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Vers un habiter écologique en Chine ?

Éclairages au regard d’une ville nouvelle de Shanghai

Au-delà des discours officiels sur le tournant écologique de l’urbanisme en Chine, quelle est sa portée réelle dans les projets mis en œuvre et dans les pratiques habitantes ? Martin Minost éclaire ces enjeux au regard du quartier de Thames Town, à Shanghai.

Les préoccupations écologiques s’affichent depuis le milieu des années 2000 dans les politiques chinoises d’urbanisation. Dans la vague du concept politique de « civilisation écologique » introduit par le président Hu Jintao en 2006 et de l’exposition universelle de 2010 de Shanghai, au slogan « Better City, Better Life », les « éco-villes » à la chinoise ont remplacé les reproductions de modèles architecturaux étrangers comme nouvelle mode constructive de l’urbanisme. La rhétorique puise dans les références traditionnelles pour proposer une voie chinoise, posée en alternative au modèle occidental, jugé responsable des dérèglements climatiques contemporains (Gaffric et Heurtebise 2017).

Cette inflexion du discours traduit les ambitions de la Chine de se positionner sur la scène internationale comme leader de la transition écologique. Mais malgré les ajustements dans la gouvernance et l’ampleur de la communication sur les programmes des promoteurs, les projets font l’objet d’importantes critiques qui en dénoncent le greenwashing et la difficulté, voire l’impossibilité à les livrer, comme pour les éco-cités de Dongtan, sur l’île de Chongming à Shanghai, et de Tianjin (Obringer 2009, Ren 2012, Sze 2015, Curien 2016, Romano 2017).

Peu de recherches abordent les réalisations à la qualité environnementale reconnue, comme des ensembles résidentiels de grande envergure, au-delà des opérations isolées (Dubrau et Li 2010, Ged et Le Carrer 2022). Ce sont des éléments ayant trait aux projets proprement dits qui ont retenu l’attention : l’architecte et sa pratique engagée, l’opération, les matériaux et les ressources utilisés, leur efficacité ou adéquation environnementale ou encore les relations entre acteurs de la fabrique urbaine freinant leur réalisation. La question des usages, de la réception de tels espaces par les habitants, leur appropriation des dispositifs spatiaux, de l’architecture ou même du discours écologique associé a largement été éclipsée.

Cet article propose de l’aborder au regard du quartier Thames Town, à une quarantaine de kilomètres du centre historique de Shanghai, dans la ville nouvelle de Songjiang. Celle-ci est sortie de terre entre 2002 et 2006 dans le cadre du programme One City, Nine Towns de construction de dix villes nouvelles autour de Shanghai (figure 1). Thames Town est un quartier résidentiel de grandes villas, de maisons de ville et d’appartements en immeubles de petits et moyens collectifs, majoritairement habité par des foyers de classes moyennes et supérieures. Il n’appartient pas à la phase d’urbanisme caractérisée par des thématiques écologiques et sa reproduction de styles architecturaux britanniques le range plutôt dans la phase d’imitation des modèles étrangers, comme pour les autres villes nouvelles du programme. Néanmoins, les différents acteurs impliqués dans sa production matérielle et symbolique l’inscrivent dans des considérations écologiques. Cela fait écho à d’autres villes de One City, Nine Towns, valorisées par les promoteurs et les instances de gouvernance (arrondissement, municipalité et leurs équivalents dans l’appareil du Parti communiste chinois) pour leur qualité environnementale. À Anting, le quartier de style allemand est présenté comme étant « bas carbone ». L’île de Chongming devait accueillir un quartier de style écologique dans le bourg de Chenjia (Wang et Mo 2019). Les opérations du programme comprenaient ou ont intégré au cours de leur développement les prémices d’un tournant écologique de l’urbanisme chinois.

