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Essais

La gestion de l’eau en Jordanie face à la « crise syrienne » : entre transition néolibérale et tensions sociales

La « crise syrienne », débutée en 2011, a des répercussions sur les pays voisins, tels la Jordanie, qui accueillent des réfugiés. Si l’afflux de Syriens permet d’obtenir des aides internationales, il entraîne également une forte demande au niveau des services publics. En analysant la distribution de l’eau, Eliott Ducharme met en évidence les tensions sociales qui naissent avec l’arrivée de ces réfugiés et mettent en péril l’équilibre du royaume Hachémite

Depuis 1948, le royaume de Jordanie a accueilli un nombre considérable de populations réfugiées fuyant les conflits en Palestine, en Irak, puis en Syrie. Si l’accueil de réfugiés permet au pays de recevoir une aide internationale importante, se pose la question de la capacité des services publics urbains à supporter ce surcroît de population. Les services publics, largement subventionnés, car garants de la paix sociale, connaissent une crise chronique et ne parviennent pas à répondre à la demande des usagers. En découlent de fortes inégalités socio-spatiales, un mécontentement croissant de la population, des tensions préoccupantes entre Jordaniens « de souche » et Jordano-Palestiniens (Larzillière 2013) et une stigmatisation grandissante des réfugiés. Cet article s’intéresse plus précisément aux conséquences de la « crise syrienne » sur la gestion de l’eau dans le pays.

La difficile distribution de l’eau en Jordanie et les enjeux de sa réforme

Depuis sa création durant la période coloniale, la monarchie Hachémite, régnant hors de la tutelle britannique depuis 1946, s’est légitimée par la fourniture de biens et de services publics hautement subventionnés, parmi lesquels la distribution de l’eau qui tient une place importante (Ababsa 2013a). Cette dernière dépend très largement du soutien technique et financier des grands bailleurs de fonds internationaux, en particulier les États-Unis via l’USAID [1], l’Allemagne via la banque de développement KfW et l’organisme de coopération GIZ [2], le Japon via la JICA [3] et la France via l’AFD [4].

Suite à la crise économique qui frappe le royaume à la fin des années 1980, la mise en œuvre contrainte des politiques d’ajustements structurels du FMI et le recours par les bailleurs de fonds au principe des prêts sous condition de réformes (policy-based lending), remettent en cause la fourniture d’une eau bon marché. S’en est suivie une importante vague de protestations qui ont ébranlé le royaume, notamment dans le sud du pays, lieu du soutien traditionnel de la monarchie (Ababsa 2011). Ces contestations incitent le gouvernement à la plus grande prudence et font de la distribution de l’eau une question particulièrement sensible : en deux ans, cinq ministres se sont succédé au ministère de l’eau et de l’irrigation (Zawahri 2012).

Concomitamment, la performance des réseaux n’a cessé de décroître. Le taux considérable d’eaux non comptabilisées (non-revenue water), qui atteint les 40 % dans le nord du pays, résulte de la vétusté des réseaux, mais aussi pour moitié de vols de grande envergure qui demeurent largement impunis. La demande toujours croissante se heurte aux faibles ressources et oblige les autorités à rationner la distribution avec, pour corollaire, de fortes inégalités socio-spatiales : durant l’été, certains espaces reçoivent de l’eau trois fois par semaine, d’autre une fois tous les dix jours. Les centres urbains et les quartiers les plus aisés sont largement favorisés, comme l’ont montré Khadija Darmame et Rob Potter pour le cas d’Amman (2009). La faible fréquence de la distribution rend nécessaire l’équipement des immeubles en réservoirs de stockage coûteux pour les moins aisés, qui se voient contraints de faire appel à des vendeurs d’eau privés, aux prix élevés. Les plus défavorisés peuvent ainsi payer jusqu’à dix fois plus que les plus aisés pour leur consommation d’eau. Selon Neda A. Zawahri, seules 30 % des subventions attribuées à l’eau profitent réellement aux populations les plus pauvres, du fait du manque de transparence dans l’allocation des ressources (Zawahri 2012).

