Notre ouvrage La Politique confisquée a été présenté à de nombreuses reprises, devant des publics variés : universitaires, fonctionnaires territoriaux, élus locaux, militants, syndicalistes. Il a donné lieu à des discussions stimulantes et a fait l’objet de plusieurs recensions (savantes, journalistiques, politiques) et de retours plus informels (courriels, témoignages), qui ont enrichi nos interprétations et nos hypothèses. L’occasion nous est offerte ici d’en faire un premier bilan, de répondre à certaines remarques et critiques et d’ouvrir quelques pistes nouvelles. Elles nous conduiront, pour l’essentiel, à insister davantage sur la nécessité de connecter l’étude de l’intercommunalité à d’autres objets et questionnements, comme l’élaboration et la mise en œuvre d’une réforme par l’État, l’exercice du métier politique ou encore l’évolution des liens entre délibération et décision en démocratie.
Il faut aujourd’hui « normaliser » l’étude de l’intercommunalité, c’est-à-dire notamment la sortir du champ spécialisé dans lequel elle s’est enfermée. Cette démarche permet de (re)nouer le dialogue avec des travaux et concepts issus d’autres terrains, parfois très éloignés, qui nous ont inspirés : qu’on songe aux études sur le fédéralisme, les coalitions partisanes, l’intégration européenne ou encore sur la production et l’évitement des conflits. Elle permet surtout de restituer toute la portée sociale et politique du phénomène intercommunal qui interroge directement le fonctionnement de notre démocratie.
La réforme intercommunale « domestiquée » par les maires
Le développement des travaux universitaires sur l’intercommunalité a coïncidé avec le renouveau législatif de la fin des années 1990 (« loi ATR » [administration territoriale de la République] de 1992, puis « loi Chevènement » de 1999), qui a eu pour effet de centrer les discussions sur la question du « succès » ou l’ « échec » des réformes, et sur l’évaluation de leurs effets immédiats. Dans La Politique confisquée, nous essayons de nous dégager de ce questionnement normatif et de cette temporalité courte, en nous intéressant notamment à l’institutionnalisation de l’intercommunalité sur le temps long. Ce changement de focale révèle notamment l’importance des moments où « rien ne se passe » du point de vue de la loi, propices à un certain désinvestissement des maires et, dès lors, à des processus d’autonomisation discrète des établissements publics de coopération intercommunale (EPCI). À l’inverse, les réformes nationales de grande ampleur apparaissent comme des moments privilégiés de mobilisation et d’implication des maires, alors particulièrement soucieux de neutraliser les objectifs d’intégration supracommunale et de préserver leurs prérogatives. Autrement dit, nous avons montré que la capacité de mobilisation défensive des maires, variable selon le contexte, était centrale pour comprendre la plus ou moins grande autonomie de l’intercommunalité vis-à-vis des communes et les effets contradictoires des réformes.
Ce premier constat n’épuise pas complètement l’étonnement face à une réforme sans cesse remise sur le métier depuis deux siècles. En s’arrêtant sur les séquences réformatrices plus récentes, depuis les débuts de la Cinquième République jusqu’à aujourd’hui, on ne peut qu’être frappé par la similitude des dynamiques à l’œuvre, qui voient les groupes de hauts fonctionnaires réformateurs contraints d’intégrer les oppositions et les revendications des élus locaux et de leurs associations, relayées par les parlementaires. Tant et si bien que la réforme intercommunale, perçue comme une « menace » potentielle pour l’autonomie des communes dans les années 1960, est désormais défendue par la majorité des maires, qui sont parvenus à l’apprivoiser. Nous nous sommes attachés dans le livre à comprendre ce singulier retournement de l’histoire qui, plus largement, révèle les obstacles structurels, institutionnels et politiques à la réforme du local par l’État central en France.