Serait-ce le signe d’une intégration des préoccupations environnementales dans les modes d’habiter, tant par les acteurs économiques et politiques de la fabrique urbaine que par les habitants ? Cet article s’appuie sur une enquête ethnographique menée pendant l’équivalent de deux ans au total, entre 2011 et 2016. Il interroge les manières de produire la ville et de l’habiter à travers l’analyse des stratégies de promotion urbaine, des représentations et des pratiques quotidiennes.

Figure 1. Les villes du programme One City, Nine Towns dans la municipalité de Shanghai

Réalisation : M. Minost, 2023.

Une étape dans les orientations écologiques contemporaines de l’urbanisme chinois ? Thames Town, entre verdisation résidentielle et intégration limitée des préoccupations environnementales

Dès le début de sa construction et des campagnes de promotion, Thames Town, au-delà de son identification à une petite ville anglaise, est valorisée pour ses qualités environnementales. L’arrondissement de Songjiang est régulièrement présenté par ses promoteurs comme le « jardin » de Shanghai, en raison des nombreuses « ressources naturelles » et des espaces verts de loisirs construits depuis les années 1990, tels que le jardin botanique de Chenshan, le parc national forestier de Sheshan ou le parc aux sculptures de Shanghai.

La rhétorique de « l’espace vert » se retrouve dans certains titres et récompenses officielles qu’ont obtenus le quartier et la ville nouvelle. Le modèle de la cité-jardin, développé par l’urbaniste Ebenezer Howard au tournant du XXe siècle, a servi d’inspiration aux villes nouvelles du programme, dans la relation avec la ville-centre de Shanghai et avec les espaces ruraux du territoire métropolitain. Songjiang est ainsi lauréate de distinctions valorisant sa qualité de « cité-jardin » (Sous-arrondissement de Fangsong 2012) : le prix international de la cité-jardin [1] (guoji huayuan chengshi) ou encore le prix national de la ville modèle pour la végétalisation et celui de la ville ou arrondissement à l’aménagement paysager d’exception (quanguo yuanlin lvhua xianjin chengqu).

Mais ces différents prix, décernés par des instances étatiques, révèlent une verdisation de l’urbanisme qui s’éloigne du modèle d’Howard. La traduction initiale de la notion de cité-jardin, tianyuan chengshi, renvoie à l’agriculture (tian signifie le champ cultivé) et au jardin (yuan), donc à l’intégration des espaces ruraux et urbains. La désignation mobilisée dans les prix insiste plutôt sur le végétal et le naturel du jardin : hua signifie la fleur et lin la forêt. De plus, si la construction d’une voie chinoise de la transition écologique passe par une mutation lexicale, elle semble se limiter au discours promotionnel et à l’ambition d’attirer du public sans inclure de constructions réellement efficaces dans le cas des opérations résidentielles (Ren 2012, Romano 2017).

À la fin des années 2000, les livrets édités par l’entreprise de construction et de promotion du quartier à destination des potentiels acquéreurs font état d’un quartier composé à près de 75 % « d’espaces verts », correspondant, comme dans les sociétés occidentales, à des terrains non bâtis, souvent artificialisés et végétalisés (Perrin 2010). Mais pour l’essentiel, ils ne forment pas des espaces publics partagés à l’échelle du quartier, au-delà du parvis de l’église, des squares, des promenades plantées, des abords des canaux et du lac. Il s’agit surtout des jardins privés ou semi-privés des résidences et des nombreuses maisons individuelles ou mitoyennes que compte le quartier (figure 2).

Figure 2. Ruelle de la zone résidentielle privée de Windsor Island, à Thames Town

Photo : M. Minost, 2011.

Le « bon environnement » de Thames Town : des préoccupations écologiques ciblées pour les habitants

L’atmosphère anglaise du quartier, pourtant largement mise en avant par le promoteur, reste marginale dans le récit des habitants. Ces derniers valorisent plutôt le « bon environnement » du quartier pour justifier leur installation. Dans leurs descriptions, il renvoie certes à un ordre naturel : l’air est plus frais à Thames Town, il y a plus d’espaces verts et moins de pollution. Une habitante dit apprécier son nouvel espace de vie, car elle peut voir le ciel et se promener au bord de l’eau grâce au lac et au réseau de canaux.

