et en lisibilité. Pour le public spécialisé, l’ouvrage présente l’intérêt d’expliciter le sous-texte des controverses qui animent le monde des European studies comme celui des affaires publiques européennes. Mais son intérêt plus manifeste encore est de rendre vivantes et accessibles à un plus large public les principales avancées de la sociologie politique du régime européen.
La troïka des indépendantes : Commission, Cour de Justice Européenne et Banque Centrale Européenne
Depuis loin, la parlementarisation du système institutionnel européen est perçue comme le moyen de le démocratiser en achevant de le conformer à la tradition des régimes représentatifs (Cohen et Knudsen 2012). Traité après traité, l’octroi de compétences supplémentaires au Parlement européen a voulu absoudre le processus d’intégration de son « vice originel [celui du plan Schuman] qui confiait à une Haute Autorité composée d’experts, soigneusement placés à l’abri des passions politiques nationales, la gestion du premier Marché commun du charbon et de l’acier » (p. 16). Mais Vauchez de rappeler que cet alignement scrupuleux sur le paradigme de la démocratie représentative, consacré enfin en toutes lettres dans le traité de Lisbonne, s’est accompagné d’un renforcement simultané de la « troïka » des « indépendantes (Commission, CJE et BCE). C’est là, dans ce paradoxe (ou ce « malentendu » dit Vauchez), que s’est forgée la spécificité de la politique européenne : « La polis européenne existe bel et bien, mais elle est née sous les auspices d’institutions qu’on voit rarement jouer les premiers rôles : une cour de justice, une administration, une banque centrale et des agences de régulation. On voudrait montrer que c’est dans l’orbite de ces institutions, habituellement qualifiées de “non majoritaires” – car extérieures au circuit de la légitimité électorale –, que se sont inventés les termes et les formes par lesquels s’exerce le gouvernement de l’Europe » (p. 34). Même s’il s’y réfère avec obséquiosité, le pouvoir européen n’est donc aucunement réductible aux cadres du parlementarisme contemporain. Il reste une boîte noire à explorer.
Déconstruire les « boîtes noires de l’Union »
Malgré quelques avancées non négligeables, la lancinante rhétorique de la « réforme européenne » n’est jamais finalement parvenue à enrayer le pouvoir de ces « indépendantes » disposées à la « stratégie furtive » sous leur « cape d’invisibilité » politique et médiatique (p. 64 et seq.). Bourgeons tardifs de la crise de l’euro, l’amorce d’un gouvernement économique de l’euro et le mécanisme européen de stabilité sont emblématiques de la précellence des « indépendantes » dans la conception, le design décisionnel et la mise en œuvre des procédures de régulation européenne. Les acteurs transnationaux du marché (fédérations de défense d’intérêts sectoriels et catégoriels) comme ceux de la société civile (ONG) contribuent à cette voie d’européanisation en privilégiant tendanciellement ces instances sur le Parlement [1]. Pour ces raisons, dit Vauchez, « c’est par le biais de structures ad hoc et informelles que l’Europe a cherché à répondre à la crise, creusant ainsi un fossé toujours plus profond entre l’espace des procédures démocratiques européennes et l’espace de la décision politique. » (p. 23). Dirigée en réalité par des institutions dérogeant aux principes de représentativité et coupées des espaces où s’exerce la citoyenneté, l’UE souffrirait donc structurellement d’un déni de démocratie. La structuration d’un espace décisionnel ainsi constitué à l’abri des arènes publiques de débat et des procédures démocratiques est à rapprocher du phénomène observé par Fabien Desage et David Guéranger à propos des institutions intercommunales en France et qu’ils qualifient, d’ailleurs, par analogie, d’ « Europe du dedans » (Desage et Guéranger 2011). Ici comme là, l’argument de la somme des contraintes, des intérêts socio-économiques, institutionnels et territoriaux (que l’on retrouve dans l’expression de gouvernement ou de « gouvernance » multi-niveau) conduit ces arènes discrètes du pouvoir à une politique du compromis entre élites réputée rationnelle car supposément indemne des « petits » intérêts (locaux, catégoriels, sectoriels, partisans et idéologiques).
