Familier
A. Fait d’être (comme un) enfant.
1. Rare. Aspect physique caractéristique d’un enfant.
2. [Gén. à propos d’une pers. adulte] Manque de maturité, de réflexion dans le comportement. (Quasi-)synon. Puérilité.
B. P. méton.
1. Manifestation extérieure (paroles, actes, etc.) de ce manque de maturité.
2. Réalisation sans grand intérêt qu’on pourrait attribuer à un enfant. Synon. bagatelle, futilité.
Extrait du dictionnaire Le Trésor de la langue française, 2015.
Je suis sociologue du politique avant d’être photographe. Pourtant, à force de multiplier les clichés et les projets ces dernières années, de parcourir avec avidité les monographies consacrées à quelques « grands photographes » [1] ou encore de baguenauder sur les innombrables sites ou blogs dédiés à la photographie, j’ai fini par me convaincre qu’il ne s’agissait pas seulement d’un « loisir », pratiqué en dilettante, mais que cette activité participait de mon identité de chercheur en sciences sociales et de mon intérêt pour les questions urbaines notamment ; et, par extension, que le résultat de ce travail méritait peut-être d’être montré, soumis aux regards et aux jugements extérieurs.
L’absence de temps, nécessaire à la transformation d’une pratique occasionnelle en démarche plus systématique, mais surtout le manque de confiance en soi et le sentiment d’illégitimité qui collent à la peau de l’autodidacte, suffisent le plus souvent à dissuader toute velléité de « publication » (au premier sens du terme), ou à la remettre à plus tard.
Une disponibilité professionnelle d’un an et les encouragements bienveillants d’amis, photographes comme sociologues [2], m’ont aidé à franchir le pas : ce fut l’organisation d’une première exposition publique, à Montréal en mai 2015, réunissant une série de photos autour du thème des enfants dans l’espace public. Ce sont ces photos qui alimentent le portfolio publié par Métropolitiques, en complément du dossier consacré aux « enfants dans la ville » paru en avril 2015. Si ces deux démarches n’étaient donc pas concertées (il s’agit plutôt d’une belle coïncidence), j’aimerais montrer en quoi elles entrent finalement en résonance.
Ceci me conduira à questionner les usages de la photographie en sciences sociales et les limites de la démarche qui fut la mienne : celle d’un sociologue s’improvisant photographe, plus que d’un sociologue mobilisant la photographie comme support d’enquête. Je défendrai pour finir l’idée d’un certain parallélisme entre les méthodes d’enquête photographiques et sociologiques disponibles, dont le choix conditionne dès lors de manière assez semblable la portée interprétative.
© Fabien Desage.
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Le photogénisme prêté aux enfants
Cette série de trente photographies est le fruit d’une sélection, opérée parmi une bonne centaine de clichés, pris entre 2012 et 2015 au Canada et aux États-Unis pour l’essentiel, sur lesquels figuraient des enfants dans des espaces publics – c’est-à-dire la rue, les transports publics ou des lieux ouverts –, avec ou sans leur(s) parent(s). Des enfants et des parents que je connaissais (parfois), que je rencontrais au hasard de mes pérégrinations photographiques (le plus souvent). Ce sont donc des photographies prises « sur le vif », sans pose.
Cent clichés, à l’issue d’un premier tri et du travail de développement numérique, c’est beaucoup, surtout pour un photographe relativement économe de ses déclenchements, et j’ai d’abord essayé de comprendre cette saillance. Pourquoi les enfants étaient-ils si présents sur les photographies que j’avais choisies de conserver ou, pour le dire autrement, comment justifier de leur intérêt comme sujets photographiques ?
Cette question renvoie de prime abord au « photogénisme » qui leur est généralement et indistinctement prêté, et les constitue en sujets de choix des photographes, amateurs – que l’on songe aux « photos de famille » – ou professionnels. La première série de photos présentées dans le portfolio traite d’ailleurs de ce rapport des enfants à la caméra, quand le sujet photographié pose inopinément, joue, ou se joue de sa condition de « sujet », voire défie le photographe.
J’ai cependant cherché à contextualiser et à dénaturaliser ce photogénisme, c’est-à-dire à ne pas l’associer à des propriétés physiques ou esthétiques des enfants mais, plutôt, à leurs manières de se comporter, de se tenir – ou de ne pas se tenir – dans l’espace public, qui en font des « personnages urbains à part », d’autant plus intéressants pour le photographe que leurs manières (bonnes et mauvaises) divergent sensiblement de celles des adultes, qu’elles donnent dès lors à voir en « négatif », si j’ose la métaphore.