Parmi ces obstacles, nous avons montré que les fameux « consensus communautaires » jouaient un rôle ambigu. La mise en place de ce mode de gouvernement politique collégial est, en effet, la condition de l’acceptation des EPCI par les maires, en même temps que le facteur principal de leur dépendance persistante vis-à-vis des communes. Ni la « culture locale », ni la « technicité » des dossiers intercommunaux, ni encore les « intérêts supérieurs du territoire », ni même le mode de désignation indirect des conseillers ne suffisent à expliquer la récurrence et la permanence des larges coalitions partisanes droite–gauche qui gouvernent les intercommunalités. En recherchant comment (plutôt que pourquoi) se nouent et se maintiennent ces « compromis », nous mettons l’accent sur les rouages de la machinerie politico-administrative qui œuvrent au « désarmement partisan » (Savary 1998), en vertu d’un principe supérieur partagé : la volonté de préserver la souveraineté mayorale, nonobstant les prérogatives intercommunales officielles. Loin des effets vertueux prêtés au « consensus communautaires », nous insistons donc plutôt sur ses « coûts », qui sont plus largement ceux de la dépolitisation de l’action publique. Ces conclusions ont donné lieu à plusieurs débats que nous voudrions restituer partiellement ici.
Ni concorde, ni affrontements : que sont donc les « consensus » communautaires ?
On ne le répétera jamais assez : le régime de consensus ne signe pas la disparition des conflits. Les conflits d’intérêts existent dans les instances intercommunales comme dans toute institution politique ou sociale. Seulement, ils prennent ici presque exclusivement la forme de conflits d’intérêts territorialisés entre communes, hors de toute inscription sociale, idéologique ou partisane. C’est « pour sa commune » qu’un maire s’oppose à l’accueil d’un équipement ou qu’il revendique davantage de dotation de solidarité communautaire (DSC), par exemple, et non en vertu d’un principe de justice ou de solidarité plus large et transposable. Le « consensus » fixe les objets de désaccord légitimes, les manières de les résoudre et les interlocuteurs autorisés, et exclut du même coup tous les autres.
Comme souvent dans les processus de négociations, ces « consensus » intercommunaux se nourrissent de « compromis », de « compensations », de « trocs », et reposent sur la très faible publicité – voire la stricte confidentialité – des échanges entre élus. Ceci évite le surgissement d’acteurs et d’enjeux extérieurs, pourtant susceptibles de repolitiser les choix, de rappeler les conseillers communautaires à certains de leurs engagements (partisans, électoraux, municipaux), peu compatibles avec les arrangements noués en coulisses. Mais cette clôture du jeu politique intercommunal contraint, en retour, ses protagonistes qui, voudraient-ils politiser les débats, se trouvent tenus au respect de règles collégiales, au respect des « bonnes mœurs communautaires ». Autrement dit, le « régime de consensus » favorise l’autonomie des maires vis-à-vis de leur conseil municipal, de leurs administrés ou des militants de leur parti, mais il les lie par la même occasion à un ensemble de règles corporatives particulièrement contraignantes et intrinsèquement dépolitisantes.
Tous les élus intercommunaux logés à la même enseigne ?
Le « droit de veto » informel accordé aux maires dans les EPCI, pour les projets qui concernent leur commune, aboutit contre toute attente à la réaffirmation de leur centralité dans le système politique intercommunal. Ce propos général mérite forcément des nuances, qui affinent le constat plus qu’elles ne le remettent en cause. Ainsi, des études précises montrent que le fonctionnement intercommunal est plus favorable aux maires les mieux dotés (Vignon 2009, Girard 2008). Il renforce le rôle sélectif de certaines ressources sociales (scolaires, partisanes) dans l’accès aux mandats de l’exécutif, au détriment des représentants issus des classes populaires, urbaines ou rurales. Corporatif et « consensuel », ce système intercommunal n’abolit donc pas les tendances inégalitaires et censitaires de la professionnalisation politique, bien au contraire.
Peut-on affirmer, par ailleurs, que tous les maires qui siègent dans les instances intercommunales y défendent exclusivement les intérêts de leur commune ? Cette question en recouvre en fait une autre – plus intéressante – sur ce que l’on entend par « intérêt municipal ». La définition par les maires de « l’intérêt de leur commune » est largement subjective, circonstanciée, à plus forte raison si – comme c’est souvent le cas – elle ne peut s’appuyer sur des chiffres. Elle est fluctuante également. Nous montrons, d’ailleurs, que certains élus se prennent parfois au jeu de leur mandat intercommunal, se mettent à croire dans la nécessité d’une autonomie de l’EPCI vis-à-vis des communes, notamment pour le secteur d’action publique dont ils ont la charge quand ils sont vice-présidents.
