L’exposition présentée depuis octobre 2017 au site François-Mitterrand de la Bibliothèque nationale de France revient sur 30 années de commande publique de photographie de paysage. Son propos interroge à la fois le statut de cette commande, celui de la photographie contemporaine, et la relation ambiguë des institutions politiques, centralisées ou décentralisées, avec la représentation visuelle des paysages. Le paysage français, loin de son imagerie traditionnelle rurale, a subi de nombreuses transformations rapides pendant les Trente Glorieuses, qui ne cessent de s’accélérer dans les années 1980. Les repères se fondent entre ville et campagne ; de nouveaux paysages d’infrastructures, de zones périurbaines indéfinies ou de chantiers au long cours occupent le quotidien. Les rapports de forces entre métropoles, banlieues et campagnes bouleversent l’équilibre territorial.
L’exposition commence par la mission photographique de la DATAR dans les années 1980, faisant de cette expérience l’acte fondateur de la photographie de paysage contemporaine. Elle laisse place ensuite aux années 1990 et aux nombreuses commandes publiques à une échelle plus locale, liées à la mise en place effective de la décentralisation, comme les observatoires photographiques du paysage (OPP), les missions Transmanche ou Euroméditerranée. Enfin, des salles ouvertes se succèdent, évoquant le glissement de la commande publique vers une commande autonome, formulée par les artistes eux-mêmes. Les photographes s’organisent en collectifs indépendants, comme Tendance floue ou le Bar Floréal, puis France(s) territoire liquide, qui conclut ce vaste parcours.
Cette volumineuse exposition permet d’interroger la relation ambiguë qu’entretient la commande publique avec la production photographique de paysage et l’imagerie nationale. Les questionnements individuels des photographes, leurs choix et leurs intentions esthétiques ou critiques, leur volonté de renouveler la tradition de la représentation du paysage rencontrent ici d’autres cultures professionnelles : celles des aménageurs, des techniciens, des décideurs, dont la culture est technique et administrative, avant d’être sensible. Pour la première fois depuis 1985, un public élargi découvre ces travaux réunis : l’exposition, par son ampleur et son originalité, donne l’occasion de mettre en perspective l’idée de territoire national.
L’expérience de la DATAR (1983-1989) et ses conséquences : photographie, politique et décentralisation
Dans le monde de la photographie, la seule mention de l’acronyme DATAR [1] suscite un émoi particulier : cette expérience a produit des séries photographiques inédites, devenues emblématiques d’une époque que, finalement, très peu de gens ont vue sous cet angle [2]. L’exposition met ainsi en évidence le tournant de la photographie de paysage amorcé dans les années 1960 et 1970, qui trouvera un aboutissement dans les années 1980 puis 1990 avec le renouveau des commandes publiques. À ce titre, les vitrines de la première salle situent la mission au regard de l’évolution historique de la représentation photographique des paysages. On y voit des marines de Le Gray ou les architectures vernaculaires de Walker Evans, mais aussi des influences plus récentes, venues principalement des États-Unis [3].
Le titre de l’exposition n’est pas anodin : Paysages français, une aventure photographique (1984-2017) – là où, il y a 30 ans, l’expérience se résumait avec l’apposition « Paysages Photographies. En France les années quatre-vingt [4] ». Changement d’époque : les questions d’identité et de narration semblent à présent au cœur de nos préoccupations. Le paysage était dans les années 1980 une question de représentation et d’analyse, notamment à l’aide de l’outil photographique. Il semble aujourd’hui devenu davantage un enjeu d’identité et de récit.
Pour mieux comprendre ce décalage, rappelons les propos des deux personnes à l’origine de cette mission. François Hers, photographe, et Bernard Latarjet, ingénieur des eaux et forêts, écrivaient en ouverture de l’ouvrage de 1989 :
La Mission photographique de la DATAR naquit en 1983 d’une idée simple : créer de nouvelles représentations du territoire pour saisir un moment singulier de son évolution… Elle décida donc de faire appel à des artistes. Recherchant à la fois une expérience sensible de l’espace contemporain et des formes non réductrices de notre apport à celui-ci, la DATAR sollicitait la création artistique pour approfondir une exigence fondamentale : face à des bouleversements aussi rapides et complexes, retrouver des symboles et des repères (Mission photographique de la DATAR 1989).