L’espace public, entre disciplines et indisciplines
Les travaux des sociologues interactionnistes l’ont bien montré : la présence dans l’espace public prescrit et proscrit un ensemble de comportements, attitudes, postures corporelles, « présentation de soi », manières de se mouvoir, d’interagir ou de s’éviter.
Si l’espace public est donc avant tout facteur d’ordre, de pratiques réglées et prévisibles (en somme de disciplines), mes photos reflètent plutôt la propension des enfants à « sortir des cadres » – photographiques et de l’interaction –, à rompre l’ordre des situations, plus souvent que ne le font les adultes : par le jeu, l’indiscipline, mais aussi par l’ennui ou la rêverie.
Autant d’échappées, introverties ou extraverties, qui contribuent sans doute là encore au « photogénisme » qui leur est prêté, et révèle en creux les normes du monde des adultes auxquelles ils sont progressivement et variablement soumis. L’interprétation du travail photographique fait ici directement écho aux propos de mes collègues de Métropolitiques dans leur introduction au dossier dédié aux enfants dans la ville : « Ce point de vue décalé sur la “normalité”, telle qu’incarnée et mise en œuvre par et dans le monde adulte, constitue l’enfant en être “garfinkelien” par excellence : en se montrant “incompétent”, en produisant des effets de rupture de l’ordre le plus ordinaire, en nous offrant une perspective oblique sur nos pratiques trop familières pour être vues (seen but unnoticed), il nous rend visible la normativité sous-jacente, la questionne, lui ôte son évidence » (Gayet-Viaud, Rivière et Simay 2015).
La relation entre enfant(s) et parent(s) – que ces derniers soi(en)t présent(s) ou « hors-champ » – est l’autre élément dont les photographies réunies livrent quelques fragments. Si la manière d’être parent en public est fortement prescrite elle aussi, valorisant l’attention, la proximité et la complicité, certains clichés suggèrent une certaine distance et la possibilité – même fugace – d’un quant-à-soi. Ce sont ces moments de relâchement de l’attention et du contrôle parentaux que j’ai cherché à capter, de façon plus systématique à mesure que s’affirmait et que se précisait mon projet. Fixer ce qui s’apparente à des moments de liberté ou de transgression des normes établies a quelque chose de jubilatoire en soi, mais interroge inévitablement la portée interprétative de ces clichés.
Ce que disent… et ne peuvent pas dire ces photos
L’essor de la photographie est contemporain de celui des sciences sociales. Pourtant, à quelques exceptions près [3], celle-ci est absente ou réduite à un rôle secondaire dans le travail d’enquête. Si la sociologie visuelle constitue désormais un sous-champ de la sociologie spécifiquement dédié à l’analyse des images et par l’image, ses autres sous-champs – et les sciences sociales en général à l’exception notable de l’anthropologie [4] – ont peu mobilisé la photographie comme technique de collecte de données ou d’objectivation de la réalité. Au mieux, celle-ci vient illustrer le propos.
Il me semble que la portée interprétative des photographies (ce qu’on peut en inférer) dépend très largement, et avant tout, de la posture d’enquête – formalisée ou non comme telle – du photographe. Sur ce point, « Enfantillages » n’a pas été conçue pour servir ou accompagner une recherche sociologique, qui en aurait en quelque sorte défini préalablement les objectifs et les contours. Il s’est plutôt agi d’une démarche inductive (et pour moi initiatique), où la recherche de la « bonne » composition et de l’instantané suggestif a été première et m’a conduit, seulement dans un second temps, à prendre conscience de la récurrence de ce sujet (enfants et parents dans l’espace public), puis à réfléchir à sa signification. Ceci a eu pour effet d’orienter progressivement mon regard photographique, m’incitant à capter de manière plus systématique les petites indisciplines, les relâchements qui donnent à voir et percevoir l’ensemble des règles non écrites qui structurent les comportements dans l’espace public et leur mise en scène. D’inductive au début, la démarche est ainsi devenue plus déductive. Les dernières photos en date (2015) ont ainsi été prises avec un ensemble d’intentions en tête, qui étaient sous-jacentes et moins formalisées lors des premiers clichés (de 2012).