Constater les méandres de l’intérêt municipal, les luttes et les incertitudes autour de sa définition n’empêche pas de réaffirmer que les élus intercommunaux se conçoivent d’abord comme des représentants de leurs communes, et de leurs intérêts plus ou moins bien compris. Et que ce sont ces préférences municipales, fussent-elles variables, qui permettent encore le mieux de comprendre leurs prises de position dans ces arènes, notamment lorsque l’intérêt municipal semble menacé (comme lors du calcul de la DSC, de changements en matière de règles d’urbanisme, de projets d’installation d’équipements ou lors de la mise en œuvre de nouvelles réformes nationales). Si les maires ne sont pas toujours en mesure d’apprécier finement cet intérêt, s’ils peuvent se tromper, ils oublient rarement ce rôle fortement prescrit de courtier des intérêts municipaux.
Quelle représentation intercommunale, pour quelles politiques publiques ?
De notre critique du régime de consensus est parfois née une invitation à expliciter davantage la conception de la démocratie représentative sous-jacente à notre propos (Reigner 2011). On nous a parfois reproché (davantage nos collègues que les acteurs territoriaux, d’ailleurs) de « ne pas aimer les maires ». Comme si mettre en évidence les prises de position et les raisons d’agir de ces derniers conduisait forcément à émettre un jugement moral ou, pire, moralisateur. Il est inutile, et même néfaste, de s’encombrer de la question des « bonnes » ou des « mauvaises » intentions des élus pour comprendre leurs comportements dans ces instances. Comme n’importe quels acteurs sociaux, les maires ont de « bonnes raisons » de faire ce qu’ils font et subissent les règles du jeu autant qu’ils les produisent. La plupart s’évertuent à voir dans le « régime de consensus » l’essence de la représentation politique (le maire représente sa commune), voire une garantie du respect des minorités (« même le plus petit maire est écouté »).
Notre approche a consisté à montrer le prix de ce consensus et à réhabiliter la fonction politique du clivage et de la politisation, notamment comme condition d’émergence de politiques redistributives en démocratie. Pour dire vite, des politiques qui prennent aux plus riches pour redistribuer aux plus pauvres. Nous pensons que la démocratie représentative suppose l’expression et la reconnaissance d’intérêts sociaux contradictoires, puis l’arbitrage public entre ces intérêts. S’il n’est pas sûr que ce modèle ait existé de façon pure et parfaite, s’il est au cœur des tensions et des débats autour de la représentation politique, il est néanmoins constitutif de la formation de bien des États sociaux et, avec eux, des politiques fiscales et redistributives qui en constituent le socle.
Or l’intercommunalité induit non seulement une concentration des pouvoirs, mais plus fondamentalement une territorialisation de la représentation. Elle substitue une « démocratie des territoires » à d’autres formes de représentation des intérêts. Loin d’être le jeu « gagnant-gagnant » que certains décrivent, le consensus intercommunal a aussi ses « perdants » ou ses victimes : les contribuables qui subissent l’inflation fiscale liée à la faible mutualisation du « bloc communal », les habitants des quartiers défavorisés et enclavés, les demandeurs de logements sociaux assignés aux quartiers pauvres, etc. Bref, ces « perdants » sont tous ceux, nombreux, qui pâtissent de l’absence d’une souveraineté politique intercommunale sans laquelle il n’y a pas de politiques planificatrices et redistributives possibles à l’échelle de ces territoires de vie.
Confort de l’entre-soi vs démocratie de l’intranquillité
Il est grand temps de sortir des ornières de la spécialisation dans lesquelles nous nous sommes embourbés et auxquelles, à de trop rares exceptions près (Gourgues 2012), les critiques savantes de notre ouvrage nous ont souvent renvoyé. Pour proposer d’autres pistes de recherche, partons d’un constat fort de l’ouvrage, qui va à l’encontre d’une idée reçue. Le maire, entend-on souvent, serait aujourd’hui la « personnalité politique préférée des français », plébiscitée pour sa « proximité », par des taux de participation élevés aux élections municipales. Il incarnerait ainsi le dernier rempart face à la « crise de la démocratie représentative » que traverseraient nos sociétés. Or nous montrons que ces mêmes maires, dès lors qu’ils évoluent dans d’autres arènes, plus feutrées et discrètes, participent directement à la « confiscation politique » de l’intercommunalité et à son corollaire : l’appauvrissement de la démocratie locale.
