Avec son « journal intense », l’écrivain algérien Mustapha Benfodil livre un roman fragmenté qui redéploie les frontières de la fiction intime : des éclats d’Alger [1]. C’est un journal à plusieurs voix que l’on tient entre les mains ; un journal fragmentaire et non linéaire, auquel nous n’avons accès que par les choix de Mounia, la veuve de celui qui en fut l’auteur, mort le 17 avril 2014 (jour de la quatrième réélection de Bouteflika). Dans la masse de documents laissés par son époux Karim, astrophysicien et polygraphe compulsif, Mounia feuillette, découvre, prélève, discute et amplifie ce qui est désigné comme un vaste cabinet de curiosités, une « brocante mémorielle ». Le texte foisonnant qui en résulte constitue la trace proliférante et polymorphe d’une vie à écrire, d’une vie à s’écrire. Le style s’y adapte à la situation, et c’est ici la langueur de l’acte amoureux, là le bégaiement un peu ahuri du père dont l’enfant vient de naître ou la fureur de l’homme en révolte qui se donnent à lire, dans une écriture quotidienne où se joue l’acte de vivre. Alger, journal intense est le dévoilement par touches juxtaposées d’une existence intérieure, de son rapport à une ville et à ses événements.
Voix au pluriel, voix politiques
La découverte du journal installe un dialogue d’outre-tombe entre les époux. Mounia écrit dans les interstices du document, comme si l’échange pouvait ressusciter le défunt. Ce montage devient l’expérience affolante d’une forme de ventriloquie dans laquelle l’épouse donne sa voix et sa plume à un mari dont elle prolonge la graphomanie. Mounia découvre aussi que l’illusion d’intimité construite du vivant de Karim masquait une méconnaissance des différentes vies de son époux, auxquelles ses écrits semblent promettre l’accès. Les paroles et les époques se mêlent dans un « chat paranormal » – pour reprendre les mots de Mounia – qui convoque progressivement le mort dans un jeu aux allures de profanation. L’exploration posthume de ces écrits fait émerger l’altérité de l’homme connu, aimé, mais aussi redécouvert dans sa mort : il s’agit de « refaire connaissance » avec lui, en sondant le traumatisme d’un homme blessé par les violences politiques des années 1990 et le sentiment d’infériorité, d’illégitimité de l’enseignant d’extraction modeste, puisque le parcours de Karim rend compte d’une difficile mobilité sociale dans une société urbaine profondément inégalitaire.
Le journal est la forme où s’invente « un document social, extérieur à [l]a peau » : dès lors, l’intime se tisse de l’extérieur, devient cet extérieur auquel on n’accède que dans le mouvement de repli, de retour réflexif permis par l’écriture. Au fil des pages, on croise Pierre Guyotat ou Kafka, pour inventer un objet qui emprunte très largement à la poésie – une poésie venue d’Apollinaire et médiée par Pessoa, éclairée de jeux de mots et de saillies foisonnantes ; une poésie surtout dont la dimension politique, sans jamais être dogmatique ni didactique, naît de sa forme même, de ces voix affrontées et tronquées. Ces voix multiples sont mutilées mais aussi fondues dans l’harmonie du texte, expérience démocratique puisqu’il donne accès à leur diversité sans jamais les réduire à l’unité d’un roman. Le journal est aussi le lieu où se mêle une pluralité de voix portées par la population algéroise : les croyances irrationnelles, les rumeurs de la ville, le récit vif et immédiat des événements insurrectionnels d’Alger et de leur répression sanglante, dans des styles et sur des supports variés. De même que, selon l’auteur du journal, « il n’y a point d’espoir de constituer la moindre forme de polis dans la communauté d’outre-tombe », l’acte politique ne se conçoit que dans l’éphémère chaotique d’un vivant impossible à subsumer sous une voix monologique.
Lieux et strates
Karim, dont la voix refuse de s’éteindre avec la mort, a mené de son vivant une entreprise d’écriture qui prend tout son sens dans cette exhumation : « Le plus dur est de faire rentrer la matière palpitante, foisonnante, de la vie, dans une “narration euclidienne”, c’est-à-dire un plan de papier, quand il faudrait mobiliser toute la physique quantique, la géométrie dans l’espace, la quatrième dimension et la rumeur grouillante de la rue pour restituer l’existence dans tout son panache et sa terrifiante beauté » (p. 128). L’autopsie de la « boîte noire » que représentent ces écrits pour la vie de Karim Fatima est mise en parallèle de la redécouverte par Mounia des lieux qu’il a habités : le cabinet de travail comme le panier à lessive accumulent des « archives » du défunt. Ces bribes d’une reconstitution presque archéologique qui reste nécessairement incomplète deviennent des objets transitionnels qui permettent la réappropriation, le détachement et le deuil. Parmi ces lieux, la « maison hantée » qui illustre la couverture de l’ouvrage (photographiée par Nassim Zedmia) occupe une place particulière et la narration y revient de manière cyclique. Cette demeure coloniale aujourd’hui en ruine, devenue école primaire dans les années 1950, fut plastiquée par l’OAS [2] en 1962 puis squattée, abandonnée et pillée ; elle est emblématique de l’histoire contrariée et fragmentaire de la ville. Elle est aussi, à l’image de cette narration morcelée, une incursion dans la mémoire partielle et sédimentaire de son personnage. Face à cette expérience morbide, le journal demeure une mémoire en mouvement, seule capable de restituer la vie dans son épaisseur et son évanescence désarmante : « un brouillon de vie, une boule d’émotions froissées » (p. 227). Cette dispersion explique, dans la carrière de l’écrivain, l’abandon de la forme romanesque au profit du journal, « chronique éclatée en mille morceaux comme l’arbre fou de la vie » (p. 129), faite de fulgurances et d’éparpillement. Le texte ressemble à un vaste collage concret de matériaux ramassés sur le trottoir – un moment d’art brut où le langage rivalise avec la photographie pratiquée par Mounia. L’écriture devient une expérience cubiste, « puzzle dont les pièces sont éparpillées dans toutes les régions de la vie, du corps et du logos » (p. 129) : elle se pratique sous une forme inclusive, destinée à intégrer les « saillies, sagesses, graffitis, fulgurances des patois et pratiques populaires d’où suinte le cambouis de la machine sociale » (p. 129). Politique essentiellement, l’écriture de Karim Fatima – et, derrière elle, celle de Mustapha Benfodil – intègre « la langue pétillante, piquante, gouailleuse, grinçante de ce qu’on appelle “les gens” » (p. 129) : elle devient collecte et collage, « poésie concrète ; poésie positive, abrasive ; littérature brute [de décoffrage] » (p. 129), poésie photographique réalisant une série d’« instantanés du langage ». Ce « journal intense » fait exploser la notion d’intime et met en œuvre, dans l’écriture même, la fragmentation éparpillée que constitue l’illusion d’un moi réduit à la somme de ses écrits. Il installe ainsi un dialogue entre fragments de vie dont le caractère mort et séparé s’affirme de plus en plus clairement.