Il en découle que ces photos en disent plus sur l’espace public lui-même, ou sur certaines formes routinisées de la relation parent(s)/enfant(s) [5], que sur les sujets photographiés, qui apparaissent dès lors relativement « interchangeables » [6].
Posture d’enquête et portée du travail photographique
Pour que des photos puissent livrer quelques traits propres et intimes des individus photographiés (posant du même coup de manière beaucoup plus aiguë la question du consentement des personnes photographiées), encore faut-il que le photographe puisse préalablement enquêter sur ces derniers, avec des méthodes qui ne sont alors pas très éloignées de celles de la sociologie compréhensive (entretiens, observations sur la longue durée, immersion dans un milieu) et se distinguent sensiblement de celles qui caractérisent la photographie de rue, qui repose en quelque sorte sur le maintien de l’anonymat du « passant ordinaire », dont l’image a été capturée mais dont on ne sait rien [7].
C’est uniquement le travail d’« enquête » qui permet au photographe de composer des images qui auront une chance de « ressembler » au sujet photographié ou, plus exactement, à ce qu’il en a perçu et retenu. L’œuvre du photographe américain Walker Evans sur la grande dépression des années 1930, la démarche documentaire de Raymond Depardon sur les mutations du monde paysan (2009), d’Alain Chagnon sur la jeunesse ouvrière québécoise, ou plus récemment du collectif La France vue d’ici relèvent de cette catégorie, où l’enquête, l’immersion dans un milieu, parfois de longue durée, accompagnent et guident le geste photographique. Du côté des sociologues, le travail photographique de Douglas Harper parmi les vagabonds aux États-Unis est souvent cité en exemple de cette démarche immersive, où le cliché conclut un long travail d’observation et de légitimation de la présence du photographe.
Sans ce long travail préparatoire, sans le texte qui accompagne le plus souvent les images, et permet de les « faire parler » et de guider leurs interprétations, le photographe ne peut réellement prétendre réaliser des « portraits », dans l’acception forte et signifiante du mot, qui présume la capacité d’une photographie à livrer une part de la « vérité » d’un individu ; que cette vérité lui soit en quelque sorte « arrachée », ou qu’elle implique sa coopération jusque dans la pose et la mise en scène [8].
Faut-il en conclure pour autant que les photographies de rue n’auraient que peu d’intérêt pour les sciences sociales ? Probablement pas. Pour autant qu’on situe un peu mieux la portée respective des diverses pratiques photographiques, qui ne sont pas sans lien avec les méthodes d’enquête souvent implicites qu’elles adoptent : à la photographie documentaire, la possibilité de figurer l’effet de trajectoires sociales, de socialisations, le poids des structures et des inégalités sociales « incorporées », également perceptibles dans les gestes ou dans l’environnement matériel des sujets photographiés ; à la photographie de rue, la capacité de mettre au jour certaines des règles de l’espace public et de l’ordre invisible qui le régit (Edelman 2012), et se manifestent au travers des disciplines, des rites d’interaction et de présentation de soi, mais aussi de la présence ou de l’absence de certains groupes dans ces espaces. Ainsi, la photographie de rue, pour peu qu’elle soit relativement systématique et réflexive, offre un outil précieux pour repérer et documenter les formes de la ségrégation socio-spatiale, certains ressorts de la gentrification ou encore les inégalités de fréquentation genrée des espaces urbains.
Si « Enfantillages » appartient sans conteste à la seconde catégorie, mes intérêts de recherche me portent plutôt à explorer désormais la première démarche (documentaire), afin d’essayer d’articuler plus explicitement encore, et de manière moins « fortuite », ma pratique de la photographie à mes questionnements de sociologue.
Bibliographie
- Collectif, 2007. « Arrêt sur images. Photographie et anthropologie », Ethnologie française, vol. 37.
- Depardon, R. 2009. La Terre des paysans, Paris : Seuil.
- Edelman, M. 2012. « L’espace et l’ordre social », Politix, n° 97, p. 9‑24.
- Gayet-Viaud, C., Rivière, C. et Simay, P. 2015. « Les enfants dans la ville », Métropolitiques, 8 avril.
- Harper, D. 2005. Good Company : A Tramp Life, Boulder : Paradigm.
- Maresca, S. et Meyer, M. 2013. Précis de photographie à l’usage des sociologues, Rennes : Presses universitaires de Rennes.