Le « régime du consensus » ne doit pas être considéré comme une incongruité passagère ou comme un exotisme propre aux EPCI ; mais plutôt comme une tendance lourde et assez spontanée des relations entre élus au sein des instances représentatives, qui s’exprime d’autant mieux dans ces structures qu’elle y rencontre peu de garde-fous. Cette affirmation renverse l’idée courante selon laquelle la représentation pluraliste et compétitive serait une norme naturelle en démocratie, pour peu qu’elle ne soit pas entravée. L’observation attentive des terrains intercommunaux montre, au contraire, dans des conditions quasi expérimentales, combien les oppositions partisanes sont inconfortables, délicates, embarrassantes, épuisantes pour les élus ; et combien, face au coût et aux incertitudes du clivage, ils ont souvent intérêt, quand ils sont « entre eux » et que rien ne s’y oppose, à composer et à privilégier la sécurité des relations feutrées entre pairs.
Le confort de l’intercommunalité n’est, d’ailleurs, pas seulement celui de l’entre-soi et du confinement. Il est aussi celui des ressources financières, politiques et symboliques distribuées par l’institution. Celle-ci offre, en effet, des débouchés et sécurise l’exercice du métier d’élu, organise la division du travail politique entre domaines d’action et entre niveaux, sédimente une communauté d’intérêts objectifs entre maires de différentes sensibilités.
La représentation démocratique, dès lors qu’elle suppose la reconnaissance et l’expression d’intérêts sociaux contradictoires, le respect d’engagements et le maintien d’une certaine dose de conflictualité politique, peut difficilement s’accommoder de ce confort de l’entre-soi représentatif. Elle implique dès lors un ensemble de conditions sociales, politiques et institutionnelles relativement difficiles à construire et à entretenir. La publicité des échanges joue notamment un rôle central ici, comme nous le montrons dans l’ouvrage, parce qu’elle « arrime » les représentants aux représentés, pousse les premiers à relayer les positions des seconds. La représentation démocratique n’est donc pas prioritairement affaire de convictions personnelles, « chevillées au corps » des élus, mais de dispositifs pratiques, de procédures formelles et informelles qui, en empêchant le confort de l’entre-soi et en endiguant les proximités corporatives entre élus, organisent ce que nous qualifions de démocratie de l’intranquillité. L’intranquillité des élus ne doit donc pas être perçue négativement ; elle fait figure de condition nécessaire à la représentation durable d’intérêts sociaux diversifiés, contre la tentation du consensus.
L’intercommunalité ne mérite pas le statut d’anomalie ou d’exception auquel la cantonnent bien souvent ses protagonistes ou ses spécialistes. Elle présente, au contraire, de manière relativement aboutie, certains traits saillants des régimes politiques locaux contemporains, eux-mêmes en résonance directe avec des phénomènes observables au niveau national ou européen. Dans ces conditions, on peut douter du quitus démocratique accordé a priori à la décentralisation, sous couvert d’une « proximité » du pouvoir ou d’objectifs « fonctionnels ». Il est indispensable d’envisager ce mouvement autrement que sous l’angle de l’« effectivité » des mécanismes de dévolution ou de « l’efficacité » des politiques locales et d’entamer une réflexion sur son sens politique, sa portée démocratique, ses effets en matière de justice sociale et spatiale. Autant de questions qui semblent avoir déserté les réflexions sur la décentralisation et les institutions locales, et qu’il est urgent de réinsuffler.
Bibliographie
- Girard, Violaine. 2008. « Une notabilisation sous contrôle : la trajectoire d’un maire rural face à un professionnel de la politique sur la scène intercommunale (1971‑1995) », Politix, n° 83, p. 49‑74.
- Gourgues, Guillaume. 2012. « Compte rendu de l’ouvrage La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales », Revue française de science politique, vol. 62, n° 2, p. 326‑328.
- Reigner, Hélène. 2011. « Fabien Desage, David Guéranger, La Politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales », Métropoles.
- Savary, Gilles. 1998. « La régulation consensuelle communautaire : facteur d’intégration/désintégration politique. L’exemple de la communauté urbaine de Bordeaux », Politiques et management public, vol. 16, n° 1, p. 107‑138.
- Vignon, Sébastien. 2009. Des maires en campagne. Les logiques de reconstruction d’un rôle politique spécifique, thèse de doctorat en science politique, université d’Amiens.