À première vue, une enquête. Une enquête lente et obstinée, réalisée pendant dix années par Sophie Bertran de Balanda, architecte et urbaniste. Le livre s’ouvre sur une liste de « personnages » : serait-ce un récit, une pièce de théâtre, un roman, pour présenter ainsi les protagonistes de l’histoire ? Ni simple enquête, ni récit uniquement ; comme si le dispositif éditorial devait permettre d’aller à la recherche d’un hôtel fantôme. Il n’en reste que trois lettres rouillées, retirées avec la complicité des ouvriers lors de la démolition du bâtiment : H, O et T.
Terrain, récits, spectacle
S’il manque le E et le L de l’enseigne, il manque surtout l’esprit du lieu tel qu’il a été habité, vécu pendant toute sa période d’activité. Un lieu conçu comme une maison, où trouver le réconfort d’une ambiance chaleureuse, pour les personnes liées à l’activité maritime : « Sont gens de mer toutes personnes salariées ou non salariées exerçant une activité professionnelle à bord d’un navire à quel titre que ce soit. Sont marins les gens de mer salariés ou non salariés exerçant une activité liée à l’exploitation du navire [1]. »
Bertran de Balanda, HOT.. Le jardin des gens de mer, histoire d’une disparition, Marseille, Parenthèses, 2021, p. 94-95.
L’autrice se fait guide de cet hôtel qui n’existe plus, en service de 1962 à 2011 au cœur du port pétrolier méditerranéen de Lavéra, dans le golfe de Fos, près de Marseille. Construit dans les années 1960, ce site industriel d’importance européenne dédié au transport et à la raffinerie du pétrole s’est implanté sur une ancienne lagune, entre la Méditerranée et l’étang de Berre. Sur une photo aérienne reproduite dans l’ouvrage (figure 5), on voit l’hôtel sur un terrain aride et inhospitalier parcouru d’oléoducs et de tuyaux à perte de vue, à proximité des navires pétroliers en cours de déchargement ou de manœuvre. L’explosion de l’usine AZF en 2001 à Toulouse a engendré la prise de conscience brutale du danger encouru par des activités de services d’hôtellerie-restauration sur de tels sites, et l’établissement a fermé en 2003, en vue de sa démolition. L’autrice, qui raconte la dernière nuit de l’hôtel, se souvient avec émotion de l’inconscience et de la légèreté avec lesquelles il bouillonnait d’activité et de vie, et du soudain retour à la réalité, comme un désenchantement.
Pour elle, l’existence d’un tel lieu ne doit pas tomber dans l’oubli. Elle perçoit une urgence dans la collecte des souvenirs : « après il sera trop tard » (p. 180). À partir de traces, d’indices, de discussions, s’appuyant sur une grande richesse iconographique (cartographies, plans d’architecte, cartes postales, coupures de journaux, lettres, photographies, dessins, etc.), elle parvient à reconstituer de manière subjective une mémoire collective, qu’elle glane autour de ce lieu disparu.
Bertran de Balanda, HOT.. Le jardin des gens de mer, histoire d’une disparition, Marseille, Parenthèses, 2021, p. 36-37.
Sa posture n’est pas sans rappeler la méthodologie d’observation et d’analyse des sites de projets, enseignée dans les écoles de paysage [2]. La pratique multiforme du terrain (visites, arpentage, dessin, entretiens…), associée à une connaissance fine des enjeux et des caractéristiques du site (géographiques, pédologiques, botaniques, écologiques, sociales, historiques…), est poussée à son comble, poursuivie jusqu’à l’épuisement, pendant une dizaine d’années, par d’incessants retours.
Peut-on connaître assez un lieu ? Où et quand s’arrête le temps de l’enquête ? Est-il potentiellement infini ? La durée de son travail amène la narratrice à devenir membre de cette famille des gens de mer et à y développer un attachement personnel. Quitte-t-elle pour autant sa posture initiale d’architecte-urbaniste ? Glisse-t-elle vers une appartenance au lieu, à la façon de l’ethnologue qui, année après année sur son terrain, devient dans le groupe qu’il étudie « l’un des leurs », parlant la langue locale, comprenant les coutumes ?
Sophie Bertran de Balanda transmet la multiplicité des expériences de cet hôtel. Approche historique et technique d’abord, à travers le récit de la construction du bâtiment en même temps que le développement tentaculaire d’infrastructures portuaires d’importance internationale. Ensuite, les témoignages retranscrits permettent d’évoquer un souvenir d’enfance, une rencontre amoureuse ou la mémoire des odeurs, qui reviennent en filigrane à plusieurs endroits du récit.
