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Essais

L’enfant : un impensé du travail de conception architecturale ?

La trajectoire réflexive de Louis Kahn
Comment les architectes pensent-ils les enfants dans la ville ? Rares sont ceux qui leur consacrent une authentique réflexion et prennent en comptent la spécificité de leurs besoins et de leurs usages urbains. Bendicht Weber revient toutefois sur la pensée de Louis Kahn qui s’est efforcé, au-delà des normes impératives de protection, de réfléchir aux enjeux que soulève la détermination du sens et de la forme des espaces qui leur sont dévolus.

Dossier : Les enfants dans la ville

L’enfant, dans les projets d’aménagement urbain, reste fréquemment considéré comme un « accessoire » du monde des adultes, dont l’hétérogénéité et la diversité sont à leur tour ignorés. Des dispositifs spatiaux conçus pour l’enfance, tels les cours d’écoles et les équipements de jeux, révèlent souvent une difficulté à prendre en compte les aspects évolutifs et imprévisibles de la vie urbaine : tout s’y rapporte à des comportements attendus et à l’exigence du moindre risque. Or les enfants, de tempérament ludique, ne se conforment que rarement, et certainement moins que les adultes, à des usages attendus.

Chez les concepteurs des espaces urbains, l’enfant apparaît souvent dans un argumentaire visant à légitimer a posteriori une proposition d’aménagement dans laquelle sa place est négligeable. Un discours se référant à l’enfant peut ainsi prétexter un aménagement attentif à cet usager jugé vulnérable, ou encore argumenter une proposition rassurante car attentive aux dangers censés le guetter lorsqu’il échappe au contrôle des adultes. De tels discours véhiculent des représentations préconçues de l’enfant qui ne considèrent chez lui que sa dimension d’être fragile, inattentif et turbulent. De façon générale, ce dernier est avant tout considéré par le travail de conception comme une source de contraintes.

La communication des projets, soutenue par un fort développement de l’infographie, met désormais en scène non seulement un cadre bâti, mais aussi les usages et les usagers futurs. Les représentations d’enfants s’y multiplient. Restituant la plupart du temps des postures et des comportements stéréotypés, ces images nous renvoient une question pressante : si l’enfant y apparaît comme usager fictif des espaces projetés, dans quelle visée et à partir de quels fondements cette fiction est-elle construite ?

Pour réfléchir à ces questions nous proposons ici de revenir sur la trajectoire d’un concepteur –Louis I. Kahn [1] – qui a, pour sa part, consacré une partie importante de son travail à l’intégration de l’enfant dans les espaces urbains. En relevant dans ses discours et projets les éléments d’une trajectoire réflexive exceptionnelle sur le sujet, nous pourrons étudier au fil de son parcours la façon dont il a construit sa fiction de l’enfant, et les conséquences qu’il en a tirées dans son approche de l’espace urbain. Nous tâcherons d’en déduire quelques enseignements plus généraux sur les usages de la ville par l’enfant, tels qu’appréhendés dans la conception architecturale et urbaine.

Contre l’hégémonie de l’automobile : vers un espace urbain hospitalier à l’enfant

Une préoccupation pour l’enfant apparaît dès les années 1940 dans les propositions d’aménagement urbain de Kahn, et notamment dans ses projets successifs pour la ville de Philadelphie. Cette figure devient chez lui un moteur d’analyses critiques de l’espace urbain existant et émergeant, mais aussi de propositions d’amélioration. Elle le conduit également à interroger les responsabilités d’une communauté lors de l’attribution de certains usages à ces espaces : « Dans la plupart des espaces urbains, les enfants jouent dans la rue… Il y a de toute manière trop de rues. Donc pourquoi ne pas transformer des rues inutiles en aires de jeu ? » [2] (Kahn et Stonorov 1943, p. 6‑7).

