Comment photographier la Loire en évitant la tentation du monumental, le piège du romantisme ou même celui de la simple référence iconographique tant la puissance iconique de ce fleuve est partout étincelante dans l’histoire de ses représentations ? Que reste-t-il d’un territoire ainsi débarrassé du superflu, des scories, de ce qui masque, finalement, le paysage ?
L’article suit le cours de l’exposition présentée au château de Tours qui rassemble, pour la première fois, l’ensemble des séries réalisées par Thibaut Cuisset (1958-2017) sur les paysages de Loire [1].
Loire moyenne
De nombreux photographes ont succédé aux peintres sur les bords de Loire pour capter la lumière particulière du fleuve. Avec une préférence pour la partie moyenne, celle dont le cours se stabilise selon un axe est/ouest. Ses coteaux sont jonchés de ponctuations monumentales, vestiges de l’installation d’une Cour royale, qui par métonymie, évoquent la nation tout entière.
Assurément, l’itinéraire tracé, arpenté et photographié par Thibaut Cuisset est tout autre, et ce qu’il dit de son travail sur les paysages américains pourrait s’appliquer à la Loire :
Il ne doit pas y avoir pays plus photographié que les États-Unis. C’est justement cette expérience qui m’intéresse : comment regarder et photographier les États-Unis d’aujourd’hui ? En les déchiffrant comme une grande partition à lire [2].
Connaître le territoire, sa géographie et l’histoire de ses représentations. S’en imprégner par la carte et l’arpentage pour en déceler les motifs. Rendre « audible » la Loire au prix d’une approche méthodique, méticuleuse, qui seule en relèvera à la fois la mélodie et les nuances.
Entre 2001 et 2010, le photographe parcourt les bords de Loire depuis la source jusqu’à l’estuaire. En partant du Centre [3], il pose son trépied aux différents points annotés sur une carte Michelin – présentée dans l’exposition. De Nevers à Nantes, dans le sens du courant, il réalise une première série de vues entre 2001 et 2004 puis, à l’invitation de l’artiste Olivier Leroi [4], il (dé)couvre l’ensemble du linéaire du fleuve depuis le mont Gerbier-de-Jonc jusqu’à l’estuaire, en 2010. Entre ces deux déplacements, un écart vers le nord du Loiret, à Amilly, effectué en 2002, permet une rencontre avec la lisière de l’Île-de-France et ses ponctuations pavillonnaires.
Mais l’aventure photographique de Thibaut Cuisset ne commence pas avec la Loire. En 1985, il « expérimente son approche du paysage avec l’emploi de la chambre photographique » (Cuisset 2019, p. 265). Ce choix exigeant impose au photographe, outre la maîtrise technique, un rythme particulier pour s’installer, mesurer la lumière, cadrer puis déclencher. Loin de l’instantanéité des boîtiers réflex, la chambre est plébiscitée par de nombreux photographes de paysages et fait partie des choix de celles et ceux qui se sont engagé(e)s dans la Mission photographique de la Datar, lancée en 1983, qui influence profondément le photographe. Il s’agissait de « recréer une culture du paysage » (Latarjet et Hers 2013, p. 34) volontairement éloignée de l’approche humaniste qui avait marqué la photographie contemporaine après la Seconde Guerre mondiale, en se rapprochant de démarches documentaires inspirées notamment par les photographes américains.
L’approche de Thibaut Cuisset ne s’écarte pas des préceptes énoncés par les promoteurs de la Mission de la Datar, lorsqu’ils évoquent des images « dont la valeur documentaire et la valeur artistique se fondent l’une sur l’autre » (Latarjet et Hers 2013, p. 69). Elle procède d’un souhait assumé de rendre visibles des franges, de recentrer les marges et de rendre compte du banal, du quotidien d’un territoire « tel qu’il est », en échappant le plus possible aux conventions et effets de mise en scène. Rapportée au genre paysager, cette esthétique documentaire renouvelée réinvestit notamment le modèle de la vue topographique : elle devient un outil de mesure des évolutions, des dynamiques, glissant vers les dispositifs de reconduction des Observatoires photographiques du paysage – ces cadres de commande publique créés au début des années 1990 et assez largement maintenus depuis [5].
