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Émancipation et résilience : les jardins à l’épreuve des crises

À travers l’exemple de la ville d’Alès, l’anthropologue Damien Deville interroge la façon dont les pratiques jardinières peuvent refléter les transformations des villes moyennes en déshérence.

Recensé : Damien Deville, La Société jardinière, Paris, Le Pommier, « Symbiose », 2023, 164 p.

Là où les Cévennes embrasent l’imaginaire, Alès, ville moyenne du département du Gard en décroissance, à la fois étrange et insaisissable, demeure une énigme que tente de décrypter le géographe et anthropologue de la nature Damien Deville dans son nouvel ouvrage. La Société jardinière (Le Pommier, 2023) est un court essai composé de cinq chapitres s’adressant à un public large. Le ton employé par l’auteur est personnel, le lecteur est invité à le suivre dans cette ville de 44 000 habitants qui porte les stigmates de son passé : « les héros des temps passés, les femmes du fil, le textile, les hommes du charbon, les mineurs, les hommes du feu, la chaudronnerie, ont vu leurs activités brusquement s’arrêter après la Seconde Guerre mondiale » (p. 56). Partant du constat que la « capitale des Cévennes » a perdu tout lien avec son territoire, l’auteur s’attache à observer ce qui se trame dans ses jardins potagers. Car, selon l’auteur, « ce qui se déroule en leur sein permet d’envisager autrement la ville d’Alès et, plus généralement, le futur des territoires » (p. 22).

Les villes moyennes à l’honneur

Considérer une ville moyenne en déshérence est un choix assumé, presque militant, face à des études géographiques qui s’attachent davantage aux dynamiques des métropoles. Selon Damien Deville, ce type de villes, pourtant nombreuses en France, sont les grandes oubliées des politiques urbaines majeures, alors même que leur échelle intermédiaire permettrait de les relier aux territoires environnants et de développer la connaissance de ses voisins.

Les villes petites et moyennes constituent un vestige de la diversité territoriale, appréciée dans l’imaginaire collectif mais néanmoins en danger. Renouer avec [elles] devient, à mon sens, un enjeu majeur de la justice territoriale mais également de la mise en avant de la diversité des paysages et de leurs habitants » (p. 11).

L’auteur revendique un retour aux sources de la pratique géographique monographique par une immersion nécessaire à l’observation, à la rencontre, à l’imprégnation, afin de mieux saisir les contours du lieu étudié, de comprendre ses dynamiques propres et les décrypter. Son ouvrage donne également la parole à l’anthropologue qu’il est, parti à la rencontre des Alésiens qui peuplent et transforment les lieux, pour transcrire leurs récits, leurs parcours de vie et leurs relations singulières avec leurs jardins, et plus largement avec le territoire cévenol. Des illustrations en noir et blanc de Marine Gauvain et Aurélie El Aïdouni, essaimées au fil des pages, ont été dessinées à partir des prises de vues de l’auteur. Elles accompagnent les descriptions poétiques et imagées des jardins alésiens. Sont-elles l’expression du dessin en géographie que l’auteur évoque dans son dernier chapitre ? « Par le dessin, le territoire n’était pas seulement décrit, il dialoguait avec celui qui l’observerait et déchiffrait ce qui se noue lorsqu’une personne se laisse traverser par un lieu » (p. 143). Cette ode à l’observation lente, à la cartographie, à la retranscription du monde par le dessin et à la poésie donne envie au lecteur d’en voir un peu plus et fait regretter la parcimonie avec laquelle l’ouvrage est illustré.

Figure 1. Le jardin de Baba au chemin des Sports. Prise de vue par Damien Deville, illustration graphique par Aurélie El Aïdouni

D. Deville, La Société jardinière, Paris, Le Pommier, « Symbiose », 2023, p. 100.

Cultiver son jardin

Partant de l’engouement récent pour l’agriculture urbaine, l’auteur explore le monde des jardins ; pas celui des néopaysans que l’on voit apparaître au sein de certaines villes ou des classes aisées en mal de nature, mais celui des jardins ouvriers, lieux de subsistance des populations les plus précaires. De l’histoire des jardins familiaux fondés par l’abbé Lemire au XIXe siècle à l’histoire des jardins potagers d’Alès, Damien Deville pousse la porte confidentielle des parcelles cultivées du chemin des Sports, situées dans la plaine inondable du Gardon. Un lieu caché et mystérieux, en marge de la ville et de la société, où des jardins informels s’élèvent comme des bastions contre la précarité, résistants contre l’histoire traumatisante d’une ville effondrée et délaissée qui a emporté dans son déclin une partie de sa population fragilisée. À travers les histoires singulières relatées par l’auteur se dessine un récit commun de survie, de résilience, de réparation des corps et des âmes, de libération au travers de la pratique du jardinage propre à ces lieux. À l’image de radeaux luxuriants traversant crises et tempêtes, ils constituent une planche de salut, une sorte de paradis retrouvé [1]. Le jardin, ce morceau de terre cultivé porteur de symboles et de mythes féconds, choyé par le jardinier, lui permet une reconnexion à la terre et au monde dans une société vivant à 90 % dans des espaces « urbanisés ». « J’aime à penser qu’ils sont des endroits où l’humain a mis, de tout temps, le meilleur et le plus beau de son époque » (p. 9).