Face à ces problèmes qui s’aggravent, les principaux bailleurs de fonds tentent d’imposer des réformes de grande ampleur, basées sur des principes de gestion d’inspiration néolibérale, s’inscrivant par ailleurs dans une tendance longue de tentatives d’ouverture des services de base (électricité, transports…) au secteur privé encouragées par les institutions internationales comme le FMI ou la Banque mondiale. La National Water Strategy, élaborée par le ministère de l’eau et de l’irrigation, planifie ces changements considérables en conformité avec les exigences des principaux bailleurs de fonds du secteur. Il s’agit de réformer en profondeur le système tarifaire avec, en creux, des coupes importantes dans les subventions étatiques ; de « corporatiser » la distribution de l’eau en la remettant à des organismes décentralisés et en l’ouvrant au secteur privé – le cas d’Amman a été précurseur pour ce nouveau mode de gestion, dont la recherche a souligné par ailleurs les carences en matière d’équité socio-spatiale (Darmame et Potter 2009) ; de réformer le système administratif pour plus de transparence et « d’efficience ». Cependant, ces réformes se heurtent à un contexte institutionnel défavorable, entre les contestations des printemps arabes et la crise syrienne, et à un important rejet de la population.

Cristallisant un certain nombre de tensions autour de la distribution de l’eau, la « crise syrienne » semble pour l’instant geler la mise en place de ces réformes, difficilement justifiable auprès de la population dans la situation actuelle. Dans le même temps, l’aide au développement attribuée par les grandes puissances a été multipliée par trois à partir de 2012 par rapport aux cinq années précédentes. Certains commentateurs ont tôt fait d’avancer que la « crise syrienne », bien que présentée comme un fardeau par le gouvernement, est une opportunité d’alimenter le fonctionnement de ses services publics.

Une instrumentalisation de la « crise syrienne » ?

Les travaux de Géraldine Chatelard et Mohamed Kamel Doraï sur la gestion de la « crise irakienne » en Jordanie ont dénoncé un emploi abusif de l’aide internationale. Justifiée a priori par la supposée vulnérabilité des réfugiés, celle-ci a en réalité peu profité aux Irakiens et largement financé les services publics jordaniens (Chatelard et Doraï 2009). Doit-on envisager la question syrienne avec le même scepticisme ? Certains analystes dénoncent l’exagération, voire l’instrumentalisation, par le gouvernement du « coût des réfugiés » (Le Jordan Times, le 4 février 2013) ces derniers étant même parfois présentés comme une ressource (Le Jordan Times, Le 18 janvier 2014). L’économiste Yusuf Mansur, qui publie régulièrement dans le Jordan Times, va jusqu’à accuser le gouvernement de tirer parti de la « crise syrienne » pour s’assurer une importante rente grâce à l’aide internationale (Le Jordan Times, le 17 février 2014).

Le manque de clarté dans la distinction entre ce qui relève de l’action humanitaire et du développement fait de la production des documents de planification de la sortie de crise un enjeu majeur. Les quinze dernières années auraient ainsi vu naître au sein des Nations Unies le besoin de coordonner davantage l’aide humanitaire et l’aide pour le développement pour une meilleure gestion de crise (Bocco et al. 2009). Le terme de « relèvement » (recovery) est alors utilisé pour désigner cette nécessaire articulation, et fait écho avec celui de « résilience », employé par le gouvernement jordanien et ses partenaires des Nations-Unies – terme qui laisse cependant place à une importante ambiguïté. Ainsi, à l’échelle nationale et intersectorielle, deux documents sont en concurrence : le National Resilience Plan (NRP), produit par le gouvernement jordanien, et le Regional Response Plan 6 (RRP6), produit par le HCR [5]. Bien que ces deux documents semblent issus de la même méthodologie visant à intégrer les principes de la réponse humanitaire et du développement, leurs finalités diffèrent : le RRP6 est davantage orienté vers l’urgence et l’action humanitaire alors que le NRP insiste sur l’action sur le long erme en mettant en avant les intérêts de la Jordanie et des Jordaniens. Le bouclage quelque peu précipité de ce document en vue de la tenue au Koweït de la « deuxième conférence internationale des donateurs pour la Syrie » en janvier 2014 est révélateur des enjeux économiques de la définition des objectifs. La production du discours sur le « coût des réfugiés » n’est toutefois pas l’apanage du gouvernement : de nombreux rapports produits par les ONG insistent également sur celui-ci dans une logique d’appel à dons ; au risque de produire une image négative des Syriens auprès de la population jordanienne.