Nous sommes au début du premier mandat de François Mitterrand ; Jack Lang vient de créer les Fonds régionaux d’art contemporain (FRAC), dans le but de soutenir la création vivante. Entre deux ministères, la Mission du paysage tente de dépasser une vision administrative pour toucher un large public [5]. Le recours à la photographie trouve sa place à l’articulation de la décentralisation de l’aménagement du territoire et de la volonté de soutenir les pratiques artistiques contemporaines, dont la photographie.
© Christophe Le Toquin.
La commande publique est audacieuse, mais le cahier des charges est peu précis. Une vingtaine de photographes sont sollicités [6]. Le résultat propose un regard pluriel et volontairement hétérogène, sans volonté d’inventaire ; il offre une représentation de l’époque, un instantané sensible – en accord avec la consigne initiale.
Ce programme a demandé aux photographes de nouvelles attitudes, à la fois dans la manière de considérer le sujet du paysage et dans l’expression d’un propos contemporain. Comme le rappelle Sophie Ristelhueber dans l’un des films de Gilles Delavaud [7], ils devaient faire du paysage un sujet et non un décor – d’où la faible présence d’êtres humains, pour ne pas reléguer le paysage à une mise en scène. L’État visait, à travers la cartographie et les images du territoire, une représentation centralisée depuis la fin du XVIIIe siècle : les « figures paysagères » contribuaient à rassembler, de gré ou de force, des régionalismes anciens (Walter 2004). Or, les décennies de l’après-guerre avaient engagé un profond bouleversement physique des paysages et de leurs modes traditionnels de représentation. Le pouvoir centralisé attendait donc de « recréer une culture du paysage » – un projet affirmé dés 1984 par Bernard Attali (alors délégué à l’aménagement du territoire) ; la notion de paysage tendait à cristalliser des pratiques nouvelles de l’espace, mais aussi une quête symbolique et sensible d’identité, de narration et de représentation (Dagognet 1982).
Or, le portrait dessiné par les photographes remet en cause la perception traditionnelle d’une France rurale aux rythmes de développement assez lents. Il montre des espaces industriels, urbains, périurbains en chantier. Des contrastes saisissants [8] dressent un tableau d’une France composite. L’idée même de représenter le pouvoir centralisé et ses dernières grandes politiques d’aménagement trouve ici ses limites et son dépassement : les photographes rapportent de leurs explorations des portraits de lieux vernaculaires, ou du moins très peu centraux. Ils observent les traces d’un paysage en train d’apparaître, plutôt que la mise en scène d’un paysage français idéalisé. La réception officielle de ces travaux est marquée par une certaine déception : « Significativement, aucun photographe de la Mission n’est admiratif des grandes réalisations récentes ; aucun ne s’attarde à quelques-unes des nombreuses solutions que les urbanistes et les aménageurs ont pensé trouver pour améliorer le cadre de vie ; aucun n’exalte le plaisir ou même l’agrément de la ville » (Schaefer 1987. En 1989, le directeur de la Délégation concluait : « La DATAR a souhaité disposer d’une image de la France et des Français, mais, au fond, tout s’est passé comme si elle avait mis au concours la question : en quoi consiste le territoire de la crise ? Par quels signes se manifeste-t-il ? » (Gaudemar 1989).
La photographie agit alors en révélateur, met en exergue des éléments et des formes que les aménageurs, mais aussi le public, préféreraient ignorer. Consciemment ou non, l’œil du spectateur s’attache davantage à la pièce qui est jouée qu’à ses coulisses. Le photographe, quant à lui, montre l’envers du décor ou les problèmes de finition : il met sur un même plan l’essentiel et le superflu. Les fonctionnaires, mais aussi certains élus, sont alors confrontés aux conséquences de leurs choix d’aménagement. Dans ce contexte, la commande photographique devient, pour eux, un enjeu de représentation.
Au cours de la décennie suivante, le ministère de l’Environnement lance d’autres politiques paysagères. Ainsi, 1992 et 1993 sont des années parlementaires décisives, avec la loi Paysage et les débats qui l’accompagnent : l’engagement politique se stabilise autour de la volonté de compréhension des dynamiques à l’œuvre et leur anticipation, afin d’initier des « stratégies » paysagères [9]. Les photographes témoignent des grands chantiers de l’époque (mission Transmanche, mission Euroméditerranée) autant que des évolutions quasi imperceptibles du paysage (observatoires photographiques du paysage, Mission du conservatoire du littoral). Ce mouvement descendant d’envies ministérielles vers les organismes locaux, notamment les collectivités, nécessite de décaler la position centrale et experte de l’État vers les volontés locales d’aménagement du territoire. Ainsi, les travaux photographiques participent à un mouvement politique plus vaste de nouveaux réseaux d’acteurs, de l’évolution de pratiques professionnelles décentralisées. Ils sont intégrés aux nouvelles méthodes de travail, et peu à peu au vocabulaire des techniciens et des professionnels. Ceux qui restent encore absents de ce lent processus sont les élus locaux et les habitants.