Commencé en Bretagne en 1994, dans le cadre de l’un de ces observatoires en Côtes-d’Armor, le travail de Thibaut Cuisset sur les paysages français se conforme dès l’origine à un ensemble de règles de composition. Une méthode qu’il applique avec soin depuis Pors Pin, première image de l’ouvrage Campagnes françaises (Cuisset 2019). Camille Cuisset, fille du photographe et commissaire de l’exposition Loire avec Quentin Bajac, évoque, dans l’avant-propos du catalogue (Cuisset 2021), la régularité du procédé qui permet de révéler la « diversité géographique, saisonnière, lumineuse, chromatique, et finalement surtout paysagère ». Il faut ajouter que le photographe développe lui-même ses photos et que l’arrivée du numérique ne modifie que très tardivement sa pratique. C’est l’une des dimensions intéressantes de la rétrospective présentée par le Jeu de Paume au château de Tours : parcourir les différentes salles comme un territoire dont on accompagnerait les lentes mutations pendant près de vingt ans.
Protocole « Loire »
Dès la première salle se pose la question de la place qu’occupe le fleuve dans la représentation du territoire photographié. Les quatre premiers espaces sont dédiés aux séries réalisées entre 2001 et 2004. À l’occasion de la première édition d’Images au Centre, Thibaut Cuisset commence une campagne photographique entre Nevers et Tours, qu’il poursuit jusqu’à Nantes à partir de 2004, grâce à une commande de la ville de Saumur. Cette portion du territoire ligérien, peu ou prou la moitié ouest de son linéaire, invite à reconsidérer la présence/absence d’un fleuve débarrassé des reliefs de l’amont, qui gagne en volume à mesure qu’il est rejoint par ses principaux affluents. Son empreinte plus ou moins marquée dans le lit majeur [6] devient, au fil des salles, le sujet d’un arpentage savant préparé par le photographe – dont on peut voir les annotations sur la carte Michelin présentée. Il est question de géographie autant que de photographie dans le rapport au territoire ligérien. Le photographe prend le temps et le soin de la découverte progressive, c’est-à-dire de l’errance et de l’immersion. Une approche lente, un repérage et un choix méticuleux du lieu, du cadre, de la lumière, et toujours la chambre photographique. Ce « protocole » immuable semble fondé sur un équilibre subtil entre des choix esthétiques et des impératifs techniques.
Simple évocation dans un paysage agricole, ligne de peupliers qui souligne le canal de la Martinière, relief marqué d’une levée de Loire qui longe un champ de céréales… autant de signes qui accompagnent le réseau hydrographique du fleuve. Le jeu d’apparition/disparition de l’eau, sa transfiguration en autre chose – sable, graminées… – met en exergue l’approche d’un photographe soucieux de percevoir la justesse d’une géographie, d’une géomorphologie débarrassée des scories habituelles. Une fois ôtés les excès, seuls les signes qui font sens trouvent une place juste dans le cadre méticuleusement composé. La maîtrise technique est partout présente, depuis les grandes lignes de composition qui séparent et divisent ce qui relève du terrestre de ce qui figurera le céleste. Cadre posé, ligne d’horizon centrée qui scinde l’image en deux parties égales et conduit le regard d’une photographie à l’autre, comme une invitation au jeu de la comparaison. Lumière toujours égale, sans autre ombre que celles d’un plafond nuageux ou d’un ensoleillement zénithal, comme le photographe le rappelait dans un entretien filmé en 2009 et présenté dans l’exposition [7] :
Finalement, on ne prend que la clarté, que la luminosité du pays […] les lumières et les couleurs les plus justes possibles.
La Loire au long cours
Au rez-de-chaussée, donc, l’eau de la Loire est présente en filigrane mais l’empreinte du fleuve est partout. Dans les signes, les indices, les lignes de composition ou tout simplement dans le très grand format imprimé sur le mur du fond, dans la perspective du passage entre les différentes salles, comme un incontournable amer.