Dans cette séparation des pouvoirs inédite, les logiques européennes dominent et tendent à privilégier, dans les rapports de force, la dimension d’emblée transnationale (parce que supposément indemne des « petits » intérêts nationaux) et pragmatique (plus policy que politics) des indépendantes. Au détriment donc des États qui s’expriment au Conseil européen et des eurodéputés qui doivent toujours désarmer le soupçon d’être les courtiers des revendications et résistances nationales. Sur une scène politique où la légitimité procède principalement de la détention d’expertise, les diplomates des États et les élus des peuples sont contraints de se convertir à l’Eurospeak « pour dire leurs intérêts dans cet idiome neutralisé et expert propre au “projet européen” » (p. 53‑55). Les trois corps élitaires (le monétaire, l’administratif et le judiciaire) exercent leur emprise sur l’Europe sans être soumis aux critères élémentaires de représentativité et sans rencontrer de réel contrepoids à leur volonté. Pour en donner la mesure, Vauchez rappelle comment, par trois arrêts en 2007 et 2008 (Viking, Laval puis Rüffert), la Cour de Justice Européenne (CJE) s’est octroyé un mandat sur le droit du travail. Le pouvoir affirmé par la BCE dans la gestion de la dette grecque lui fournit un autre exemple tout aussi probant pour affirmer que « l’accroissement continu des compétences de la BCE, tout comme des agences de régulation et de la CJE, a produit un allongement sans précédent de la chaîne de délégation démocratique ». Du coup, il devient difficile de dire, dans les rapports entre États (ou peuples) et indépendantes, qui est le mandant et qui est le mandataire. Une confusion supplémentaire nuisant au contrat de représentation.
Dans la dernière partie de l’ouvrage (« Démocratiser l’Union européenne »), Vauchez examine les possibles leviers d’actions pour faire bouger le dogme des « indépendantes ». Il décrit les ressorts d’une démocratie européenne qui se définit avant tout comme technique, objective et scientifique par contraste avec les vieilles lunes idéologiques et les marchandages électoralistes de la politique nationale. Le pouvoir européen puise largement sa légitimité dans l’expertise et une façon contemporaine de scientisme avec des instruments (l’Eurobaromètre), des théorisations (la « gouvernance ») et des indicateurs co-produits avec le monde académique. Sans un sursaut des intellectuels, sans la structuration d’une salvatrice critique savante (p. 89‑90), l’Union reste une démocratie sans débats ni controverses, donc lénifiante et menacée par la radicalisation politique de ses contempteurs. La démocratisation de l’Europe, conclut en substance Vauchez, appartient aux Européens.
En une petite centaine de pages, l’auteur dynamite utilement les poncifs médiatiques ainsi qu’une certaine doxa savante de l’Europe. On peut regretter que le format et le parti pris de passer au crible les institutions de l’UE le conduisent à une analyse tendanciellement « interniste » de ces dernières, au sens où il n’évoque qu’en passant un certain nombre de facteurs exogènes à l’Europe qui prennent pourtant part à l’anatomie singulière du régime politique européen. S’il souhaite mieux comprendre le poids des États et du centre de gravité des majorités politiques, les pressions de la politique internationale, la (ré)appropriation récente de l’Europe par les partis politiques ou le rôle des acteurs non étatiques (lobbys, experts, ONG), le lecteur pourra lire les autres ouvrages de Vauchez et ceux mentionnés dans la bibliographie de cette brève recension.
Bibliographie
- Cohen, Antonin. 2012. De Vichy à la Communauté européenne, Paris : Presses universitaires de France.
- Cohen, Antonin et Knudsen, Ann-Christina (coord.). 2012. Dossier « L’institutionnalisation du Parlement européen », Cultures & Conflits, n° 85‑86.
- Desage, Fabien et Guéranger, David. 2011. La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales, Paris : Éditions du Croquant.
- Georgakakis, Didier (dir.). 2012. Le Champ de l’eurocratie, Paris : Economica.
- Guiraudon, Virginie et Favell, Adrian (dir.). 2010. Sociology of the European Union, Basingstoke : Palgrave.
- Joana, Jean et Smith, Andy. 2002. Les Commissaires européens. Technocrates, diplomates ou politiques ?, Paris : Presses de Sciences Po.
- Michel, Hélène (dir.). 2006. Lobbyistes et lobbying de l’Union européenne. Trajectoires, formations et pratiques des représentants d’intérêts, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg.
- Supiot, Alain. 2010. L’Esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris : Seuil.