Selon l’auteur, les jardins constituent des supports d’apprentissage d’un autre quotidien. Les jardiniers développent des compétences professionnelles tout en arrondissant leurs fins de mois, ils se structurent, se définissent à travers cette activité et recouvrent une certaine maîtrise de leur vie. La pratique du jardinage œuvre pour une meilleure sécurité alimentaire [2] et permet « la structuration de filières informelles créant des échanges marchands dans les quartiers de la ville » (p. 14), hors des circuits classiques. Si les jardins ne sont pas une réelle solution pour sortir complètement de la précarité, ils « ouvrent une brèche dans la fabrique libérale de la ville » et deviennent des lieux d’émancipation puissants : ils offrent des outils, retissent les liens brisés, initient un nouveau récit urbain.

Ces pratiques observées par l’auteur à Alès font écho à l’histoire de l’émergence des jardins ouvriers au XIXe siècle, dans une Europe qui s’industrialise massivement. Ces derniers permettent de combler une brèche dans la rupture profonde qui s’opère entre humains et non humains, le déracinement initié par l’exode rural.

Vers une société jardinière, militer pour une écologie relationnelle

Damien Deville observe à Alès une rupture entre la ville et son territoire, en miroir des jardiniers précaires qui sont en rupture avec la société. Quand l’économie locale s’est effondrée, comment faire face, comment survivre ? La thèse de l’auteur porte sur ce qu’il appelle une « écologie de la précarité » (p. 13). Les jardins constituent des lieux de sociabilité dans une ville entièrement remaniée dans les années 1960 qui en fait désormais cruellement défaut. Leur « reterrestrialisation [3] » permet de créer une communauté, et plus largement de faire société tout en s’appropriant leur environnement. Le jardin permet de faire lien et de retrouver du sens. « À travers le travail de la terre, celles et ceux qui jardinent deviennent attentifs au vivant sous toutes ses formes, notamment sauvage [4]. » Il permet la coexistence d’une diversité reconnue, cultivée et respectée, qui, portée à une échelle plus grande permettrait de développer les potentiels d’un territoire dans sa singularité. Les jardins sont « à la croisée d’enjeux écologiques, sociaux, économiques et politiques […], renseignant de nouvelles manières de faire urbanité » (p. 8).

Le parcours de l’auteur et ses champs d’intérêt et de recherche permettent d’éclairer son positionnement dans cet ouvrage. D’origine franco-burkinabé, avec son double point de vue de géographe et d’anthropologue de la nature, Damien Deville mobilise la pluralité de ses centres d’intérêt qu’il mêle à ses explorations attentives du monde : entre ses observations à l’étranger et les pratiques occidentales, entre les territoires et les êtres vivants, entre humains et non-humains, pour finalement remettre en question l’anthropocentrisme à l’occidentale, avec un enthousiasme et un militantisme optimiste, ce que le lecteur ressent en filigrane. Influencé par les travaux de Philippe Descola et d’Anna Tsing, il centre ses réflexions sur ce qui fait lien, en mettant sur le devant de la scène la relation à l’autre pour dépasser les clivages et la dualité nature-culture qui imprègne les sociétés occidentales, considérant que cette rupture relationnelle est l’un des fondements de l’effondrement de la biodiversité que l’on observe actuellement. Il esquisse ainsi les contours d’une « écologie relationnelle » qui permettrait de rebâtir un monde fondé sur la diversité des territoires, les relations et la complexité face à l’uniformisation du monde et des sociétés [5].

Se réapproprier les lieux, faire lien, ressentir individuellement comme collectivement un pouvoir d’agir, trouver dans chaque expérience de vie une capacité à sentir le monde et à se définir par rapport à celui-ci, voilà peut-être la plus belle politique à construire (p. 133).

Cet ouvrage centré sur le cas particulier des jardiniers d’Alès montre comment le quotidien et les petites choses peuvent tisser de l’universel et amener le lecteur à s’interroger sur sa condition en tant qu’humain et le rapport qu’il entretient avec son environnement. Ce « laboratoire d’un monde possible » donne envie de savoir si ces trajectoires et dynamiques à l’œuvre à Alès se retrouvent ailleurs, de comprendre ce qui se passe dans les villes que l’on fréquente, en bas de chez soi. Situé entre le récit et l’essai, La Société jardinière peut constituer une introduction accessible à des notions de politiques territoriales, d’urbanisme, de géographie et d’anthropologie en ouvrant un champ de référence vers des lectures plus poussées sur ces sujets.

Bibliographie

  • Barridon, M. 1998. Les Jardins. Paysagistes – Jardiniers – Poètes, Paris : Robert Laffont.
  • Descola, P. 2015. Par-delà nature et culture, Paris : Gallimard.
  • Deville, D. et Spielewoy, P. 2020. Toutes les couleurs de la Terre, Paris : Éditions Tana.
  • Lowenhaupt Tsing, A. 2017. Le Champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris : La Découverte.
  • More, T. 1987. L’Utopie, Paris : Flammarion.
  • Paddeu, F. 2021. Sous les pavés la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris : Éditions du Seuil, « Anthropocène ».
  • Rosenstiehl, A. et SOA. 2018. Capital agricole. Chantiers pour une ville cultivée, Paris : Pavillon de l’Arsenal.
  • Stevenson, R. L. 1991. Voyage avec un âne dans les Cévennes, Paris : Flammarion.

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Pour citer cet article :

Loïe Jacotey, « Émancipation et résilience : les jardins à l’épreuve des crises », Métropolitiques, 18 novembre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Emancipation-et-resilience-les-jardins-a-l-epreuve-des-crises.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2100

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