Bertran de Balanda, HOT.. Le jardin des gens de mer, histoire d’une disparition, Marseille, Parenthèses, 2021, p. 52-53.
Dans la diversité des témoignages, celui du critique d’architecture Dominique Machabert (p. 126), témoin du point de bascule de la disparition de l’hôtel, est éloquent. Il parle d’un « lieu [qui] sent déjà sa ruine prochaine », comme en attente, encore là mais déjà décombre : « le vestige dormait ». L’autrice réveille les hôtes passés dans leur étonnante diversité (marins de toutes nationalités, ouvriers, constructeurs, enfants et famille des exploitants et salariés de l’hôtel, amants, équipes de tournages de films…).
L’ouvrage adopte une chronologie non linéaire des événements, faite de retours en arrière et d’ellipses temporelles, mais qui permet in fine de dresser une image complète de l’histoire du lieu.
L’abandon du bâtiment après sa fermeture en 2003, les présences qui l’habitent jusqu’à sa démolition en 2011, sont racontés en détail. Chaque étape fait l’objet d’explorations et de descriptions nourries du vocabulaire cinématographique : séquences, scénario, film muet, plans, drame. Voir la démolition comme un spectacle, cela évoque la théâtralisation grandiloquente du chantier de la place Napoléon, à La Roche-sur-Yon, par le paysagiste Alexandre Chemetoff [3]. La destruction participe à la mise en récit du projet, allant jusqu’à le justifier. La beauté d’un chantier se dégage des sensations qui l’accompagnent : fumée, brouhaha, bruits mécaniques, odeurs de plâtre et de ferraille, grillages de mise à distance séparant la scène du spectateur.
Entre friche et jardin
On entre dans l’ouvrage par immersion. Après une succession d’images pleine page, les éléments sont amenés un à un, sans vision d’ensemble. On découvre le sujet sous différents angles. Cette forme, qui peut sembler brouiller le propos, évoque celle de la friche elle-même : un entremêlement qui a sa logique propre, à laquelle on peut rester étranger. On ne cherche pas à l’ordonner, elle est vue telle qu’elle est, dans sa complexité spatiale et temporelle. Le livre est une belle tentative de transcrire la dynamique et la complexité d’un lieu.
Bertran de Balanda, HOT.. Le jardin des gens de mer, histoire d’une disparition, Marseille, Parenthèses, 2021, p. 6-7.
Sa vision de la friche urbaine se rapproche de celle du photographe Myr Muratet, dont le travail fait l’objet de l’exposition La Nature des friches, présentée en 2024 par le CAUE 74 [4]. Ces images, réalisées pour illustrer une Flore des friches urbaines, montrent les végétaux pour eux-mêmes, mais comportent aussi des plans larges contextualisés qui n’ignorent pas la présence des humains dans ces lieux. L’exposition comme le livre nous amènent à observer et penser les formes libres d’appropriation de l’espace par les êtres vivants : humains, animaux et plantes. Bertran de Balanda décrit la période de squat et de dégradations de l’intérieur de l’hôtel, ou encore la présence de cinquante chats dont la vie dépend de la présence-absence de ceux qui viennent les nourrir. Myr Muratet, quant à lui, photographie des canettes aplaties, les voussures d’acacias surplombant les rails abandonnés de la petite ceinture parisienne, ou une chaise en plastique gisant sur une mer de lierre.
Sophie Bertran de Balanda n’hésite pas à nommer ces lieux « jardins ». Le mot incarne le mouvement jamais interrompu, mais aussi la beauté que l’on peut y déceler. Le jardin, tel qu’elle le décrit, ne se voit que si l’on s’arrête, le temps du dessin ou de l’observation. C’est dans la reconnaissance du lieu que naît l’envie d’appeler jardin ce qui est une friche, mais aussi dans des formes d’appropriation. Par le geste simple, un jour, de venir jeter à la volée les graines d’un sachet de « prairie fleurie », elle rend en effet le lieu jardiné. La poésie de ce geste est aussi celle du réalisateur anglais Derek Jarman, qui dans son dernier jardin, sur la grève sableuse d’un paysage industriel et littoral, plante, sème, récolte les bois flottés, les coquillages et les objets rouillés. Cette démarche atteste un rapport au temps conscient de sa propre mort et la vie cyclique et donc immortelle du jardin : « Ô Paradis, mon jardin, paré de lumière, tu te dissous dans la nuit [5] ».