Des tensions préoccupantes

Si la question de l’instrumentalisation de l’aide internationale fait débat, le sentiment d’abandon de la population jordanienne est préoccupant. Selon des enquêtes menées en 2014, 39 % des Jordaniens ont une vision négative, voire très négative des Syriens (respectivement 24 % et 15 %) (REACH 2014). Les réfugiés syriens, qui représentent une population vulnérable et largement dépendante de l’aide étrangère, sont accusés de s’accaparer celle-ci, de prendre les emplois des Jordaniens et, pour ce qui est de l’eau, de consommer à outrance sans se préoccuper de préserver les ressources jordaniennes. Ce climat de tension, très préoccupant, est de plus en plus pris en compte par les ONG qui s’interrogent sur les conséquences de programmes largement focalisés sur les réfugiés.

Figure 1 : Une vue aérienne du camp de Zaatari, proche de la frontière syrienne

© Sharnoff’s Global Views, 2014

En effet, si le gouvernement impose que pour chaque projet d’aide aux réfugiés, 30 % des bénéficiaires soient Jordaniens, la focalisation des ONG sur les Syriens et notamment sur le camp de Zaatari (voir la photo ci-dessus) provoque le mécontentement de la population locale. Selon le même rapport de REACH, 78 % des Jordaniens considèrent que l’aide humanitaire n’est pas attribuée de manière juste. Un article publié sur le site IRINnews le 30 juillet 2013 relate le sentiment de délaissement des populations jordaniennes du village avoisinant le camp, et les effets pervers de l’action humanitaire (l’augmentation du prix de l’eau achetée au secteur privé en est le principal exemple).

À Mafraq, ville moyenne proche de la frontière syrienne et du camp de Zaatari (voir carte ci-dessus), le déficit en eau a été multiplié par quatre, le temps de latence entre deux distributions a augmenté pour parfois dépasser une semaine et l’autorité de l’eau est de plus en plus contrainte de louer des puits privés pour répondre à la demande. Essuyant le mécontentement de la population malgré leur faible pouvoir d’action, les acteurs locaux se sentent impuissants et expriment un fort ressentiment envers l’action des ONG – accusées de ne se préoccuper que des Syriens – comme envers celle du gouvernement.

L’organisation de la « résilience » au risque d’un regain de tension

Garant de la paix sociale et de la pérennité du gouvernement jordanien, le système déjà instable de la distribution en eau est fragilisé par la « crise syrienne ». La question de l’opportunité de sa réforme – très connotée idéologiquement – fait d’autant plus débat qu’elle génère d’importantes tensions. Les acteurs de l’aide internationale, qui tendent à mettre le pays en conformité avec les principes du néolibéralisme, semblent tempérer leur discours face au gouvernement jordanien, qui oscille entre une politique paternaliste et clientéliste et l’ouverture imposée par les exigences néolibérales de dérégulation promues par les institutions financières supranationales.