Dans les années 1950, Kahn publie les célèbres plans de mouvement pour le centre-ville de Philadelphie, généralement considérés comme les plus représentatifs de sa réflexion sur l’espace urbain (Kahn 1953). L’interprétation la plus courante y décèle la volonté du concepteur de conférer une expression monumentale aux parkings, qui constitueraient une sorte d’enceinte protectrice autour d’un centre-ville largement réservé aux piétons. Or ces interprétations délaissent souvent, concernant ces mêmes projets, des dessins qui placent le point de vue à l’intérieur des rues du centre-ville pour en donner à voir les usages et les usagers. Très visiblement, les projets de Kahn sont portés par une volonté d’attribuer à l’automobile sa juste place, mais sans l’éliminer complètement du centre-ville.

Figure 1. « Chestnut Street as a pedestrian way » (à gauche) et « Market Street as dock » (à droite)

Dessins de l’architecte publiés dans « Toward a Plan for Midtown Philadelphia » (Kahn 1953). © Louis I. Kahn Collection, the University of Pennsylvania and the Pennsylvania Historical and Museum Commission (pour les deux illustrations).

Les propositions de Kahn visent surtout à favoriser la reconquête des espaces-rues par et pour une vie urbaine incluant obligatoirement les enfants. Les exemples qu’il tient à illustrer par des perspectives – Market Street et Chestnut Street – portent sur des espaces qui sont à l’époque emblématiques de l’invasion du centre-ville par l’automobile.

Figure 2. Principe d’organisation de quartiers résidentiels en périphérie de Philadelphie

Dessins publiés dans « Toward a Plan for Midtown Philadelphia » (Kahn 1953). © Anne Griswold Tyng Collection, the Architectural Archives, University of Pennsylvania (à gauche) et © Louis I. Kahn Collection, the University of Pennsylvania and the Pennsylvania Historical and Museum Commission (à droite).

D’autres projets contemporains traduisent cette même attention aux enfants. Kahn mène alors avec sa principale collaboratrice, Anne Tyng (1920‑2011), des études prospectives pour des nouveaux quartiers résidentiels à la périphérie de Philadelphie. Ils proposent des allées automobiles en cul-de-sac, et à l’arrière des habitations un système de sentiers et de placettes à l’écart de la circulation automobile, destiné en premier lieu aux plus jeunes.

Contre le fonctionnalisme et la spécialisation : vers des espaces partagés

Dans ces projets de 1953, Kahn et Tyng s’inquiètent de la transformation de l’espace public en simple voie de circulation, et du risque de voir disparaître la rue en tant que lieu de vie communautaire [3]. Ils parviennent à ériger l’enfant en étalon de mesure et en révélateur permettant de critiquer les transformations très générales qui sont en cours. Dans une ville qui accorde une place de plus en plus prépondérante à l’automobile, l’enfant se trouve marginalisé, voire exclu.

Dans un premier temps, Kahn et Tyng préconisent comme réponse un réseau d’espaces publics protégés des dangers de la circulation automobile. Avec le projet d’aménagement de la Aspen Promenade dans le quartier de Mill Creek (1954), Kahn fera un pas de plus en prenant pleinement de la distance vis-à-vis des doctrines dominantes, qui stipulent une distinction entre voie piétonne et voie de circulation automobile. L’attention aux enfants le conduit à mettre en perspective un espace public qui refuse autant que possible des aménagements spécifiques à tels ou tels usages, et qui tente, au contraire, de favoriser les relations entre usagers : entre automobilistes et piétons, entre enfants et adultes, entre enfants, etc.

Figure 3. « The Promenade », dessin de Kahn pour le projet de Mill Creek (Aspen Promenade)

Dessin publié dans Louis I. Kahn. Complete Work 1935‑1974 (Ronner et Jhaveri 1987), p. 41. © Venturi, Scott Brown and Associates, Inc., Venturi, Scott Brown Collection, the Architectural Archives, University of Pennsylvania.

Il faut se souvenir qu’à la même époque Le Corbusier met en œuvre à Chandigarh sa fameuse théorie des sept voies [4], avec une hiérarchie et une différenciation fonctionnelle très affirmées. Kahn n’intègre de ces propositions que l’idée des voies rapides. Il tente pour le reste de réintroduire la place du piéton partout, ce qui le conduit à réfléchir de plus en plus finement à des aménagements qui favorisent la coprésence, la cohabitation, le partage.