Une ville en morceaux
Le journal installe surtout un dialogue entre époques, puisqu’il est l’occasion pour Mounia de se replonger dans le chaos de la décennie noire de l’Algérie, dans les années d’émeutes et de répression, puis dans l’expérience d’une paix confisquée, et de les vivre par les mots de son époux. Dès lors, la forme éparpillée semble parfaitement adéquate à ce qui constitue le cœur de ce texte : le tableau des événements d’octobre 1988 et l’éruption volcanique que fut l’émeute des opposants contre la chape de plomb que les hauts cadres du FLN [3] faisaient peser sur le pays. Les pages se font l’image des rues, jonchées d’archives et de documents issus des bâtiments saccagés par les manifestants, parsemées de cadavres témoignant des violences répressives qui leur répondirent. Le lecteur assiste au chaos et à la perplexité d’un observateur sympathisant de ces « vœux contraires » qui flottent dans l’air de la ville, choisissant de n’en retenir que la pluralité jouissive. Selon ses propres mots, Karim semble pourtant incapable d’y adhérer autrement que dans cette position de spectateur exalté puis blessé par le tableau des rues, portant les stigmates de la jacquerie exécutée de sang froid par un pouvoir autoritaire. L’effervescence vécue dans les amphithéâtres de l’université de Babez [4] (Al‑Ezzard, un bâtiment signé Oscar Niemeyer, livré en 1974), l’expérience du surgissement fugace d’un bloc dans lequel s’intègre « un cheptel d’egos éparpillés » où « quelque chose de grand est en train de s’écrire », rappelle ces autres pages qui cherchent dans l’éparpillement le partage quotidien mais éphémère, en perpétuelle renégociation, de la vie intime. Dès lors, toutes les issues semblent possibles. Les couloirs de l’université occupée par l’assemblée générale promettent l’émergence d’un autre réel, sanctionné par l’intervention des forces répressives qui, à cet instant, ne sont qu’un ennemi propre à donner une épaisseur légitimante à l’action collective. Pourtant, la présence encore presque bouffonne des islamistes radicaux annonce le tournant mortifère dans lequel sombrent le pays et la ville, et que décrivent les pages suivantes.
Cet « Alger dionysiaque », et en particulier son quartier excentré de Bab el Oued, est étiré et éclaté par la guerre civile que le narrateur doit traverser comme mille pays, enjambant les cadavres et les peurs entassées, lorsqu’il se rend au travail chaque jour de l’année 1995. La ville échoue plus que jamais à se constituer en polis : la banlieue proche est déjà le bled, à 10 kilomètres du centre, et chaque trajet quotidien se transforme en « déplacement de population », en franchissement de barrages, en traversée migratoire. Du quartier universitaire de Babez, théâtre des premiers débats en 1988, à l’Alger intra-muros rattrapée par les attentats en 1995, l’ouvrage est un voyage spatial et temporel à travers la ville qui, de lieu en lieu et d’événement en événement, nous donne à voir l’intensification du conflit. Ses cités catacombes, cités-mouroirs comme la cité Touila en 1992, « cadavre vertical » et « morgue de briques et de broc dont chaque appartement est le tiroir d’un mort prématuré » (p. 167), deviennent le lieu d’enfouissement de tous les espoirs dont 1988 était porteur. Ces pages ne sont pas sans rappeler d’autres épisodes meurtriers, ceux de la guerre d’indépendance et de la « bataille d’Alger ». Enfin, la juxtaposition de ces événements avec la période d’octobre 2003, alors que Karim est devenu père, dessine un horizon qui, après les répressions et confiscations de tous bords, réduit le champ des espérances à « une démocratie rachitique et un centre commercial : un Disneyland cheap et tellement triste […]. United Colors of Décadence » (p. 126).
À l’issue de ces métamorphoses, la ville est elle aussi l’exécutée dont les espérances bigarrées ont cédé la place au kitsch de la consommation, monument d’une paix étouffante, où les voix se sont tues. Le dispositif inventé par Mounia réalise ainsi une image surréaliste où le sens s’élabore dans les interstices et les frottements : du tableau de cette ville chaotique, du « chant d’espérance » qui s’invente dans la consonance de ces voix diverses entendues, on est projeté, sans aucune transition, dans celui de la ville de 2003, où le narrateur lui-même s’est transformé en « consommateur de base » privé de voix, errant dans un monde de néons bariolés privés de vie.