Toutefois, la démarche des habitants est principalement motivée par une mise à distance des obligations sociales pesant précédemment sur leur quotidien dans la ville-centre de Shanghai, où ils habitaient souvent. Le « bon environnement » a une valeur surtout sociale dans leur discours. L’installation à Thames Town est motivée par la volonté de s’émanciper d’un cadre social dominé par une idéologie carriériste. Bien des interlocuteurs disent qu’ils peuvent « profiter de la vie ». Le quartier est ainsi plus volontiers comparé à la ville-centre que caractérisé par ses qualités environnementales intrinsèques. C’est ainsi qu’on peut comprendre la qualification fréquente du quartier comme plus calme, tranquille et sûr, une résidente évoquant « un havre de paix dans un océan de bruit », pour signifier l’éloignement du tumulte urbain.

La perception qu’ont les habitants de Thames Town de l’environnement reste éloignée d’un rapport à la nature et aux écosystèmes. Elle ne semble pas traduire d’ambition écologique ni de transformation des modes de vie. Peuvent toutefois s’observer des pratiques quotidiennes qui portent en elles le « germe » (Faburel et Girault 2015, Faburel 2015) de préoccupations environnementales. Des pratiques de maîtrise des sources d’approvisionnement de certains produits et aliments ou même de réalisation de potagers – très répandue chez les propriétaires – marquent une forte aspiration à une meilleure consommation dans une société régulièrement secouée par des scandales alimentaires. Ainsi, de nombreux habitants font pousser leurs propres légumes, fruits ou feuilles de thé dans leur jardin. Dans la zone de Leeds Garden, singulière car elle ne dispose que d’espaces verts partagés, sans barrière entre les maisons individuelles et sans jardin privé, les habitants demandent des dérogations à l’administration du quartier pour cultiver les portions attenantes à leur propriété. Outre la culture de son jardin, un habitant en particulier met un point d’honneur à connaître la provenance de certains aliments, allant pêcher lui-même des crevettes ou choisir les œufs chez le producteur. Il s’associe également à deux familles pour acheter un cochon, sélectionné dans une ferme de l’arrondissement et s’en partager les morceaux.

Figure 3. Un plant de tomate du jardin d’une maison mitoyenne de Kensington Garden

Photo : M. Minost, 2013.

De telles activités ne rentrent pas dans un ensemble intégré de pratiques qui couvriraient tous les champs concernés par un mode d’habiter écologique. Si les habitants de Thames Town ont une conscience environnementale aiguë dans le domaine alimentaire, il n’en est pas de même par exemple en matière de mobilité, où ils favorisent l’usage de la voiture. Trop isolées, ces activités n’engendrent pas de réflexions collectives quant aux espaces partagés du quartier.

Des mutations à petits pas des modèles urbanistiques et des pratiques habitantes ?

La pénétration des représentations et des discours écologiques, ainsi que la prise en compte des préoccupations environnementales au quotidien sont indéniables en Chine. Du côté des habitants, à en juger par l’exemple de Thames Town, qui n’est certes pas un écoquartier, un tournant semble à l’œuvre, du moins parmi les populations de classes moyennes et supérieures qui y résident. Certaines pratiques du quotidien traduisent les aspirations des habitants à une meilleure maîtrise de leur consommation et à la qualité de leur environnement de vie. Toutefois, dans le cas d’une zone résidentielle dans une ville nouvelle de la municipalité de Shanghai, ces aspirations habitantes ne s’inscrivent pas dans un projet collectif, une ambition commune, motivée et mobilisée par une posture résolument engagée sur les questions écologiques. L’installation dans le quartier ne représente pas la volonté d’un changement radical des comportements quotidiens selon une pensée écologique. Les préoccupations environnementales restent secondaires – par quelques gestes isolés – face à la prégnance de valeurs matérialistes et individualistes qui dominent la constitution du confort privé domestique.