Si les projets de Kahn pour la ville de Philadelphie sont débattus publiquement, ils sont perçus par de nombreux acteurs comme étant en décalage avec une approche fonctionnaliste en plein essor. Ils rencontrent notamment l’opposition d’Edmond Bacon, directeur de la puissante Philadelphia City Planning Commission de 1949 à 1970. Les propositions de Kahn ne serviront dès lors qu’indirectement, et souvent bien plus tard, à l’aménagement du centre-ville et de divers quartiers de Philadelphie. De son vivant, il n’aura pas l’occasion d’intervenir, tel qu’il a pu le proposer dans ces projets, en vue de la reconquête d’espaces publics existants pour en faire des espaces partagés.

La rue comme lieu d’apprentissage de soi

Mais d’où vient donc chez Kahn cette préoccupation pour un espace urbain accueillant pour les enfants ? Contraint en 1906 de fuir avec ses parents le milieu rural de l’île estonienne de Saaremaa, Kahn découvre les rues de Philadelphie à l’âge de cinq ans, des rues qui ne désemplissaient pas et où le déplacement à pied domine. Plus de soixante années plus tard, l’architecte évoque lors de conférences et d’entretiens son vécu d’enfant à Philadelphie, mobilisant ainsi vers la fin de sa vie sa propre expérience de l’espace urbain comme enfant.

À lire les conférences de Kahn, l’enfant, de manière d’abord intuitive puis de plus en plus consciente, engage une relation active avec son environnement. Voulant voir, toucher, sentir, entendre, faire résonner, il entretient une relation sensorielle intense avec l’espace et ses configurations, à la différence de l’adulte qui, assuré de son jugement, pense pouvoir se satisfaire d’une approche d’ordre principalement pratique et visuel. Pour l’enfant, l’espace constitue un partenaire dans une démarche et un processus d’apprentissage qui lui sont vitaux, un partenaire clef pour la découverte de ses sens et de son corps, et ainsi des formes, des dimensions, des couleurs, des sons, des matières, des matériaux, de l’herbe, de l’eau, du vent, de la lumière ou encore de l’ombre.

Kahn raconte en 1973 : « J’essayais toujours de tester mes capacités physiques. On m’envoyait à l’épicerie. Il y avait une petite rue ; j’essayais toujours de la traverser d’un bond. La distance était réelle, mais pas impossible à franchir. Quand j’étais petit, la pointe de mes pieds touchait toujours le bord de la rue, pas le trottoir. Une fois j’y suis presque arrivé, mais je suis tombé en arrière et ma tête a heurté la chaussée. Quelqu’un m’aida à ramasser les provisions. Je perdis la vue. Je ne voyais rien. Je savais où je me trouvais et je rentrai à la maison en pensant à ce qui arriverait si je perdais la vue. J’étais prêt à m’adapter là, tout de suite. Je montai les trois étages et fis croire que tout allait bien. Je m’assis dans un coin et la vue me revint. » [5]

L’architecte rappelle, par ce récit, qu’un espace aménagé doit pouvoir s’interpréter et s’apprécier aussi bien avec les yeux, le corps et l’esprit d’un enfant, qu’avec les yeux, le corps et l’esprit d’un architecte expérimenté.

La rue comme lieu de confrontation à des altérités

Mais pour Kahn, la rue devient aussi pour l’enfant un lieu d’apprentissages de l’espace social. Au moment de son décès [6] est publiée l’une de ses dernières conférences publiques, vibrant appel à travailler davantage une offre urbaine rendue présente par les rues et tout ce qui les borde, à partir notamment du point de vue de l’enfant. Faisant une nouvelle fois référence à la mémoire de son enfance à Philadelphie, l’architecte évoque l’enfant découvrant les rues et les espaces qui s’y ouvrent : « La ville est essentiellement un lieu de rencontre. Elle se jauge au caractère de ses disponibilités. […] Quand j’étais jeune, j’allais au club de dessin graphique. […] Un samedi, j’arrivai de bonne heure. […] La salle à droite de l’entrée était ouverte. […] Je remarquai que le piano était ouvert. […] Je m’assis et jouai la deuxième rhapsodie hongroise, pas comme elle était écrite, puisque je ne pouvais pas lire. Quand je quittai la pièce, je m’aperçus que plusieurs personnes avaient écouté. Elles me demandèrent de jouer le lendemain à un concert que le club symphonique donnait dans cette salle. […] Une ville devrait être telle qu’un petit garçon puisse ressentir, en marchant dans les rues, ce qu’il voudra être un jour » [7].