Habitabilité et rapport au risque
Ce récit porté par un attachement personnel questionne par son penchant parfois trop sentimental : « J’attends quelque chose, tout est fini mais j’attends encore quelque chose, un signe pour lâcher prise » (p. 176). L’ouvrage suggère une appropriation très personnelle au lecteur, qui peut s’accrocher à ce qui lui parle le plus, nourrir sa perception face au lieu dépeint. Mais l’équilibre fragile entre l’amour du lieu de l’autrice et la bascule vers des éléments trop intimes est par endroits rompu, ce qui peut gêner la lecture.
L’autrice propose un livre en mouvement, et s’appuie pour cela sur la figure de la friche, appelée aussi jardin de l’extrême, qui poursuit inexorablement sa métamorphose. Le chapitre d’ouverture nommé « À la fin, le jardin » donne le ton de la forme cyclique, inachevée car inachevable, du propos – à l’image du libre jardin qu’est la friche, ainsi que de la chronologie des témoignages, faite de sauts dans le temps. Par une attention sans cesse renouvelée aux métamorphoses du lieu, elle tire le récit vers une forme non figée, laisse imaginer un devenir.
Enfin, l’ouvrage donne à réfléchir sur notre rapport aux risques industriels, sur notre capacité à habiter le monde dont on hérite. Existe-t-il des lieux inhabitables, impropres à la vie humaine, à jamais ? Qui ne l’ont jamais été, si ce n’est dans cette bulle d’innocence de la seconde partie du XXe siècle qui a permis à des générations de clients de l’hôtel de trouver le sommeil dans des draps blancs, endormis tranquillement à l’intérieur d’un explosif ? Dans un lieu où la prégnance des odeurs de pétrole et la surenchère des panneaux de danger et d’interdiction étaient un décor habituel ne suscitant plus qu’indifférence, comme une attraction fantôme qui ne ferait plus peur à personne.
Bertran de Balanda, HOT.. Le jardin des gens de mer, histoire d’une disparition, Marseille, Parenthèses, 2021, p. 119.
Dans son film La Mer du milieu, le réalisateur Jean-Marc Chapoulie, avec espièglerie, tourne soudain la caméra pour filmer à l’envers : la ville prend la forme d’un tas de gravats collé au ciel, d’un nuage menaçant, gris et anguleux, prêt à nous tomber sur la tête. Si pendant des siècles les hommes ont construit la ville sur la ville, la tâche aujourd’hui consiste à reconstruire le sol sous la ville, condition d’une possible habitabilité future pour ces paysages de l’extrême, avec comme condition première l’acceptation politique de temporalités de projets de long terme.
Bibliographie et références citées
- Vidéo de la mise en scène du démarrage du chantier de la place Napoléon, à La Roche-sur-Yon, 2012.
- Exposition du CAUE 74 : La Nature des friches, avril-septembre 2024 au CAUE 74, Annecy, puis itinérante dans d’autres CAUE en France.
- Muratet, A., Muratet, M. et Pellaton, M. 2022. Flore des friches urbaines, Dijon, Les Presses du Réel.
- Jarman, D. 2012 [1995]. Un dernier jardin, Paris : Thames & Hudson, p. 44.
- Citation extraite de la prise de parole de Bertrand Vignal, paysagiste associé de l’agence Baseland (section de la vidéo de 14’25 à 34’17) sur le projet d’urbanisme et paysage de la vallée de la Chimie de l’agence Baseland, lors de la journée d’information organisée par le CAUE 92 en 2022, « Reconnaître les sols urbains ».
- La Mer du milieu, film du réalisateur Jean-Marc Chapoulie, 70’, 2019.
Pour aller plus loin
- Les Cahiers de l’École de Blois, « Paysages futurs », n° 21, 2023, Éditions La Villette.
- Hérédia, G. et Guillaume, B. 2021. Terrains vagues, Marseille : Le port a jauni, poèmes.
- Clément, G. 2012. Manifeste du tiers paysage, Paris : Sens & Tonka, 2012.
- Yoors, J. 2011. Tsiganes, Paris : Libretto [première édition : Stock, 1968].
… pour l’immersion ethnographique autodidacte, pendant la durée d’une vie entière.