La ponctuation marquée par la série d’Amilly fait office d’antichambre avant la grande série sur l’itinéraire du fleuve. Point d’eau mais une campagne représentée dans ses lisières floues, hors de toute centralité urbaine. Les signes (et les limites) de la modernité composent avec les cultures, sans artifices et toujours selon les mêmes règles de cadrage. Thibaut Cuisset touche de près l’humain ainsi que la rupture palpable entre l’habitat et son environnement.
Olivier Leroi va donner au photographe l’opportunité d’achever – dans une certaine mesure – l’itinéraire. Vingt-deux clichés pris à intervalle régulier, tous les 50 kilomètres, et qui sont présentés dans leur intégralité. Cette fois, la commande impose une règle du jeu. Les formats et la technique d’impression changent. Il est maintenant possible de longer la Loire depuis le suc du Gerbier jusqu’à Saint-Nazaire. D’en identifier les motifs, les paysages rémanents, ceux qui s’imposent avec évidence. Un mont aride, dénudé, à la silhouette caractéristique « ouvre » le parcours. C’est la Loire des gorges, la « Haute Loire », celle des reliefs marqués. Peu à peu émerge un territoire conquis, façonné, modelé par les activités humaines qui s’incarnent à travers les grandes infrastructures de franchissement : ponts, réseaux électriques. L’usine qui jouxte la prairie, le verger qui ouvre vers la berge, la route qui accompagne le fleuve ou les grandes pâtures sont autant de signes de la domestication du paysage. À partir de Nevers, le relief apaisé offre un tout autre paysage à hauteur de regard. La forêt alluviale encadre et accompagne une Loire qui semble retrouver une nature « sauvage ». Les indices sont visibles mais il faut exercer l’œil pour identifier le duit [8], le seuil ou la levée. Artefacts anciens, discrets, ils témoignent de l’épaisseur historique du paysage photographié. Tel n’est pas le cas de la vue depuis Candes-Saint-Martin, avec une vigne dorée au premier plan, qui occupe le tiers d’une photographie dont la partie centrale met en dialogue une petite maison du XIXe siècle et son jardin, un bocage et la centrale nucléaire de Chinon. Contrastes saisissants, image singulière dans le corpus ligérien qui démontre que Thibaut Cuisset a capté l’âme d’un fleuve à travers ses paysages sans en éluder les paradoxes. Puis vient l’estuaire et le fleuve, cette fois, remplit la moitié du cadre, partageant ses eaux avec celles de l’Atlantique et ses nuances sédimentaires avec le ciel voilé.
En assumant de dépeindre, à la manière des impressionnistes, de capter le « juste » paysage, la Loire telle qu’elle est, matrice d’une succession de milieux qui racontent le territoire français du massif central à la façade Atlantique, le photographe nous propose un glissement ontologique essentiel, vital, que mentionne Jean-Marc Besse (Besse 2021, p. 11) et dont l’impression déborde des limites initiales pour nous faire découvrir la Loire telle que nous sommes, reliés à son tracé, son histoire, dépendants de sa survie, indissociables de son état.
Toutes les photos © ADAGP/Thibaut Cuisset.
Pour plus d’informations et les légendes des photos présentées ici, voir le site du Jeu de Paume.
Bibliographie
- Bertho, R. et Conésa, H. (dir.). 2017. Paysages français, une aventure photographique, 1984-2017, Paris : BnF Éditions.
- Besse, J.-M. 2021. « Tenir la distance », in T. Cuisset, Loire, Paris : Filigranes–Jeu de Paume, 2021.
- Cuisset, T. 2019. Campagnes françaises, Göttingen : Steidl.
- Cuisset, T. 2021. Loire, Paris : Filigranes–Jeu de Paume.
- Latarjet, B. et Hers, F. 2013. La Mission photographique de la DATAR, un laboratoire du paysage contemporain, Paris : La Documentation française.