Selon Kahn, l’espace urbain apparaît à l’enfant comme un lieu de découvertes d’altérités multiples, d’autres personnes, d’autres savoirs, d’autres savoir-faire. Ce potentiel de rencontres a permis au futur architecte au moins trois apprentissages qui lui permettent d’inscrire son parcours de vie dans un lien aux autres : il gardera le goût pour la musique et jouera du piano toute sa vie, il restera un dessinateur passionné et généreux, et il sera un architecte qui ne cessera de questionner l’espace urbain. Se souvenant de son enfance, Kahn éprouve Philadelphie comme un environnement qui lui a permis de grandir, de former sa personnalité, et de fonder sa conception de la ville sur une relation essentielle. L’espace urbain lui apparaît indispensable dès lors que les citadins y trouvent ce qu’il appelle des availabilities, des disponibilités : des découvertes, des rencontres, des échanges, des lieux, des gens, des idées.

De la trajectoire réflexive à la trajectoire cognitive

Il ne s’avère aucunement neutre d’introduire l’enfant dans les préfigurations des projets d’espaces urbains. Ce qui précède nous a permis de mesurer l’importance que prend pour le concepteur sa trajectoire réflexive, qui devient aussi une trajectoire cognitive. La figure fictive de l’enfant évolue ainsi chez Kahn de projet à projet, d’année en année, vers une complexité grandissante. Usager vulnérable en attente de protection dans les projets des années 1950, l’enfant devient dans les projets ultérieurs, à travers l’intégration des relations qu’il développe avec l’espace urbain, un habitant actif et exigeant. Lorsque Kahn se met à construire pas à pas cette figure fictive de l’enfant, à laquelle il intègre des dimensions fort différentes dont font in fine partie des éléments autobiographiques, il construit conjointement sa propre compréhension de l’espace urbain et de son projet. La figure fictive de l’enfant se constitue ainsi chez Kahn en référent d’une réflexion sur les attendus concernant l’espace urbain en général, et l’espace public en particulier. En faisant mûrir sa réflexion, Kahn s’oriente vers un travail de conception qui aborde l’enfant comme un habitant de l’espace urbain qui exige mieux que n’importe quel autre usager de comprendre et de traiter une attente en termes de disponibilités, d’availabilities.

Bibliographie

  • Jacobs, J. 1961. The Death and Life of Great American Cities. The Failure of Town Planning, New York : Random House.
  • Kahn, L. I. 1953. « Toward a Plan for Midtown Philadelphia », Perspecta. The Yale Architectural Journal, n° 2, p. 10‑27.
  • Kahn, L. I. 1996. Silence et Lumière. Choix de conférences et d’entretiens, 1955‑1974, Paris : Éditions du Linteau.
  • Kahn, L. I. et Stonorov, O. 1943. Why City Planning is Your Responsibility, New York : Revere Copper and Brass.
  • Le Corbusier. 1953. Œuvre complète. Volume 5 : 1946‑1952, Zürich : Verlag für Architektur (Artemis).
  • Ronner, H. et Jhaveri, S. (dir.). 1987. Louis I. Kahn. Complete Work 1935‑1974, seconde édition révisée et élargie, Bâle/Boston : Birkhäuser.
  • Sennett, R. 1977. The Fall of Public Man, New York : Knopf.

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Pour citer cet article :

Bendicht Weber, « L’enfant : un impensé du travail de conception architecturale ?. La trajectoire réflexive de Louis Kahn », Métropolitiques, 15 avril 2015. URL : https://metropolitiques.eu/L-enfant-un-impense-du-travail-de-conception-architecturale.html

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