© Christophe Le Toquin.
Paysages habités : l’inversion du sujet photographique
Le propos de la dernière décennie s’articule et se déploie autour des travaux du collectif France(s) territoire liquide : une commande autosaisie, à l’origine, par quatre photographes indépendants (et dont le nombre fluctuera au rythme de la mission, jusqu’à plusieurs dizaines [10]), qui cherchent « à savoir comment la photographie pourrait définir les caractéristiques principales de l’identité et du territoire français au début du XXIe siècle [11] ». Par rapport à la mission de la DATAR, la réponse est beaucoup plus habitée. La relation entre la photo, le paysage et l’observateur est plus souple. Les images, évocatrices d’émotions, de mémoire ou de racines, racontent des trajectoires individuelles, en partie fictives.
L’évolution du statut de la photographie dans la construction d’un imaginaire national va de pair avec celui des pratiques sociales et la circulation toujours plus grande des images. Depuis 2006, la Convention européenne du paysage définit enfin le paysage et rassemble ainsi plusieurs voix, parfois discordantes, autour de l’importance de la perception des populations [12]. Les politiques de paysage locales, encouragées par le ministère [13], utilisent la production d’images par les habitants – par exemple, à travers des concours ou des politiques de concertation à partir de supports visuels.
© Christophe Le Toquin.
Les photographies émanent donc de volontés individuelles parfois contradictoires, parfois complémentaires : le photographe souhaite faire œuvre (« La France de Depardon » en est le symbole) ; l’État ou ses délégations veulent dresser l’inventaire, constituer des archives, renseigner (mission DATAR ou Transmanche) ; les techniciens tentent de comprendre les transformations spatiales (le travail des OPP) ; enfin les élus cherchent à promouvoir l’image de leur territoire (mission Euroméditerranée). En revanche, certaines formes de coopération restent peu représentées : depuis les séries de photographies du Service de restauration des terrains de montagnes, aucune grande campagne n’a plus associé à la fois les compétences de l’ingénieur et du photographe.
L’exposition s’achève par une projection fragmentée de L’Atlas des régions naturelles d’Éric Tabuchi : dans ce travail en cours, l’auteur parcourt la France pour traquer les formes, les particularités, les codes locaux, les ratages, le glissement des nuances dans les paysages français. Il collecte, range, catégorise, archive : c’est l’œuvre d’une vie, qui n’est pas sans rappeler le gigantesque travail d’August Sander au début du siècle dernier, Hommes du XXe siècle. On pense aussi à l’Atlas de Gerhard Richter, qui reparaît régulièrement dans des éditions augmentées. Le photographe montre qu’on a souvent peu de maîtrise sur ce qui arrive. Ce que propose cette sortie, c’est de continuer à faire des images, qu’importe la baisse des dotations publiques, et d’ouvrir de nouveaux champs d’exploration délibérément interdisciplinaires, loin des distances théoriques entretenues avec le mot de paysage il y a encore quelques années. Et, dans l’esprit des visiteurs, de nombreuses images reviennent et se dédoublent aux paysages du dehors, bien après avoir quitté l’exposition.
Bibliographie
- Dagognet, F. (dir.). 1982. Mort du paysage ? Philosophie et esthétique du paysage, Seyssel : Champ Vallon.
- Gaudemar, J.-P. 1989. « Le territoire aux qualités », in Mission photographique de la DATAR, Paysages Photographies. En France les années quatre-vingt, Paris : Hazan.
- Mission photographique de la DATAR. 1989. Paysages Photographies. En France les années quatre-vingt, Paris : Hazan.
- Schaefer, B. 1987. « Art et regard », in Le CODRA [Conseil à la décision et à la réalisation en aménagement urbain, rural et régional] a 10 ans.
- Walter, F. 2004. Les Figures paysagères de la nation. Territoire et paysage en Europe (16e‑20e siècle), Paris : Éditions de l’EHESS.