L’organisation de ladite « résilience » est cependant source d’importantes controverses. L’impératif de pacification semble légitimer le fait que les ONG, présentes de longue date en Jordanie, prennent en charge des projets qui relèveraient a priori des organismes de développement. Elles renforcent ainsi les rapports d’interdépendance entre le gouvernement et l’aide internationale [6], source de nombreux débats entre la nécessité d’une intervention d’urgence auprès des réfugiés, d’une aide humanitaire plus complète incluant les Jordaniens pauvres et d’une aide au développement pour un pays secoué par les nombreuses crises régionales. S’il est clair qu’une partie importante de la population jordanienne est paupérisée et fait indubitablement les frais de la « crise syrienne », il pourrait être intéressant de faire le lien entre la forte demande des Jordaniens vis-à-vis de l’aide humanitaire et la baisse considérable des aides gouvernementales pour les populations les plus pauvres (Ababsa 2013b).

Si la crise économique entache la capacité du gouvernement à poursuivre un mode de gestion qui lui assurait l’allégeance de sa population contre des services publics bon marché financés par l’aide étrangère, la « crise syrienne » peut être lue comme une nouvelle opportunité de relancer ce système clientéliste – les bailleurs de fonds ayant tout intérêt à ce que le pouvoir reste stable. Cependant, la colère grandissante de la population ajoute un facteur d’incertitude qui, d’un côté comme de l’autre, nécessite d’être pris en compte.

Bibliographie

  • Ababsa, M. 2011. « Citoyenneté et question urbaine en Jordanie », in Ababsa, M. et Daher, R. (dir.), Villes, pratiques urbaines et construction nationale en Jordanie, Cahiers de l’Ifpo n° 6, Beyrouth : Presses de l’Ifpo.
  • Ababsa, M. (dir.) 2013a. Atlas of Jordan. History, Territories and Society, Beyrouth : Presses de l’Ifpo.
  • Ababsa, M. 2013b. « “Deux pas en avant, un pas en arrière” : comment réformer la Jordanie », Moyen-Orient, n° 19.
  • Abu-Sada, C. et Challand, B. (dir.). 2012. Le Développement, une affaire d’ONG ?, Paris : Karthala.
  • Bocco, R. Harrison, P. et Oesch, L. 2009. « Recovery », in Chetail, V. (dir.), Post-Conflict and Peacebuilding : A Lexicon, Oxford : Oxford University Press, p. 268-278.
  • Chatelard, G. et Dorai, K. M. 2009. « La présence irakienne en Syrie et en Jordanie. Dynamiques sociales et spatiales et mode de gestion par les pays d’accueil », Maghreb-Machrek, n° 199 (numéro spécial « Les migrations au Proche-Orient »), p. 43-60.
  • Darmame, K. et Potter, R. B. 2009. « Gestion de la rareté de l’eau à Amman : rationnement de l’offre et pratiques des usagers », Espaces et Sociétés, vol. 139, n° 4, p. 71-89.
  • Government of Jordan. 2009. Water for Life, Jordan’s Water Strategy, official report, Amman.
  • Government of Jordan. 2014. National Resilience Plan 2014-2014, official report, Amman.
  • Larzillière, P. 2013. La Jordanie contestataire. Militants islamistes, nationalistes et communistes, Paris : Actes Sud.
  • Mansur, Y. 2013. « The cost of refugees », Jordan Times, 4 février.
  • Mansur, Y. 2014. « Refugee arithmetic », Jordan Times, 17 février.
  • REACH. 2014. Understanding Social Cohesion and Resilience in Jordanian Host Communities, assessment report, juin.
  • Zawahri, Z. A. 2012. « Popular Protests and the Governance of Scare Fresh Water in Jordan », The Arab World Geographer, vol. 15, n° 4, p. 67-301.
  • Zyck, S. 2014. « Helping refugees makes business sense », Jordan Times, 18 janvier.

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Une version anglophone de cet article, intitulée « Water Management in Jordan in Response to the Syrian Crisis : Between Neoliberal Pressures and Social Tensions », a été publiée dans la revue Jadaliyya, le 21 avril 2015.

Pour citer cet article :

Eliott Ducharme, « La gestion de l’eau en Jordanie face à la « crise syrienne » : entre transition néolibérale et tensions sociales », Métropolitiques, 24 juin 2015. URL : https://metropolitiques.eu/La-gestion-de-l-eau-en-Jordanie.html

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