Depuis le milieu des années 2000 et tout au long des années 2010, le nombre d’écoquartiers et de constructions labellisées comme écologiques ou « vertes » (Dubrau et Li 2010), s’appuyant sur le pari technologique comme modèle de développement durable, a explosé en Chine, en parallèle de réalisations architecturales plus écoresponsables (Ged et Le Carrer 2022). En Chine, la dimension écologique de l’urbanisme s’affirme ainsi à travers des espaces et des projets contrastés, urbains comme ruraux, invitant à envisager des pratiques individuelles et, éventuellement, des modes d’habiter plus imprégnés de préoccupations environnementales.

Bibliographie

  • Curien, R. 2016. « L’éco-cité de Tianjin : innovations et limites d’une conception sino-singapourienne d’une ville durable », Métropolitiques, 30 mars 2016.
  • Dubrau, C. et Li, X. (dir.). 2010. Contemporary Green Buildings in China. Art and Architecture for Sustainability 2000-2020, Berlin : DOM Publishers.
  • Faburel, G. 2015. « Les éco-quartiers comme construction infrapolitique d’un habiter. Expériences sensibles et paysagères, modes de vie et valeurs socio-environnementales », Développement durable et territoires, vol. 6, n° 2.
  • Faburel, G. et Girault, M. 2015. « L’habiter de certains éco-quartiers. Vers de nouveaux communs par une “infrapolitique” ? », Socio-anthropologie, n° 32, p. 103-121.
  • Gaffric, G. et Heurtebise, J.-Y. 2017. « Eco-orientalisme et “civilisation écologique” : entre mythologie académique et construction politique », in J.-P. Maréchal (dir.), La Chine face au mur de l’environnement ?, Paris : CNRS Éditions, p. 175-194.
  • Ged, F. et Le Carrer, H. 2022. Architectures en Chine aujourd’hui. Démarches écoresponsables, Plaissan : Éditions Museo.
  • Minost, M. 2018. « Vivre à l’anglaise… à Shanghai ? Mobilités vécues et mobilités imaginées des résidents de Thames Town », in C. Barrère et C. Rozenholc (dir.), Les Lieux de mobilité en question. Acteurs, enjeux, formes, situations, Paris : Karthala, p. 66-86.
  • Obringer, F. 2009. « Les écovilles en Chine. Du rêve nécessaire à la réalité marchande », Mouvements, n° 60, p. 29-36.
  • Perrin, J.-B. 2010 [1988]. « Espace vert », in P. Merlin et F. Choay (dir.), Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris : PUF, p. 319-323.
  • Ren, X. 2012. « “Green” as Spectacle in China », Journal of International Affairs, vol. 65, n° 2, p. 19-30.
  • Romano, G. 2017. « La “ville verte” en Chine : entre “enclaves écologiques” et zones “presque bas carbone” », in J.-P. Maréchal (dir.), La Chine face au mur de l’environnement, Paris : CNRS Éditions, p. 223-239.
  • Sze, J. 2015. Fantasy Islands. Chinese Dream and Ecological Fears in an Age of Climate Crisis, Oakland : University of California Press.
  • Wang, Z. et Mo, T. 2019. Shanghai ‘yi cheng, jiu zhen’ kongjian jiegou ji xingtai leixing yanjiu [Research on the Spatial Structures and Morphological Types of Shanghai’s’One City, Nine Towns], Shanghai : Tongji University Press.

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Pour citer cet article :

Martin Minost, « Vers un habiter écologique en Chine ?. Éclairages au regard d’une ville nouvelle de Shanghai », Métropolitiques, 4 mars 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Vers-un-habiter-ecologique-en-Chine-2009.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2009

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